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La propriété privée
Est-il possible de parvenir à l’économie politique à partir de l’économie capitaliste sans trop de casse ? Beaucoup craignent que le changement ne provoque le chaos et d’autres craignent que cela se fasse aux dépens de leurs privilèges : la peur des uns et la peur des autres empêchent une issue pourtant à la portée de tous. Nous voulons contribuer ici à diminuer la peur et à relativiser l’égoïsme. Et d’abord en dissipant de fausses objections qui entravent le débat.
La propriété privée est défendue à juste titre par un grand nombre sur la base de deux argumentations (l’une marxiste, l’autre libérale).
Marx appelle “propriété privée” l’appropriation de la nature par tout citoyen ou famille. L’appropriation est mise en production des ressources de la terre, pour satisfaire une nécessité (à l’origine se nourrir ou se protéger). Propriété et mise en production sont pour lui synonymes. Il n’imagine pas que la production puisse ne pas être pour autrui ; si la propriété est individuelle, son usage est collectif, car en principe si les hommes se rassemblent c’est pour s’entre-aider. La propriété se définit donc par deux termes, par l’usus l’usage, et le fructus la jouissance du fruit du travail. Ces deux attributs définissent la propriété. Le mot privé est alors rivé à celui de individuel pour s’opposer à celui de collectif.
Marx oppose cette propriété privée individuelle à la propriété privée bourgeoise ou capitaliste à laquelle il donne un sens inverse. La propriété privée capitaliste réserve la propriété à ceux qui la destinent à leur usage exclusif. C’est Marx lui-même qui introduit donc une confusion terminologique : ici le mot privé veut dire expropriation, et que ce soit sous une forme individuelle ou sous une forme collective, la privatisation de la propriété interdit à autrui d’accéder à la propriété à laquelle il a droit du simple fait d’être membre de la communauté. L’usage défini par la fonction sociale de la propriété et sa finalité politique sont remplacés par l’intérêt, la passion ou la fantaisie de ceux qui s’attribuent les titres de propriété privée. Le mot privé n’est alors plus synonyme d’individuel, puisqu’un collectif, une société anonyme peut aussi se l’attribuer pour dire qu’il rompt son lien avec la communauté et prive celle-ci de son usage. De ce coup de force, il s’ensuit un nouvel attribut à la propriété : l’abusus. La privatisation de la propriété privée signifie son retrait de l’usus qui avait un sens politique. (ab veut dire hors de). Autrement dit, l’usus n’est plus ordonné à sa fonction sociale, et la consommation d’autrui à laquelle il était destiné est remplacée par celle exclusive du propriétaire. L’abusus est le pouvoir d’user de la propriété hors de toute raison, y compris de la consumer au mépris du besoin d’autrui *.
Selon l’économie politique il existe plusieurs propriétés selon leur fonction sociale et chacune doit être précisée par une interface qui décide de son inaliénabilité dans une territorialité définie (individuelle ou patrimoniale, communale, régionale, nationale, mondiale).
La propriété privée capitaliste apparaît pour la première fois dans un texte constitutionnel en France en 1796, après le coup d’état du 18 Brumaire qui mit fin à la République, et elle est consacrée institutionnellement en 1804 par Napoléon dans le Code civil **. Dès lors, la bourgeoisie impose sa loi selon son idéologie dite paradoxalement libérale. Depuis Aristote, “libéral” voulait dire généreux, dans une économie politique où celui qui produisait individuellement produisait pour satisfaire le besoin d’autrui socialement et distribuait à bon escient, c’est-à-dire dans le respect du principe de réciprocité. À partir de Napoléon Bonaparte, libéral veut dire égoïste.
La défense de la propriété privée prend des allures rocambolesques et paradoxales lorsque les deux concepts de la propriété privée selon l’économie politique et selon l’économie capitaliste sont inter-changés. Par exemple, l’un des plus ardents défenseurs des populations opprimées des faubourgs du monde entier (Inde, Mexique, Brésil, Afrique…), Hernando de Soto, utilise le terme de propriété privée pour définir la propriété issue de l’appropriation du lopin de terre à partir duquel les exclus produisent leur subsistance, et pour dire la propriété privée capitaliste.
