Monsieur Jorion, je commencerai par dire que je perçois moi aussi l’existence de ces corps intermédiaires comme problématique. Dans un certain monde de l’entreprise, ils sont l’un des maillons essentiels de la productivité dans le sens réducteur de la recherche de profits à court terme. Il s’agit de cette tranche d’individus dans la hiérarchie à qui sont confiés des tâches dites de Management. Leur fonction est de gérer pour un salaire un peu plus élevé, les intrants et extrants du processus de production. Toutes les chaînes d’enseignes fonctionnent de la même manière comme vous le savez : des tâches simplifiées à l’extrême pour pouvoir être confiées à des personnels type étudiants, new migrants, non diplômés, chômeurs, personnes isolées… Le manager a pour mission parmi tant d’autres de veiller à éviter toute constitution de groupement de travailleurs et individualise le mérite par des initiatives du type : désignation de l’employé du mois ou sanction des comportements non productifs. Il est l’adjudant en contact avec les troupes qui sur le terrain s’assure que la rentabilité de l’enseigne soit assurée, pour que les dividendes soient versés en temps et en heure aux cadres et aux actionnaires. Son rôle est de surveiller et punir, en service actif sous les ordres et le contrôle d’une hiérarchie distante. Le responsabilité de l’outil de travail par l’employé est nul et la qualité du service à la hauteur. Ces enseignes ont la fâcheuse tendance de s’installer partout, au dépend du commerce de proximité, de l’entrepreneur local, qui par nature devra composer avec ses employés au fil de la relation.
Selon la même maxime, il semblerait que CEO Macron patron de la compagnie France ait désigné son nouveau Chief executive officer, you name it, en la personne de Jean Castex. Lui même ayant recruté une équipe d’Executive general managers… Des personnels donc temporaires dont la mission n’est pas de réfléchir et s’impliquer corps et âme pour produire une politique mais d’appliquer une décision venue d’en haut. En ce sens, Général Macron est à la barre, décide du cap et si la direction suivi ne vous semble pas être celle dont il parlait pendant le confinement comme vous aimez à le rappeler, le Général est dans sa cabine sur le pont supérieur, certains ont déjà essayer de se faire entendre et voir, avec des gilets jaunes, mais il semble sourd à toute vindicte !
Cependant, j’attire votre attention sur un phénomène se produisant parallèlement depuis plusieurs années, nourrissant cette personnification du pouvoir : la disparition de certains corps intermédiaires comme celui des diplomates, pointée par certains universitaires (Maurice Vaïsse). Ainsi les chefs d’Etats aiment de plus en plus à voyager et à se rencontrer intimement lors d’évènements internationaux, seuls ou à plusieurs, pour constituer des alliances. Le budget des affaires étrangères à largement diminué et ces hauts fonctionnaires qui s’impliquaient dans la construction des relations internationales sur le long terme sont désormais marginalisés dans les négociations, chaque président constituant son réseau à partir de personnes qui lui seront alors dévoués. La verticalisation du pouvoir s’intensifie, les intérêts personnels grandissent, l’idée de nation se dilue dans des politiques à court terme, sur un schéma similaire à celui du monde compétitif de l’entreprise à capitaux privés. The Board of Directors ou les actionnaires majoritaires sont les hommes de l’ombre qui nouent et dénouent les élections usant des ficelles que l’on connait : soutien financier, médiatique, intellectuel et stratégique à un volontaire préalablement adoubé.
Je vois dans l’exemple du gouvernement Macron 2 l’expression d’un autoritarisme hiérarchique qui infantilise et cristallise des mécontentements encore d’avantage. Pour rejoindre votre référence révolutionnaire, l’idée de suppression de ces classes managériales qui aspirent toujours à des positions plus élevées dans la hiérarchie du pouvoir, semble bien être une utopie que dans un élan de reforme la Terreur a signifié. C’est peut-être en cherchant d’avantage l’implication / adhésion de ces corps intermédiaires dans le processus de décision que l’équilibre se trouvera. Ainsi, les questions de rivalité souvent bien masculines devront faire place à d’avantage de collaboration entre appétants politiques pour permettre à un intérêt collectif et à un cap d’émerger collégialement. Pour différentes raisons, les femmes seront donc plus profilées pour devenir les leaders désignés de demain, laissant place à une sensibilité différente de l’autorité de s’exprimer je pense.
