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Cela n’apparaît que lentement, mais ce livre sera un pas important pour les années qui viennent. Car il offre un « plan de bataille » pour affronter le changement climatique. Loin des « petits gestes » et des perspectives romantiques : une marche collective, une feuille de route de gouvernement.
Toute lecture est particulière. Mais ici c’est le moment de lecture qui est tout particulier. Un livre écrit en 2019 peut-il encore nous atteindre en mi-2020 ? Nous sommes en train de vivre une épreuve qui frappe toute l’humanité, la laissant dans l’angoisse et dans l’incertitude (comment s’y adapter et pour combien de temps?), ainsi que dans une colère envers les gouvernements libéraux, au sens le plus large, pour leur impréparation. Lire après le surgissement de la pandémie, c’est lire avec un sentiment d’urgence et de colère. Et la perspective s’est rapidement orientée vers « le monde d’après » : quelle économie et quelle société avec l’impact du confinement et des précautions sanitaires ? Et quel débat politique ? (1)
Dans notre contexte de pandémie, les livres sur la crise climatique et l’effondrement ne sont-ils pas obsolètes ? (ou visionnaires!). La plupart du temps, ils devaient commencer par mettre en scène la catastrophe climatique, encore lointaine, même si cette crise est évidemment commencée. Comme si tous les événements vus (en 2019, les incendies de forêt de Suède, d’Australie, d’Amazonie, par exemple) ne suffisaient pas à « faire sursauter la grenouille » qui est en nous. Il fallait donc décrire et motiver. Aujourd’hui, nous n’avons plus la même attente.
Mon premier sentiment a donc été mitigé, à la lecture de « Comment sauver le genre humain ». Le centre du livre commence à la page … 160 ! Ce qui précède est sans doute rendu anachronique par cette modification de la sensibilité, au moins pour moi ? Dans cette première partie, on trouve de nombreuses mises en place : sur les traits principaux du genre humain, sur l’utilité de la technologie, sur nos gouvernements « tels qu’ils sont » et « tels qu’ils devraient être », sur l’économie selon les fins ou selon les moyens, sur la crise climatique comme enjeu essentiel et notre attitude de déni. Des mises en place nettes mais en même temps elliptiques, à la manière coutumière de Paul Jorion. Une impression de devoir cheminer dans une forêt sans en fixer vraiment la carte… Où tout cela va nous mener ?
Un détour par la fiction de cinq films permet de discuter des attitudes ‘dilatoires’ : déni ou acceptation de l’extinction, malthusianisme, survivalisme… Enfin Hegel, Paul de Tarse et d’autres sont appelés à la barre, ensemble avec Wilhelm Reich et Greta Thunberg, pour éclaircir l’interaction entre les décisions des citoyens et de l’État.
Puis vient le travail le plus nouveau du livre : « Pour un effort de guerre écologique » (chapitre 8 – ma numérotation). Nous en avons pu en découvrir quelques échos sur le blog de Paul Jorion : il a évoqué en octobre la question d’une économie de guerre dans un article de Trends-Tendances, indiquant qu’il doit les chiffres à Vincent Burnand-Galpin ; et celui-ci donne un bref billet sur l’économie de guerre aux Etats-Unis, et un bien plus long sur celle instaurée en Grande-Bretagne (reprise en tant que section du livre) – le tout autour du dernier Nouvel-an, ce qui n’a permis que peu de commentaires (3). Mais le développement est tout à fait passionnant. Il y a une réflexion parallèle sur la planification et sur l’économie de guerre. Il faut d’abord tordre le cou à la perspective révolutionnaire autant qu’au système de marché libre qui est le nôtre. Il faut ensuite analyser les planifications de l’URSS (« impérative »), de la France (« indicative »), de la Chine après Deng Xiaoping (« capitalisme d’État »). Et enfin découvrir les politiques économiques de guerre des Etats-Unis (économie « dirigée »), de la Grande Bretagne (le système Utility). Tout cela permet d’esquisser une planification efficace de la transition, de son financement et de l’intervention de l’intelligence artificielle.
Soixante-deux pages de lecture instructive, passionnante, roborative (2) et convaincante ! À lire de toute urgence. Et à faire discuter dans ses détails et dans ses principes, pour cheminer bien plus loin dans cette perspective avec une multiplicité d’acteurs.
