« Je ne peux pas respirer ». C’est les larmes aux yeux que j’ai essayé de revivre hier soir dans ma tête ce que George Floyd a vécu. Je suis originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest appelé la Mauritanie avec une population composée de Blancs, les Maures, et d’Africains noirs. Ce pays est méconnu de la plupart des gens que je rencontre tous les jours dans le monde des affaires. La Mauritanie détient le triste record d’être le dernier pays sur Terre à avoir aboli l’esclavage. Malheureusement, l’esclavage héréditaire y persiste toujours. Oui, j’ai bien dit l’esclavage en 2020 (amis non-Mauritaniens, voyez ici).
La plupart des Mauritaniens noirs vivent dans le sud de la Mauritanie. De 1989 à 1991, certains d’entre eux ont été persécutés : expulsés, torturés ou tués simplement parce qu’ils étaient noirs. C’est à cette époque que j’ai vécu une expérience traumatisante. Je n’avais que 10 ans lorsqu’un boutiquier maure blanc m’a violemment battu et donné des coups de pied au ventre après que des enfants maures blancs m’aient poussé et fait tomber dans sa boutique. Je voulais acheter des bonbons pour mes anciens camarades d’école avec les quelques pièces que j’avais économisées, c’était vers 17h avant nos cours du soir. Des amis m’ont traîné hors de la boutique alors que j’étais encore inconscient.
Cet épisode m’a marqué pour toujours. Comme dans beaucoup de familles noires au pays, on ne parle jamais de nos traumatismes. Et pourtant, le traumatisme est bien là et ses séquelles restent des plaies toujours ouvertes. Maintenant, en tant que papa d’un petit garçon noir, je crains chaque jour que notre planète, ce “petit point bleu” dans cette “vaste arène cosmique” comme disait Carl Sagan, ne soit toujours pas un endroit sûr pour les Noirs.
La discrimination raciale est toujours présente dans mon pays d’origine. Je l’ai remarqué pendant mon dernier séjour au pays il y’a quelques mois alors que beaucoup de gens proches me disaient que c’était « normal » et que j’avais « juste trop duré à l’étranger ». Je suis certain que presque chaque Mauritanien noir a vécu dans sa vie un incident, souvent traumatisant, lié à sa couleur de peau. Mais on nous dit toujours que c’est un pays de musulmans et qu’il faut faire du « Maslaha », que c’est compliqué, et en gros, qu’il faut la fermer. Il y’a quelques jours à peine, Abass Diallo, un Mauritanien noir a été assassiné par l’armée. L’amère vérité est que cela ne serait probablement jamais arrivé à un citoyen maure blanc. Tout comme George Floyd, un homme noir a encore été tué sur Terre (de Winding en Mauritanie à Minneapolis aux US) sans avoir eu droit à un procès équitable. Un droit humain fondamental bafoué ; comme s’il s’agissait d’un animal.
Ayant eu le privilège de visiter et de vivre dans de nombreux pays, je peux témoigner que la discrimination raciale est partout sur cette planète. Cela fait partie de notre réalité en tant que Noirs, peut-être la raison pour laquelle on peut parfois ressentir parfois un accès de rage dans nos yeux désespérés dans des moments d’injustice au quotidien. Même lorsque nous voulons progresser dans la société, nous rencontrons souvent des obstacles que nos amis blancs ne connaîtront jamais.
Mon expérience dans la Silicon Valley n’était pas différente. Je me souviens très bien de ce jour (en 2011) où un investisseur américain blanc m’avait dit « Bonne chance pour ta levée de fonds avec un nom comme Ismaila ! ». Il a accepté la réunion après une chaleureuse introduction par email d’un ami commun, mais il ne savait apparemment pas que j’étais un « grand noir ». Il était clairement déçu quand il m’a vu entrer dans son bureau. Je l’ai entendu murmurer des injures alors qu’il m’accompagnait dans la salle de conférence. Comme il m’avait fait comprendre que je n’allais pas pouvoir présenter mon projet, j’ai fermé calmement mon ordinateur et j’ai quitté les lieux. J’aurais aimé avoir eu la présence d’esprit de lui rappeler que Barack Obama était Président à l’époque et que mes frères indiens (qui ont aussi des noms très exotiques pour les occidentaux) occupaient tous les grands postes de la Silicon Valley (Google, Facebook et toutes les startups innovantes).
