L’anthropologie en tant que « science de l’homme » apparaît au tout début du XIXe siècle dans le sillage de ces relations dont les Grecs et les Romains ensuite, étaient friands sur les peuples « barbares » à leurs portes, des récits de voyageurs du temps de Marco Polo en Chine (fin du XIIIe – début du XIVe siècles), jusqu’au XVIIIe siècle, l’époque où Linné avait posé le geste sacrilège de situer l’homme parmi les autres espèces, ouvrant ainsi la voie à une classification des humains selon leurs « variétés », lesquelles étaient appelées « races ». Blumenbach en fit, sous le nom d’« ethnologie », le premier inventaire à la toute fin du XVIIIe siècle.
Mais le classement selon leur squelette d’humains trop semblables entre eux s’avéra rapidement décevant : un anthropologue français tout particulièrement excédé se désola que « le crâne du Français ne puisse pas être distingué du [mongol] Kalmouk ». Il fallait classifier les groupes humains selon d’autres critères que leurs os. Leurs institutions apparurent davantage prometteuses. L’ethnologie, la taxonomie des peuples, abandonna l’anthropologie physique pour confier son avenir à une anthropologie « sociale » (du côté britannique, dans une perspective de « sciences coloniales ») ou culturelle (du côté américain, dans la mouvance du « Bureau of Indian Affairs »).
Mais les sociétés étant décrites sous le rapport de leurs institutions, il fallait encore découvrir un principe qui permettrait de les rapprocher pour les regrouper par familles. Des mots existaient bien déjà dans la langue qui encourageaient ces regroupements : « Sauvages » (vivant dans la forêt), « Barbares » (ne parlant pas grec), « Civilisés » (vivant dans la cité : au sein d’un État organisé), et l’anthropologie évolutionniste née au milieu du XIXe siècle ferait de la « sauvagerie », de la « barbarie » et de la « civilisation », les trois stades d’un progrès par lequel les humains auraient évolué du stade de brutes vers celui des aimables personnes que nous sommes nous-mêmes.
Ainsi fut fait. Jusqu’à ce qu’au milieu du XIXe siècle, Max Mülller, professeur de philologie à Oxford, jette le pavé dans le mare en affirmant que si les Indo-Européens (ou plutôt les « Aryens » comme il les nomma), avaient certainement été Barbares, il n’avaient assurément jamais été Sauvages. Müller mettait ainsi accidentellement en évidence que Sauvages et Barbares ne représentaient nullement des stades évolutifs du genre humain mais des choix culturels qui avaient été faits, conduisant à deux façons pour les humains d’appréhender le monde : regrouper les phénomènes selon leur ressemblance visuelle, comme les Barbares et nous le faisons, ou selon leurs affinités secrètes de nature affective, comme le font les Sauvages : ce que l’on appela « totémisme ».
Ce seraient les sociologues Émile Durkheim et son neveu Marcel Mauss qui élucideraient le casse-tête : ceux que nous appelons « Sauvages » raisonnent comme le faisaient les Chinois de la période archaïque, alors que les Barbares participent de la culture occidentale au même titre que les Grecs ou les Romains qui étaient leurs voisins et auxquels leur mode de pensée était en réalité apparenté.
L’anthropologie évolutionniste s’était heurtée au roc du « totémisme », l’étiquette que nous Occidentaux avions donc accolée au mode de pensée de ces « Sauvages » ayant adopté la manière d’appréhender le monde née dans la Chine archaïque.
L’anthropologie évolutionniste supposait qu’il soit possible de ranger les peuples sur une échelle strictement historique impliquant que nous, êtres humains, parvenus à un certain stade de notre évolution, nous partagions certaines institutions, ayons le même système de parenté, la même économie, une religion du même type, que nous ayons acquis les mêmes techniques : que, parvenus à un certain stade d’évolution, nous maîtrisions nécessairement le feu, que nous inventions nécessairement la roue, que nous maîtrisions la technique des mêmes métaux, etc. Or, au Nouveau Monde, à l’occasion de notre rencontre avec les Aztèques, avec les Incas, nous étions entrés en contact avec des peuples qui étaient sans hésitation possible des Barbares au sens classique que nous attribuions à ce terme, mais qui ne connaissaient pas pour autant la roue, qui, étonnamment, ne possédaient d’outils que de bois et de pierre.
Il était devenu impératif de recourir à d’autres modes d’explication de la variété des sociétés et des cultures humaines. L’anthropologie diffusionniste et hyper-diffusionniste nous en offriraient la clé : la civilisation était née en deux endroits de la planète : en Égypte et en Chine, où deux modes distincts d’appréhender le monde étaient apparus. Lesquels s’étaient répandus à la surface du globe, créant deux grands zones culturelles : d’une part, le Moyen-Orient et le pourtour méditerranéen, et d’autre part, le pourtour du Pacifique. Le reste du monde se contenterait de manifester avec plus ou moins de bonheur, dans sa forme de société et dans sa culture, ce qu’il avait cru comprendre du miracle de la Chine ou de celui de l’Égypte antiques.
Le mot d’ordre de l’anthropologie évolutionniste avait été « unité psychique du genre humain » : l’espèce humaine est unique et les voyageurs occidentaux du XIIIe au XVIIIe siècles l’ont découverte à divers stades de son évolution sociale et culturelle. Ainsi les Sauvages sont à proprement parler des « Primitifs » : les témoins d’une époque reculée de l’humanité, et les Barbares, nous-mêmes à un stade légèrement antérieur à celui de notre monde antique : une version encore mal dégrossie de qui nous sommes mais aisément amendable, la preuve en étant que nous faisons d’eux les mercenaires défendant nos front!ères.
