J’étais l’un des trois invités de Jean-Pierre Boris sur Eco d’ici Eco d’ailleurs. Mes deux premières interventions (celles où j’étais vraiment furax !)
1ère intervention :
C’est le moment de porter un autre regard sur les choses. Vous avez mentionné un de mes livres paru il y a quelques années. Le livre le plus récent, écrit avec Vincent Burnand-Galpin, s’appelle : « Comment sauver le genre humain » et traite directement – alors qu’il est sorti quand même quelques jours avant la crise – de ce type de problèmes. Mais le moment est venu de poser les questions, justement, sur la croissance, le PIB, etc. Tout ça, ce sont des conventions et ce sont des conventions qu’il est temps de remettre en question.
Qu’est-ce que c’est que le PIB ? C’est une somme de valeurs ajoutées. Qu’est-ce que c’est que des valeurs ajoutées ? C’est le résultat d’opérations comptables. Je ne dis pas que ces opérations comptables n’ont aucun rapport avec la réalité mais ce sont des conventions : on peut faire ça d’une manière ou d’une autre, etc.
Et on en parle depuis pas mal d’années, dans la manière dont nous faisons notre comptabilité, la destruction du monde autour de nous, nous ne la tenons absolument pas en compte. Le moment est venu de refaire les calculs et de se dire, la croissance, c’est quoi ?
La croissance, en particulier, c’est le fait de ne pas détruire la nature autour de nous donc on va refaire les calculs, tous ces calculs de PIB, tous ces calculs de croissance. On va les refaire en fonction de ce qui se passe vraiment. Par exemple, on a déjà des calculs sur le nombre de vies qui ont été épargnées du fait qu’il y a moins de pollution dans l’air, du fait qu’il y a moins de voitures sur les routes, etc.
Alors, on nous dit : « Oui, mais les gens ne sont pas payés en fonction de ça ». C’est le moment de remettre en question de simples conventions comme celle qui dit que le salaire, c’est un « coût pour l’entreprise ». C’est une règle comptable. C’est une définition comptable. Ce n’est pas inscrit dans la Constitution. Si on veut le mettre dans la Constitution, qu’on le mette dans la Constitution mais jusqu’ici, simplement, ce sont des conventions. Le moment est venu, un tournant est là qui nous permettra de remettre en question la définition du PIB. Jusqu’ici, on additionne simplement…
Jean-Pierre Boris :
En quoi est-ce que changer le thermomètre améliorera d’une manière ou d’une autre le sort, le destin de ces gens qu’on entendait dans le reportage de Pauline Blaise et qu’on va entendre tout au long de cette émission dans nos différents reportages, qui sont dans la mouise, qui n’ont plus de revenus ? En quoi est-ce que ça change leur destin ?
Paul Jorion :
Pour changer leur destin, il faut dire aux gens qui nous disent maintenant, comme par exemple l’Institut Montaigne, que la solution, ça va être que les gens travaillent plus, qu’on supprime des jours de congés, qu’on dise à ces gens-là : « Mais taisez-vous ! Vous allez provoquer des révolutions en disant ça. Avec une arrogance de classe comme ça, vous allez simplement produire des mouvements comme les Gilets jaunes et la prochaine fois, on ne sait pas ce que ça va donner alors cessez votre irresponsabilité ! Cessez vos comptes d’apothicaire et qu’on commence à regarder comment, véritablement, ça fonctionne une société humaine ! ». Donc, les gens qu’il faut faire taire, c’est essentiellement des gens comme le Medef, c’est des gens comme l’Institut Montaigne, qui font de la provocation gratuite, d’un regard de nanti sur ceux qui n’ont pas grand-chose en leur disant : « Ecoutez, c’est vous qui paierez les pots cassés à l’arrivée ». Non, ce sont les erreurs de tous ces gens-là. Ce sont ces gens-là qui ont fait des erreurs.
2ème intervention :
Paul Jorion :
Oui, effectivement. L’ouvrage dont je parlais, c’est : « Comment sauver le genre humain », celui qui est paru le 18 mars. Ecoutez, Madame parle de combat idéologique qu’il faudrait pouvoir mener. Elle parle d’éco-responsabilité. Vous-même, vous dites : « Tiens, la bourse et le chômage augmentent en même temps ! » et quand tout à l’heure, je vous propose une solution, vous me dites : « Oui, vous voulez casser le thermomètre ». Ce que je propose en révisant cette approche de la croissance et du produit intérieur brut, ce n’est pas de casser un thermomètre qui, en réalité, ne mesure pas la température, c’est de proposer pour la première fois un thermomètre qui mesure la température et pas l’instrument dont on nous parle, qui mesure simplement la manière dont les combats entre les employés et les employeurs sont menés dans notre société.
