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Je ne suis pas d’accord avec vous (I) ; Je ne suis pas d’accord avec vous (II) ; Je ne suis pas d’accord avec vous (III)
Je ne suis pas d’accord avec vous (IV)
La spéculation commerciale, la spéculation financière et la spéculation capitaliste
D’où vient qu’une part de l’économie politique soit devenue l’économie capitaliste, et pourquoi ?
Si l’on comprend cela, on comprendra aussi pourquoi toutes les tentatives d’économie empiriques en l’absence d’une théorie de l’économie politique sont condamnées à réanimer l’économie capitaliste dont elles espéraient (pour la plupart) s’affranchir.
Dès l’antiquité, le Philosophe a décrit comment se constitue l’accumulation capitaliste. Le Philosophe a pris acte de façon très empirique qu’entre les producteurs qui produisaient les uns pour les autres (l’un le blé et le pain, l’autre le vin), des intermédiaires pouvaient être appelés moyennant une juste rétribution, pour faciliter les transactions sur le marché parce qu’il était difficile d’être à la fois dans les champs et sur la place en ville. Le marché aujourd’hui fonctionne toujours ainsi, du moins les marchés populaires, dits ouverts ou libres. On y trouve en effet des producteurs qui font eux-mêmes le travail de production et celui de la vente sur le marché, grâce à leurs enfants, leurs parents ou apparentés, mais aussi des commerçants rétribués par les producteurs. Ces derniers, que l’on dit parfois “revendeurs”, n’interviennent pas sur les prix déterminés d’un commun accord par les producteurs en fonction des aléas des récoltes, ces prix sont des équivalences de réciprocité. Or, lorsque ce commerce a lieu à de grandes distances, le commerçant peut prendre son autonomie parce qu’il préfère prélever directement son bénéfice de la différence de la valeur d’un produit d’un lieu à un autre : si le blé se vend très bon marché en Egypte et très cher en Grèce et si le vin se vend très bon marché en Grèce et cher en Egypte, le commerçant pourra vendre un sac de blé et acheter deux amphores de vin en Grèce, puis vendre chacune de ces deux amphores en Egypte et acheter deux sacs de blé. S’il existait un contrat de réciprocité entre la Grèce et l’Egypte, il devrait partager la différence de son bénéfice entre les deux producteurs et ne garder qu’un salaire juste. Mais s’il échappe aux obligations de réciprocité entre la Grèce et l’Egypte, il mettra toute la différence dans sa poche : c’est la spéculation commerciale. Cette spéculation à grande échelle a fondé la fortune des bourgeois à la Renaissance. À cette époque, les bourgeois ne rêvaient encore que d’acquérir des titres de noblesse ou religieux. Mais lorsqu’ils purent être autonomes (Amsterdam !) ils ont rêvé de conquérir le pouvoir politique sous leur propre nom. Leur pouvoir s’est construit sur la spéculation commerciale, la traite des esclaves africains, puis le produit du travail des esclaves.
Comment se justifie néanmoins l’abandon de la réciprocité par toute la société, pas seulement la naissance mais la généralisation d’un commerce indépendant de la cité et de ses lois, et l’érection de nouvelles normes économiques fondées sur l’échange et la propriété privée ? Il se justifie au moins parce que les gardiens de la cité ou du temple exigèrent la soumission des uns et des autres aux obligations de réciprocité dans leur imaginaire et selon des procédures de réciprocité inégale à l’avantage de leur prestige, le “don infâme”, et de leur pouvoir, le tribut ou le servage. Dès lors, ils excluaient beaucoup de monde, de plus en plus de monde, qui choisit de faire du commerce hors les murs, dans les bourgs et les faubourgs, et qui élabora une nouvelle économie sur la valeur d’échange et la raison utilitariste. L’économie de libre-échange suppose alors logiquement la privatisation de la propriété.