Et ce n’est pas tout. Le chapitre 9 s’intitule « Comment sauver le genre humain » ! comme si le cœur du livre était atteint enfin… Ici apparaît la feuille de route de nos deux auteurs. Et c’est tout aussi indispensable. Réinventer l’Etat-providence, taxer les machines remplaçant les humains, une Constitution universelle pour l’Economie (modifier les règles comptables, interdire à nouveau la spéculation…) sont des thèmes déjà abordés sur le blog de Paul Jorion et qui trouvent ici leur pleine cohérence dans cette feuille de route. Mais c’est la section consacrée à la Gratuité pour l’indispensable qui offre un large développement tout à fait nouveau. Partant d’un tableau des biens indispensables et du régime économique distinct de l’indispensable et du superflu, les auteurs discutent à frais nouveaux la question du Revenu de base ou Revenu universel. Puis ils esquissent un programme de « démarchandisation » des biens en fonction de caractères propres, interpellant par son caractère pratique et pourtant « révolutionnaire » pour les biens communs, biens privés, biens collectifs… Nul doute qu’ici aussi des discussions surgiront, et il faut les faire surgir pour avancer sur cette feuille de route, alors qu’il n’est plus temps de traîner dans les ornières habituelles. « Il est temps de se retrousser les manches », disent les dernières pages en forme d’envoi : Mobilisons-nous.
En refermant le livre, on est réjoui de cette découverte qui offre une marche en avant convaincante. Et on a envie de le faire connaître pour qu’il percole, qu’il ouvre une étape nouvelle à la réflexion et bien sûr à l’action. En urgence. Les auteurs ont dit : vous y trouverez les outils (nécessaires à la transition), à vous de vous en saisir ; et ils ont raison.
Il reste une aporie dans le livre, et plus généralement dans la démarche de Paul Jorion : pour qui ce livre ? La dimension stratégique, ou plus strictement politique est absente. Et la question persiste aux yeux de Paul, qui en discute depuis lors sur le blog et dans les interviews qu’il a entrepris depuis le confinement : qui saisira ces idées ? D’où viendra le mouvement ? La nécessité de construire ce mouvement, d’y travailler pas à pas n’est pas ici envisagée.
Ce livre me paraît spécialement utile pour les jeunes qui se sont mobilisés ces derniers mois pour l’action pour le climat, et pour de nouveaux groupes récemment apparus. Il offre un débouché concret pour ces mouvements de colère et d’action. Un débouché politique au sens noble du terme, un débouché pratique et technique en même temps. On en a vu l’effet avec l’enthousiasme marqué par François Ruffin (sur son blog, pendant qu’il interviewait Paul Jorion) *. Bref une perspective positive qui manquait, et qui doit permettre d’échapper au négativisme qui gagne bien des groupes sociaux. Bonne lecture !
* Cf. le chapitre On reÌfleÌchit avec… Paul Jorion : « Il nous faut une eÌconomie dirigeÌe », dans le livre de François Ruffin à paraître en juin : Leur folie, nos vies. La bataille de l’après, Les Liens qui Libèrent, pp. 205-210.
(1) Tous comptes faits, cela fait 75 ans à peu près que nous n’avions plus subi une telle épreuve. Enfin, nous la plupart des occidentaux. Et que nous avons juré que cela n’arriverait plus. Il y eut quelques perturbations (la crise des missiles à Cuba, les guerres menées contre les indépendances des colonies…) et des retards pour certains (Salazar au Portugal, Franco en Espagne). Mais rien de grave. Parler d’effondrement était presque contre-intuitif dans cette marche en avant. Ni la crise de 2008, ni le sida ou le Sars ne nous ont arrêté… Cela n’est pas vrai pour tant d’autres régions du monde, telle la Russie et d’autres après l’effondrement de l’URSS, des pans entiers de l’Amérique latine en proie à la thérapie de choc ou à la faillite, des États africains souffrant du néo-colonialisme et bien des pays d’Asie frappés par les guerres coloniales ou régionales. Des peuples où le sentiment d’urgence et de colère est ressenti et partagé autrement.
(2) Roboratif : fortifiant, donnant de l’énergie. Rien à voir avec les robots !
(3) Un éclairage venu de Suisse permettant de voir aussi ce qu’est une économie de guerre : https://hls-dhs-dss.ch/fr/arti
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