Quand on parle de tout ça, c’est la question véritablement de savoir qu’est-ce que c’est qu’un gain pour l’humanité et qu’est-ce que c’est qu’une perte ? De la manière dont on fait les calculs maintenant, on ne va pas avoir une récession, on va être dans une dépression. Alors, on a un choix. On va dire : « On a une dépression », c’est-à-dire qu’il n’y aura plus que des chômeurs et les gens qui ont beaucoup d’argent n’en auront pas perdu beaucoup : contrairement à 1929, ils se sont protégés depuis. Ou bien, on prend le taureau par les cornes et on redéfinit la manière dont la croissance se fait, la manière dont le profit se fait dans les entreprises.
C’est ça que Madame [Véronique Riche-Flores] réclame. C’est ça que mon collègue [Lucas Chancel] réclame aussi. C’est ça que, vous, indirectement aussi, réclamez en disant : « Pourquoi est-ce que la bourse augmente quand on perd des emplois ? ». C’est très simple : parce que l’emploi, le salaire, c’est un « coût pour l’entreprise » et que le patron de l’entreprise qui vire les personnes, qui les licencie, il fait une économie pour l’entreprise. Il réduit les coûts et donc, on va lui donner un bonus supplémentaire. Toute l’économie, toute la finance va applaudir parce qu’il a licencié des gens, parce que c’est un « coût pour l’entreprise ».
Au XVIIIème siècle, on n’envisageait pas les choses comme ça du tout. Si vous regardez chez [François] Quesnay, que fait le capitaliste ? Il apporte son capital. Il fait des avances en capital. Que fait le directeur de l’entreprise ? Il avance son travail de direction et de supervision de l’entreprise. Et que fait le travailleur ? Il avance son travail et il sera rémunéré de cette manière-là.
On a changé ça au XIXème siècle. On a dit : « Le travailleur, il coûte simplement de l’argent à l’entreprise ». C’est là-dessus que sont fondés tous nos calculs du PIB ! C’est là-dessus que sont fondés tous nos calculs sur la croissance !
On ne va pas pouvoir faire l’économie de dire : « Voilà, on a une croissance de -30 %. Qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? » Non, qu’on revoie une fois pour toute cette question d’éco-responsabilité, le fait que nous détruisons la nature, le fait que nous sauvons des vies quand l’activité économique diminue ! C’est ça maintenant qu’il faut intégrer. Sinon, comme vous avez fait allusion à ce que j’ai dit à propos de l’extinction, sinon, ça passe ou ça casse.
Ce Covid-19, on le voit bien, ce n’est pas un petit épisode qu’on va avoir comme ça et puis, qu’après, il faudra réfléchir de nouveau au réchauffement climatique. Non, c’est effectivement un grand processus qui est en marche et ça, c’est un élément et il faut l’intégrer comme un élément d’un processus très dangereux qui est en marche.
Jean-Pierre Boris :
Quel genre de processus ?
Paul Jorion :
Un processus d’effondrement bien entendu. Moi, je ne suis pas un alarmiste. Je ne suis pas un collapsologue. Je ne dis pas : « Il va y avoir un effondrement. Il faut juste se préparer à être un survivaliste sur une petite île quelque part ! ». Je dis : « Non, il y a des solutions. Il y a des possibilités. On peut changer les choses » et vous vous souvenez peut-être, en 2008. En 2008, je faisais partie du petit groupe de gens qui avait annoncé ce qui allait se passer. En 2009, on a dit : « Voilà ce qu’il faut faire » et tous nos dirigeants ont dit : « Oui, on a bien compris qu’il fallait changer les choses, etc. ». Rien n’a changé. Pourquoi ? Parce que le rapport de force n’avait pas changé, parce qu’il y avait ce banquier qui disait… Il a fait rire tout le monde en septembre 2008 : « Ne vous inquiétez pas, c’est nous qui allons quand même reconstruire le système à l’identique ». Tout le monde rigolait, personne ne prenait ça au sérieux mais c’est ce qu’il a fait. Avec ses petits camarades, c’est ce qu’ils ont fait. C’est ce qu’on va encore essayer de faire cette fois-ci. Alors, si comme Madame [Véronique Riche-Flores], on dit : « Oui, on n’en veut plus »…
Oui, il faut changer les choses. Il faut changer les conventions et c’est ça : ce n’est pas une révolution, ce n’est pas descendre dans la rue, c’est simplement changer les conventions par rapport auxquelles on traite le fait qu’il y a des gens qui travaillent et des gens qui vivent simplement du rendement de leur capital : le fait que ça rapporte d’avoir déjà de l’argent.
L’émission complète :
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