Votre video évoque aussi votre soudaine curiosité pour la fonction d’orateur public. Je la trouve candide et en même tant, comme tout bon joueur de carte, candeur égale atout. Car vous entretenez une fraicheur d’esprit que l’on ressent dans votre approche sincère des tourments de l’actualité, démontrant ainsi vos qualités d’intellectuel humaniste. Je saisis donc la balle au bond puisque vous la lancez avec cet esprit joueur et je dirais que l’exemple choisi de François Ruffin parle de lui même. C’est la construction d’une structure associative très engagée localement autour de son journal Fakir qui a fait naître plus tard son documentaire « Merci Patron ». La réalisation de ce dernier impliquant encore une fois nombre de bénévoles engagés. Ensuite, ces mêmes gens furent naturellement la Nuit Debout puis enfin, de la partie de campagne pour l’élection de Monsieur Ruffin comme représentant de sa circonscription. Parti de rien ? Non. Parti de loin ? Oui.
Dans des partis existants, la leçon est la même ; j’étais moi-même journaliste à Lyon au moment où la jeune Najat Vallaud-Belcacem ambitionnait de devenir une leader politique. Elle était donc très active au sein du PS local, son profil de jeune femme intelligente, motivée et représentante d’une forme de diversité a bien entendu séduit en interne, elle a donc été encouragée et pas à pas a fait la carrière très classique et rapide qu’on lui connait jusqu’au ministère de l’éducation nationale. Il y existe donc une fonction rituelle consistant à introniser les jeunes prétendants aux fonctions publiques au sein de leur « famille politique ». Par rituel j’entends la participation active du prétendant au sein de son groupe pour emporter une forme d’adhésion liée à son charisme, ses idées, sa détermination. Même si les parachutages d’en haut existent bien entendu concomitamment.
Si j’en revient à votre brève vidéo, je trouve votre récit « candide » donc, dans la mesure ou vous décrivez votre impulsion politique comme celle que je qualifierais de « l’homme providentiel ». Une tendance décrite dans le champs de la psychologie par la troïka des archétypes du « sauveur, de la victime et du bourreau ». L’objectif encouragé par le thérapeute étant de sortir de ce jeu de dépendance et de croyance pour revenir à des principe de réalité. Si je me permets de revenir à votre histoire du café de la gare du Nord donc, il y a l’élan du « sauveur ». De celui qui voudrait aider de son expertise et sa bonne volonté pour répondre à des problématiques à sa portée. Ensuite, plus loin dans le récit, il y a l’élan de la « victime ». Celui qui pense que personne ne l’a rappelé alors que pourtant sa volonté était bien sympathique, n’est-ce pas ?
Le thérapeute aime a rappeler qu’il y a comme souvent derrière cette énergie toute enfantine de ce mouvement de l’âme, cette incompréhension du jeune enfant qui ne comprend pas pourquoi le monde des adultes est si burlesque, violent et indifférent à la fois. Mouvement inconscient bien entendu. Bien sûr, vous êtes un homme sage et malicieux Monsieur Jorion… je doute en ce sens que vous souhaitiez réellement vous engager sur ce chemin de l’élu, préférant nourrir le jeu gourmand du débat d’idées ! En tout cas c’est mon ressenti depuis quelques mois que je vous suis. Car si vous regardez plus attentivement comme moi les cernes sous les yeux de François Ruffin depuis ses débuts dans sa cuisine où j’ai eu le plaisir de faire votre connaissance ! Vous observeriez combien François Ruffin est totalement « exhausted » par la charge émotionnelle que représente la confrontation de son idéalisme exemplaire à la réalité cynique de l’arène de notre 5e République qui semble parfois, à bout de souffle… Réalité donc.
Permettez moi ici de développer, je vous devine gourmand et comme j’aime à vous écouter, vous devriez aimer ma faconde…
Toute tentative de proposition est repoussée systématiquement par le parti verticalement contrôlé en la modeste personne d’Emmanuel Macron explique Ruffin. Selon moi, le modèle patriarcal de notre sytème présidentiel est totalement « has been » en 2020, dans une société ou la cellule de base de toute société humaine, à savoir le groupe d’individus composant la « famille », est en profonde mutation. En effet, les intrications d’âges – Macron en offrant un exemple saisissant – mais aussi de genres, de nombres, d’origines, de durées : l’écart entre la génération Gaullienne / coloniale / seconde guerre mondiale / chrétienne de mon grand-père et la mienne, millennial, est tout simplement fantastique. Avant même d’être économique, contrairement au diagnostic de Mister Macron, je dirais que la crise – ou le défi – du XXIème siècle, est avant tout « spirituel » pour reprendre ce que l’on attribue à Malraux. Je m’explique. Les églises dans un mouvement post 68 se sont vidées, hormis pour la sainte trinité Noël – mariage – enterrement, voir pour les plus aguerris seulement, la messe de Pâques ou de la Toussaint. Dans les pages fait-divers sont apparues des histoires glauques de prêtres ou d’évêques et naturellement les vocations se sont asséchées, par absence de réforme d’un ordre bien « poussiéreux »… Pendant ce même mouvement, les écrans publicitaires se sont mis à scintiller, la littérature de gare, la presse magazine, les films de divertissement florissant sur des écrans, partout présents. Ainsi dans les medias de la sphère analogique ou digitale, cette imagerie du « vivre pour soi » a envahi un imaginaire (Ruffin) jusque là très influencé par divers principes religieux du vivre « ensemble ». Une tendance dans les pays les plus avancés technologiquement, bien entendu. La population mondiale ayant elle aussi doublée, l’empreintes des religions traditionnelles reste je crois prédominant dans les pays ou les différents medias sus cités n’ont pas encore envahi la sphère privée totalement.