Dans le sud de la France (entre Nice et Cannes en 2006), alors que je prenais le train du matin pour aller au travail, la police m’avait forcé à descendre du train pour un petit contrôle d’identité parce que je ressemblais à un immigré, un « sans-papiers ». Bien qu’un autre passager blanc se soit levé pour protester, les policiers ne voulaient rien entendre, ils m’ont escorté pour un “petit interrogatoire”. J’étais extrêmement gêné quand ils ont appelé le responsable des ressources humaines de mon entreprise pour vérifier que j’étais vraiment « l’ingénieur en informatique » que je prétendais être. Le racisme en France et en Europe est en fait beaucoup moins subtil, du moins de mon expérience. Au travail, je me souviens d’un collègue d’un autre département refusant de me serrer la main un matin pendant que tout le monde se faisait les salutations matinales devant l’entrée de nos bureaux à Sophia Antipolis. Je pensais qu’il ne m’avait pas vu, et comme je tendais toujours la main, il a continué à se retourner, pour m’éviter clairement. Certes, on ne se connaissait pas mais il avait déjà salué un autre collègue qui était à côté de moi. C’était une situation surréaliste. Je ne l’ai pas confronté. Je l’ai laissé tranquille.
À Sfax, en Tunisie (1997-1998), j’avais été poursuivi par des enfants qui me lançaient des pierres, scandant « Guira-Guira », l’équivalent de « singe noir » dans leur dialecte. J’ai vu à plusieurs reprises, des étudiants noirs être battus, moqués dans les rues par des gens pleins de haine. Pourquoi cette haine ? Nous étions comme des animaux pour eux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai quitté sans regret la Tunisie au bout de 9 mois alors que je passais déjà avec grand succès ma première année universitaire.
À Tucson, en Arizona (en 2003), un soir lors de ma dernière année universitaire alors que je sortais du gymnase de notre campus, j’ai été forcé de m’asseoir par terre sur un parking, entouré de quatre policiers. Ils ont affirmé qu’il y avait eu « un cambriolage dans le quartier et que je ressemblais au suspect ». Bien qu’ils se soient excusés lorsqu’ils ont compris qu’ils avaient commis une grosse erreur, je me suis senti très gêné devant les autres étudiants, comme si j’avais fait quelque chose de mal. La seule chose que j’ai faite de mal cette nuit-là était simplement d’être noir.
Pour de nombreux autres Mauritaniens noirs qui ont immigré aux États-Unis, l’Amérique était censée être notre terre de liberté. Nous avions de grands espoirs pour un avenir meilleur pour nous et nos enfants. Mais il est évident que l’expérience américaine est encore un travail en cours, peut-être juste une illusion. Nous sommes dans le même bateau que nos frères et sœurs afro-américains. L’expérience des Noirs est la même partout sur notre planète. Mais en Amérique, plus que partout ailleurs dans le monde, vous pouvez vous faire tuer parce que vous êtes noir.
Heureusement, notre planète abrite des personnes extraordinaires. J’ai rencontré des gens très gentils à Hong Kong, en Inde, en Chine, en Allemagne, en Autriche, en France, en Espagne, en Tunisie, au Maroc et dans de nombreux autres pays. Pour chaque mauvaise discrimination raciale que j’ai vécue dans ma vie, un autre acte aléatoire d’une grande gentillesse de quelqu’un d’une autre race m’a tout simplement ébloui. Ce qui est clair, c’est qu’il y’a beaucoup de personnes mal intentionnées dans ce monde, souvent en position de pouvoir, qui oppriment le reste. Il faut les dénoncer. Il faut aussi ouvrir le dialogue, mais rester ferme dans nos revendications pour la justice et l’égalité. La fraternité honorable ne doit pas être que transactionnelle. Faisons de ce monde un meilleur endroit pour nous tous. Après tout, nous y vivons tous ensemble, sur ce “petit point bleu” dans cette “vaste arène cosmique ».
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