Aux yeux des évolutionnistes, l’« invention indépendante » était la règle : chaque culture, aussi isolée soit-elle, parvenue à une certaine étape de son évolution, la refera nécessairement à son tour. L’hyper-diffusionnisme ridiculiserait cette notion : l’ensemble des grandes inventions n’ont pu apparaître indépendamment que dans l’un des deux grands centres historiques de la civilisation : l’Égypte et la Chine antiques – pour autant même que ce soit le cas et non par simple diffusion entre elles.
Le fonctionnalisme proposa un coup de balai : évolutionnisme et diffusionnisme n’étaient jamais que deux variétés de l’histoire spéculative à laquelle seul le soutien de preuves archéologiques est susceptible d’apporter un semblant de vraisemblance, trop fragmentaires malheureusement en général pour convaincre : on nous montre un tesson de poterie, et l’on fait resurgir à nos yeux éblouis, à partir de restes aussi médiocres, une civilisation tout entière « … dont la religion était ainsi, ses rites funéraires comme cela, son clergé et ses processions de telle et telle manière… ». Au lieu de cela, déclarent les fonctionnalistes, étudions plutôt chaque société comme un tout intégré, comme un organisme dont les institutions sont les équivalents des organes. Montrons que les coutumes même les plus curieuses, à première vue ininterprétables, exercent une fonction à l’intérieur de la société où nous les observons. Montrons comment chaque institution contribue au fonctionnement harmonieux du tout.
C’était ici aussi, l’ombre de Durkheim qui se projetait : le fonctionnalisme en anthropologie était en effet l’application de sa nouvelle méthode sociologique à l’objet « peuples exotiques ». La seule objection possible à une telle conception était qu’assurer la survie d’une civilisation ne soit pas une tâche aussi ardue qu’il pourrait sembler et que, de même que la nature s’est montrée tolérante à la survie de formes de vie apparaissant a priori fragiles, de même l’histoire humaine s’est montrée tolérante à des sociétés en réalité peu robustes, dont les institutions bizarres et les coutumes discordantes constituent bien en réalité les handicaps qu’elles semblent être à première vue.
Si le fonctionnalisme avait rejeté l’évolutionnisme et le diffusionnisme en tant que variétés de l’histoire spéculative, le structuralisme pousserait la même logique d’une case encore en condamnant le fonctionnalisme comme sociologie spéculative : les sociétés et les cultures humaines, avança-t-il, nous montrent simplement quel est l’ensemble des combinaisons possibles au sein des sociétés et des cultures, la preuve en étant que l’on peut établir a priori leur cartographie complète par petites transformations successives à partir de l’une d’elle.
De la même manière qu’il n’est possible de réaliser un dallage à partir de dalles de la même forme régulière que de 17 façons, les sociétés humaines nous montrent l’ensemble des combinaisons possibles des institutions humaines, affirme le structuralisme. Les systèmes de parenté dans leur variété ne remplissent pas un rôle historique ou quasi-biologique, ajoute-t-il, ils illustrent banalement les variations dont la théorie algébrique des groupes à deux générateurs (hommes d’une part, femmes de l’autre) produit le modèle. Les mythes, quant à eux, nous montrent comment les récits s’engendrent à profusion d’eux-mêmes si à la place d’un crésus qui s’en va, on trouve un homme pauvre qui revient, ou quand un roi sur le déclin (un homme trop vieux) est remplacé par une princesse encore bébé (une femme trop jeune), et ainsi de suite.
Avec le structuralisme, la boucle était bouclée si l’on veut, au sens où la boîte à outils était désormais complète. Libre alors à chaque anthropologue de puiser dans les méthodes ou les types de représentation qui lui conviennent, quitte à restreindre délibérément le champ de ses investigations à une sous-discipline en se cantonnant par exemple à une anthropologie religieuse, économique ou politique.
D’autres variations encore étaient possibles, mais qui consisteraient alors à remettre en question l’un ou l’autre aspect de la méthode scientifique qui avait servi de cadre commun aux quatre grandes écoles qui s’étaient succédées, en proposant une anthropologie marxiste, féministe, post-humaniste, etc. voire à remettre en question entièrement la méthode scientifique en proposant une anthropologie « herméneutique » affirmant que le discours de l’anthropologue est impossible à distinguer de la fiction, que rien ne sépare une monographie de terrain d’un roman.
Les années récentes ont elles vu se développer un retour au biologique au sein même du social et du culturel, et cela sous deux formes.
Premièrement sous la forme d’une nouvelle anthropologie évolutionniste mais où l’évolution qui retient l’attention n’est plus celle des institutions et de la culture, mais de l’animal homme en tant que tel, insistant sur le caractère adaptatif de certains comportements, de certaines hiérarchisations, à la faveur en particulier de comparaisons entre l’homme et les autres grands singes. Cette anthropologie évolutionniste s’inscrit dans le sillage de la sociobiologie qui mettait l’accent elle sur les rapprochements possibles entre sociétés humaines et insectes sociaux.
Deuxièmement, de la même manière que des découvertes archéologiques obligèrent parfois les anthropologues à revoir leurs théories : en faisant apparaître des faits incontestables de diffusion, en montrant que certaines cultures étaient régressives : qu’elles avaient perdu le souvenir de techniques ou de formes culturelles plus élaborées (la statuaire médiévale par rapport à la statuaire grecque antique, par exemple), de même, le traçage génétique, en mettant en évidence les migrations véritables, met aujourd’hui à mal bien des théories anthropologiques et archéologiques en les faisant apparaître rétrospectivement comme autant de spéculations vaines ayant en réalité divagué loin de la cible.
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