Si donc la figure de patriarche de mon grand-père ou du Général fut « successful » en son temps – à l’image du sermon d’un curé de campagne encourageant fraternité et piété, souvenir des années de disette et de résistance – elle est bien entendu désormais dépassée. Dans un contexte d’abondance voir d’excès, Emmanuel Macron interprète encore des discours aux accents paternalistes qui se veulent rassurant, sur le mode « je vous ai compris » ! Mais ne pose malheureusement aucun diagnostique visionnaire des symptômes pourtant fiévreux d’âmes citoyennes à la peine. Un style qui sonne d’ailleurs creux par rapport à la promesse même du produit : celle de faire grimper le chiffre d’affaire de la boutique France. Sur ce plan Macron que l’on disait tycoon et prodige n’a pas la carrure d’Elon Musk… Enfant têtu et capricieux ?
Vous me rétorquerez peut-être : mais si la quête de « valeurs » d’une génération ne trouve plus réponse dans le discours de l’église ou sa nouvelle alternative médiatique, que reste-il de celles gravées sur les frontons de nos écoles ? Liberté, Egalité, Fraternité peut-on lire partout, n’est-ce pas ? Certes, les repères conceptualisés par les penseurs du Siècles des Lumières dont nos ancêtres révolutionnaires sont les héritiers, sont toujours enseignés au lycée. Néanmoins, comme le rappel Naomi Klein, l’injonction paradoxale actuelle rend la jeune génération confuse : il faut ainsi consommer pour créer de l’emploi, tout en niant les écarts de richesse stigmates d’iniquité et que le vaisseau spatial sur lequel nous convoyons joyeusement autour du soleil prend l’eau… Ainsi, notre jeune fougueux président aime à citer Paul Ricoeur, mais l’expérience de son exercice autoritaire du pouvoir me permet de douter de sa maturité philosophique : il échoue selon moi en tant que leader de la Nation à poser cette équation existentielle, chose qui pourtant ravirait le monde que de voir la France assumer cette propension à un humanisme intellectuel dont vous incarnez parfaitement le pedigree ! Emmanuel Macron lui qui est né la même année que moi, incarne parfaitement le problème de déni de réalité que j’évoquais précédemment. Il est enfermé dans une impasse dite de l’Ego. A savoir qu’il porte une attention concentrée sur sa carrière, son plaisir, son pouvoir, en dangereuse disproportion avec la fonction qu’il devrait assumer. Une immaturité certes encouragée par le star system qui aime les projecteurs, voir même la religion lorsqu’elle dogmatise ses pratiques spirituelles, ou la science « hiérarchisant » le vivant au lieu d’y décerner les fructueuses « collaborations » (Pablo Servigne). Emmanuel Macron confond comme bien d’autres avant lui, la réalisation de ses rêves tenaces d’enfant à savoir devenir président de la République et épouser sa professeur d’expression théâtrale comme une fin. Alors qu’il ne s’agit que du début d’un chemin ardu, impliquant de lui des actes tangibles de défense des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
Dans un monde contemporain complexe, il va de soi que les décisions prises par les corps législatif, judiciaire et exécutif nécessiteront l’intense usage du débat parlementaire et des médias pour grandir. Dernier exemple en date de l’échec du jeune président à avoir intégré ce mode relation d’adulte à adulte : sa manière de traiter médiatiquement la crise du Covid19. Lorsque même Donald Trump pourtant exemplaire dans son égocentrisme infantile assurait des conférences très houleuses plusieurs fois par semaine à la Maison-Blanche, le 1er ministre canadien répondait aux questions de la presse tous les jours devant sa demeure tandis que son homologue féminin néo-zélandais de s’adresser éventuellement à ses concitoyens via son téléphone portale, confinée sur le canapé de son living-room ! Emmanuel Macron lui opta pour la prise de parole télévisuelle paternaliste et infantilisante, sans confrontation de point de vue. Ou plus récemment par le truchement d’un choix ultra controlé de journalistes. Immaturité donc, à concevoir que la fonction politique est une fonction de leader qui appelle à se transcender. « Meaning » à pouvoir dépasser ses désirs égocentrés pour faire Nation, garantir un sens de l’équité, une liberté d’opinions, un cadre confraternel. Sa vision de la France semble se limiter à un horizon dont son ambition dessine les contours et ses choix à assouvir son addiction pour le cocktail émotionnel à la mode : succès / notoriété / pouvoir. Dans le même sens, comme le rappelle l’infatigable Noam Chomsky, le problème n’est pas tant constitutionnel mais d’avantage systémique. Une société marchandisée (commoditization) qui propulse des personnalités impropres à des postes complexes, portées souvent par une jouissance de pouvoirs en lieu est place d’un dévouement plus modeste.