Pour revenir à l’origine de la spéculation qui fonde l’économie précapitaliste, Aristote observait une deuxième pratique, qui jouait non plus sur la distance spatiale entre systèmes de production différents mais à l’intérieur d’un même système de production, pour la dénoncer, le philosophe Thalès de Milet loua pendant l’été où ils étaient inactifs tous les moulins à l’huile de la région de Milet, et quand vint la saison de la cueillette, il demanda aux oléiculteurs qui voulaient faire presser leurs olives des prix exorbitants pour l’utilisation des moulins – et les oléiculteurs ne purent faire autrement que de s’incliner ou de renoncer à leur récolte. Thalès de Milet venait de mettre en évidence la spéculation, qui devait devenir plus tard la spéculation capitaliste sur la force de travail et le travail des hommes privés d’accès à leur outil ou moyen de production. Mais pour que cette opération sur le travail des hommes puisse se matérialiser, il a fallu attendre encore vingt siècles et le développement de l’industrie. Ce ne fut que lorsque les ressources naturelles, objet d’appropriation des hommes, furent confisquées par les plus forts, que les plus faibles se trouvèrent contraints de travailler sous la direction de ceux qui s’en étaient emparés. N’ayant plus les moyens de produire, ils ne purent survivre qu’au prix de l’aliénation de leur travail pour un salaire qui ne satisfaisait que la reproduction de leur force de travail (payée au plus bas prix évidemment par le propriétaire des moyens de production). La différence entre l’analyse d’Aristote et celle de Karl Marx est que la spéculation capitaliste porte sur la force de travail arbitrairement séparée de la valeur d’usage qu’elle créait dans le travail de l’artisan libre, et qui est désormais arbitrairement définie et confisquée par le propriétaire des moyens de production. La contradiction entre le loueur des moulins à huile de la région de Milet et les oléiculteurs est devenue la contradiction entre le propriétaire des moyens de production et les salariés, qui se mesure par le profit des uns et le salaire des autres. Cette distance artificielle a été créée de toute pièce par la privatisation de la propriété. Ici, j’entends la protestation générale : nous ne sommes plus au XIXe siècle. Cette analyse marxiste est périmée. Nous n’avons plus besoin de ce genre de théorie intellectuelle sujette de surcroît à polémique. C’est vrai : cette analyse, et surtout l’idée d’une lutte de classes des prolétaires qui veulent une plus juste rétribution de leur travail que celle qui leur est consentie par les propriétaires, ou qui veulent abolir la privatisation de la propriété (les uns donc socialistes et les autres marxistes) est complètement dépassée. Néanmoins, si l’on comprend la base du système capitaliste, on peut en comprendre son évolution, et pourquoi la lutte de classes est dépassée ! Donc, seulement pour mémoire, l’exploitation de l’homme par l’homme a meurtri pendant près d’un siècle la société sur toute la terre.
L’évolution de la confrontation entre prolétaires “privés” des moyens de production et propriétaires “privés” des moyens de production se présente aujourd’hui sous un tout autre jour. L’intégration du génie humain des salariés à la croissance du capital conduit à l’amélioration des conditions d’existence d’une majorité, ce pourquoi ces mêmes salariés choisissent de participer à la croissance de l’économie capitaliste depuis qu’elle promeut le pouvoir d’achat du prolétariat. La science accepte ce pari de la collaboration avec le capital car elle y trouve une rémunération suffisamment importante pour doper sa recherche et se projeter dans des objectifs novateurs. L’accumulation du capital est désormais illimitée parce que la force de travail de l’homme est multipliée par son énergie psychique et l’invention de conditions d’existence toujours nouvelles (l’électricité, la machine à vapeur, l’atome, le numérique…). Le prolétariat s’est transformé en techniciens qui contribuent au progrès économique en conscience dès lors qu’à l’intérieur de la production industrielle ses activités sont reconnues en fonction des capacités de chacun. Il est même conseillé de pratiquer la réciprocité pour se donner du cœur à l’ouvrage et forger son sentiment de responsabilité au service de l’entreprise. On crée des départements de psychologie, de thérapie du stress, d’accompagnement à l’épanouissement de la personnalité individuelle et collective, d’éveil critique et artistique, qui deviennent des multiplicateurs de la productivité de l’entreprise. Une question demeure : la finalité de l’entreprise. Elle n’est pas décidée par le développement harmonieux de la cité, elle est déterminée par l’accumulation du capital, non par l’économie politique mais par l’économie capitaliste. Dit de façon plus claire encore, l’économie capitaliste répond au verbe transitif (j’aime ma pomme). L’économie politique vise le bonheur des citoyens sous la tutelle de la réciprocité ; l’économie capitaliste, la croissance du capital sous la contrainte de l’égoïsme.
Marx (encore lui, désolé !) prévoyait néanmoins que cette force psychique du prolétariat scientifique s’émanciperait et finirait par poser la question du “pour quoi faire ?”, et il espérait qu’elle ferait naturellement sauter le verrou de l’idéologie (selon ses termes, les rapports de production). La soumission de la raison au capitalisme serait alors comprise de plus en plus comme ce que supposait déjà Hegel : une “ruse de la raison”. C’est au nom de cette ruse de la raison que le prolétariat accepte de collaborer avec le patronat aujourd’hui. En attendant l’évolution de cette économie capitaliste à visage humain et sa transformation en économie politique, qui reste problématique, le principe de réciprocité est mis de côté (pour un siècle, disait Keynes en 1930), ou plus précisément préservé dans l’économie domestique et non plus politique : nous retrouvons la famille (l’oikos sous le terme latin domus) et les associations de la société civile qui produisent les sentiments de base à partir desquels il sera toujours possible pour une nouvelle génération de tourner la page.
(à suivre…)
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