Lorsqu’il présente son projet de convertir en titres de propriété privée les occupations de l’espace que les plus démunis se sont appropriés pour survivre dans les favelas, barriadas et faubourgs des grandes villes, dans l’idée de créer une légalité qui permettrait à tous ces producteurs en puissance de s’intégrer dans la production économique libérale, il oublie que le droit privé de cette société libérale les obligera, à la première occasion, à revendre leurs titres à ceux qui pourront construire à leur place des immeubles locatifs et lucratifs. Confondre propriété privée au sens de propriété individuelle et propriété privée au sens capitaliste, oblige Hernando de Soto à espérer un métadroit (qu’il appelle le droit des gens empruntant l’expression à un économiste indien) au lieu de supprimer le coup de force qui fonde le droit bourgeois. Il est évident que le droit des gens au toit, à l’eau, à la terre, aux conditions imprescriptibles de l’existence de l’individu ou de la famille doit être déclarée inaliénable. De la même façon, les ressources qui appartiennent à une communauté villageoise ou régionale, comme les forêts, les landes, les rivières, les sources ou les lacs, et les ouvrages d’art de communication, d’irrigation etc., doivent être déclarés propriétés inaliénables de ces communes de sorte qu’elles ne puissent être capturées et confisquées par une privatisation ou une collectivisation quelconque, et à plus forte raison les biens qui sont à tous et qui se définissent comme le commun pour l’humanité : le soleil, la mer, la terre, l’eau, l’air, les animaux, les arbres, les glaciers, les sources… Mais pour cela, l’abusus comme la spéculation doivent être récusés. Bref, le droit bourgeois doit être remplacé par un droit universel qui concilie le partage (la réciprocité binaire collective sur le commun, qui fonde le sentiment d’amitié fraternelle entre tous), avec le marché (la réciprocité ternaire généralisée qui fonde la responsabilité individuelle et le sentiment de justice).
La deuxième raison pour laquelle les gens tiennent à la privatisation de la propriété est, comme nous l’avons dit, l’absence d’une interface entre ceux qui au nom de leurs valeurs idéologiques ou religieuses exploitent, asservissent, méprisent, excluent ou tuent les autres.
Puisque la valeur est la représentation d’un sentiment par définition absolu et incommunicable, il faut dissiper toute confusion entre vie privée et propriété privée. C’est cette confusion qui empêcha le leader Bolivien Simon Yampara d’ouvrir le débat de la Constituante de Bolivie en 2005, sur la question de la propriété sociale : il avait confondu vie privée et propriété privée, et, pour ne pas attenter à la vie privée se refusa à condamner la propriété privée, sans se rendre compte que “privé” voulait aussi dire propriété des trusts et des compagnies qui spolient son pays. On doit sortir de cette confusion en déclarant la propriété non pas privée mais individuelle, qui satisfait une fonction sociale et garantit son outil de travail à l’activité de chacun : au médecin, au chirurgien, à l’architecte ou au forgeron, à l’agriculteur ou au maçon, et au commerçant, comme inaliénable.
On répondra qu’il y a longtemps que le législateur s’y emploie, mais il s’y emploie de façon empirique, de sorte qu’il laisse des domaines du droit importants en friche, comme le droit d’abus. L’empirisme ne fait pas le poids contre la rationalité de la doctrine libérale. Lorsque les capitalistes se mettent en ordre de marche et prennent le pouvoir, ils n’autorisent de débat démocratique que lorsque les questions sont posées dans les catégories de leur économie, et ne reconnaissent que des interlocuteurs qui acceptent de discuter les questions posées par eux-mêmes. Ils respectent une démocratie limitée à la société capitaliste : la démocratie capitaliste. Et faute que l’économie politique puisse être représentée dans le débat politique et dans les institutions, la société est rivée à la pensée unique et condamnée à une catastrophe annoncée. Que le débat mette en jeu ce qui revient au partage, à la redistribution, au marché libre et même au libre-échange de façon éclairée requiert le moyen de pouvoir maîtriser et ordonner les valeurs des uns et celles des autres par la raison (éthique, cette fois). Si l’on maîtrise les structures de production des valeurs, il est possible de préciser entre elles des interfaces et le territoire où elles peuvent légitimement prétendre dominer.
Changer d’un système à l’autre devient alors un problème de Constitution, car seule la Constitution peut supprimer l’abusus comme un droit ou comme un attribut de la propriété, seule elle peut déclarer inaliénable la propriété universelle ou commune et définir toute forme de propriété nationale, communale, familiale ou individuelle, par sa fonction sociale. Seule la Constitution peut reconnaître que la justification de l’économie est une appropriation de la nature pour produire selon le besoin d’autrui, et dire que la réciprocité permet de construire des valeurs humaines qui donnent leur sens aux valeurs d’usage. Pour cela, une nouvelle Constitution est aujourd’hui devenue un impératif catégorique
Peut-on construite l’économie politique sans heurt et sans casse ? Sans heurt ce sera un peu difficile, encore que la nature aide les plus idiots à sortir de leur confinement intellectuel et moral lorsqu’elle frappe indifféremment les bourreaux et les victimes : c’est alors au moins la casse qui est évitée.
* Cf. Cédric Mas, « réflexions sur la notion d’abusus dans le droit de propriété », en ligne sur le blog de Paul Jorion, (10 et 11 janvier 2012) [https://www.pauljorion.com/blog/2016/12/20/reflexions-sur-la-notion-dabusus-dans-le-droit-de-propriete-par-cedric-mas/]
** Cf. Bartolomé Clavero, « Les domaines de la propriété, 1789-1814 : propriedades y propriedad en el laboratorio revolucionario », Quaderni Florentini 27, Milano, Dott. A. Giuffré Editore, 1998. Lire à ce sujet D. Temple, Commun et Réciprocité, publié dans la collection « Réciprocité », n° 1, 2017.
(à suivre…)
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