Alors oui, Monsieur Jorion, au-delà de votre présence inspirante dans les médias vous pourriez bien sûr vous engager en politique. Mais je crains que pour incarner l’homme providentiel d’aucun ne peut se priver du parcours initiatique que tout leader doit entreprendre ; Ruffin est passé de l’enquête journalistique à l’enquête parlementaire, pourquoi pas Jorion passant de l’analyse sociologique conceptuelle à l’action sociologique de terrain : j’aime à penser comme Pierre Bourdieu que « la sociologie est un sport de combat » n’est-ce pas ? Vous pourriez pour cela vous associer à un mouvement existant, tel celui de Ruffin ou emporter les bataillons de lecteurs qui aiment à vous lire. Mais Ruffin a ceci de particulier qu’il a bâti son journal dès le départ comme une association, une forme d’oeuvre collective dont il serait le facteur Cheval, infatigable à la tâche. Et finalement heureusement car c’est d’une intelligence collective basée sur une confiance à toute épreuve que j’envisionne pour ma part un avenir pour nos démocraties, fatiguées des coups de boutoirs de la promotion consumériste, présentant le « succès » comme unique « achievement » de l’âme humaine. Aux enjeux si variés de notre époque ne peut répondre qu’un large groupe d’individus interconnectés par une forme de conscience, dont la voix serait commune et non « portée » par un leader. Finie la figure du père qui détiendrait la solution et les citoyens, dociles qui s’exécuteraient. L’avenir est à l’autonomie, l’indépendance d’esprit, le travail en réseau, à l’intelligence collective. En ceci je ne crois pas au guide supérieur, à l’élu, je crois à François Ruffin seulement s’il continue d’être le trait d’union des petites gens qu’il côtoie assidûment. Je crois au rôle singulier de celles et ceux qui sont à ses côtés, dans une forme d’action en totale opposition avec celle de l’attaché parlementaire quelconque ou le fonctionnaire de parti politique de base qui vient chercher salaire, position et carrière et non apporter conviction, adhésion, dévouement à son mandataire. Mais plus encore, je crois à l’horizontalité du pouvoir collégial, démocratique, collaboratif à opposer à un rapport vertical à l’autorité, de trop patriarcal, hiérarchique, clivant. Selon moi l’avenir sera horizontal et davantage féminin, la masculinité s’attendrit, viendra l’union, un jour, peut-être. Ainsi soit-il…!
Il est passé le temps où le Général de Gaulle recevait l’un après l’autre dans son bureau les prestigieux ingénieurs français, pour décider de la planification industrielle des 20 prochaines années, discourir de l’indépendance de la France vis-à-vis de l’OTAN, transiger sur la loi sur l’avortement, ou encore refuser à sa femme de changer les rideaux de l’Elysée, pourtant usés… Je vous le dis comme je le dirais à Emmanuel Macron interprétant maladroitement le rôle du vieux patriarche, au prix de sonner « désuet » pour ne pas dire « ringard »: c’est en assumant la fonction d’un chef d’orchestre dirigeant un concert parlementaire d’idées que je vois le rôle du président briller ! Il pourrait user de son autorité pour rendre à nos sénateurs et députés l’honneur d’incarner réellement leurs mandants ! Des musiciens qualifiés pour faire fleurir les graines de l’innovation dont il se veut le garant. Je ne lui conseillerais certainement pas de s’enfermer dans son bureau à double tour. Qui trouverait tout seul une quelconque réponse à des enjeux qui nous dépassent, modeste petites fourmis que nous sommes sur ce cailloux qui tourne à l’infini ? Je conclurais en citant ce vieux sage de Chomsky : « ce n’est pas si compliqué, si on prend le temps d’y penser… » Une assemblée c’est fait pour débattre et pour voter des compromis, n’est-ce pas ? Certainement pas pour enregistrer les décisions d’un d’enfant capricieux. Mais comme Guignol, Macron aime user du bâton. Pan pan sur le derrière et l’humanité va encore continuer de saigner, quelques siècles ou années !
Bien cordialement à vous, cher Paul Jorion.
Au plaisir de vous lire !
Thomas Saupique
Vancouver, Canada
Laisser un commentaire