Paul, Vincent, je suis invité par Pablo Servigne à rédiger une recension de votre essai « Comment sauver le genre humain » dans le magazine Yggdrasil (« Yggdrasil, effondrement & renouveau« ).
Servigne n’a jamais caché ses sources d’inspiration anarchistes, même s’il a toujours l’intelligence d’être assez indirect dans ses interventions et de se distancier face à des théories extrêmes : Ici il fait parler Kropotkine… L’Etat, ça a tout détruit dans la violence, les gildes, etc. Kropotkine : si on détruit l’Etat, l’entraide va revenir spontanément. (ça ce sont les courants anarchistes)
Mais dans Comment tout peut s’effondrer, Servigne & Stevens évoquent déjà le rôle que pourrait jouer l’Etat, à partir des expériences des économies de guerre UK et US (p. 235 et suivantes) : « lorsqu’on s’organise dans un but commun, il est possible de faire vite et de voir grand ».
Au passage ça me donne l’occasion de relire votre excellent essai, qui referme méthodiquement un nombre important de portes considérées comme des impasses, et réouvre des portes oubliées pour défendre l’idée d’un Etat planificateur réactualisé, à partir de qui, quand et où nous sommes, nous les humains, tels que nous sommes. J’ai déjà le texte en tête mais intuitivement, je vois là une célébration du pragmatisme et de l’empirisme anglo-saxon, le célèbre esprit d’optimisme et de débrouillardise américain : « Bon nous sommes en panne, on a : une boîte à outils, un démonte-pneu, des chewing-gums, une vieille clef à molette… comment est-ce qu’on repart dans la bonne direction ? »
Cet esprit qui a sauvé 3 astronautes de retour de la Lune, dont le système de conditionnement d’air était en panne.
Pas d’Homme Nouveau, pas de révolution, pas de fermeture des marchés, pas de mise à bas de l’Etat, pas d’abandon de la technologie, pas de grande Utopie… on fait avec les moyens du bord.
Un esprit anglo-saxon qui se lie avec la tradition de la planification et de la prospective française, le Commissariat au Plan (l’esprit de classification et d’idéalisation français, le jacobinisme ?).
Un esprit qui tient compte de ce qu’est la pensée occidentale.
Une proposition enracinée dans le terreau tel qu’il est donc, et pas hors sol.
Il y là quelque chose qui pointe dans une direction intéressante que je rejoins totalement personnellement.
Je pense que la modération raisonnable de votre essai fait sa force radicale (je m’intéresse à Erasme en ce moment).
Ça déplaira donc sans doute à tous les camps qui se complaisent dans le fanatisme d’un bord ou l’autre (les cornucopiens comme les survivalistes, comme les anarchistes durs, comme les transhumanistes à la Jeff Bezos qui veulent quitter la planète).
Mais je pense que c’est dans cette voie du milieu, cette tempérance aristotélicienne, que se trouve la seule politique capable de nous faire traverser cette bifurcation en minimisant le mal.
Vous critiquez lourdement les connexions Nietzsche – Exterminisme (via élitisme), Nietzsche que le coauteur de notre essai (Déclarons l’état d’urgence écologiste Éditions Luc Pire 2020), Thibault de La Motte, vénère comme son maître à penser… mais moi je suis plutôt un humaniste chrétien qui cherche à remettre l’humanisme au milieu du jeu, comme Edgar Morin. Je place la compassion et la vulnérabilité au centre, mon coauteur place l’autodépassement et le devenir minoritaire au centre. Nous différons mais l’idée d’autodépassement reste quand même centrale dans notre essai, au moins du point de vue collectif. Un autodépassement solidaire, ça passe par l’Etat non ?
Vous évoquez l’impératif catégorique de Kant mais passez peut-être à côté de celui de Hans Jonas, qui met à jour Kant en ajoutant le temps long et l’impact des technologies ultimes. Un impératif qui n’est ni vraiment déontologique ni vraiment conséquentialiste, et qui reste très mal compris.
Votre critique des survivalistes et de la sobriété malthusienne me semble un peu courte (en général je trouve Paul trop dur avec la décroissance) car je pense qu’en fait l’Etat de guerre écologique sera aussi survivaliste et malthusien (sinon comment réduire l’empreinte et augmenter la résilience ?). La différence évidemment, c’est le mot « collectif » Vs Yves Cochet…
Je ne partage pas totalement l’inclination transhumaniste de Paul, en cela je suis plutôt néohumaniste 🙂 Je viens d’une famille scientifique et industrielle (ingénieurs et profs de science) donc je suis heureux que vous replaciez la technologie au centre. Mais j’ai quelques doutes que des machines puissent battre 4 milliards d’expérience de la Vie d’ici 1 siècle. Je visualise plutôt des machines rouillées envahies par le lierre qu’une civilisation de robots qui conquièrent l’espace. Paul m’a dit en gros qu’un ordinateur pourrait simuler 4 milliards d’années d’expérience et dépasser la Vie, ça ne m’a pas convaincu. Une machine capable de modéliser les propriétés (émergentes et radicalement incertaines) du système complexe total pour s’autoconcevoir reviendrait à une machine de la taille de l’Univers. Le Dieu de Spinoza ?
Et je sais que Paul déteste Heidegger (pour des questions légitimes) mais je sais qu’il y a une connexion de formation avec Hanna Arendt, Gunther Anders et Hans Jonas, 3 précurseurs de la pensée écologiste. Doit-on déduire un élan « nazi » dans une partie de la pensée écologiste ? (celle qui voudrait retrouver l’essence et la pureté peut-être oui…).
Je pense qu’il existe quelque chose comme une nature humaine mais je suis contre les conservateurs qui ignorent sa perfectibilité ou qui préfèrent une femme violée et morte à un avortement libre (pour Montaigne, contre le pape Joseph Ratzinger et cette écologie intégrale-là, je préfère celle du pape François).
Bref, outre Yggdrasil je vous proposerai une version longue de ma critique de votre ouvrage qui mérite une large diffusion. Surtout depuis que la pandémie fait chuter les PIB de plus de 10%…
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