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Je ne suis pas d’accord avec vous (I) ; Je ne suis pas d’accord avec vous (II)
Je ne suis pas d’accord avec vous (III)
Roméo et Juliette ou le verbe réciproque
Comment donne-t-on une assise universelle aux sentiments que tous les hommes invoquent pour se justifier de leurs choix ? Pour rester empirique : le sentiment que j’éprouve vis-à-vis de quelque chose ou de quelqu’un est le produit d’une interaction entre moi et cet objet, entre le sentant donc, le sujet, et le senti, l’objet, ce pourquoi on la dit relation d’objet, et cette expérience est immédiatement traduite par un verbe transitif, par exemple j’aime la pomme, qui fait du ressenti la qualité de l’objet mais la propriété du sujet (j’aime). L’observation suivante est capitale : si le sentiment en question naît d’une relation de réciprocité avec autrui, l’interaction est intersubjective (les deux objets sont en même temps les deux sujets) et le produit de leur interaction, leur ressenti, est la propriété commune des partenaires de la réciprocité. Heureusement, l’expérience est plus immédiate que ce petit théorème. Son expression est celui d’un verbe réciproque Romeo et Juliette s’aiment – ce qui est tout à fait différent que de dire Romeo aime Juliette comme une pomme. Mais la conclusion théorique est que tout sentiment né d’une relation de réciprocité est universel.
Cette approche est suffisante pour justifier la reproduction systématique de cette expérience créatrice de valeur d’amitié ou de confiance et lui éviter son évolution dans l’égoïsme et sa déchéance (confondre Juliette avec une pomme), autrement dit, pour éviter de confondre l’amour avec un transfert (j’aime ma pomme), ou encore un verbe réciproque avec un verbe transitif.
Mais une autre question se présente aussitôt : comment éviter que la valeur créée par les uns n’affronte la valeur créée par les autres, puisqu’elles sont toutes absolues. L’empirisme lui-même donne la solution théorique !
Dans toute famille qui se constitue à partir de la relation d’un homme et d’une femme (et il a bien fallu que celle-ci se constitue pour que nous soyons nés quelque part sur cette terre), l’interaction intersubjective constituante (Adam et Eve) est une relation de face à face (que l’on appelle l’Alliance matrimoniale) ; mais le fruit de cette alliance (ou de cet amour, en termes de conscience affective) est un enfant : nous qui parlons. Or, la mère est seule à porter un enfant, l’allaiter, et, pour le début de sa vie, à lui prêter son attention comme l’a fait pour elle sa mère. D’où la reconnaissance sinon la dévotion de l’enfant pour sa mère dans toutes les communautés du monde. La maternité implique trois générations : la mère est la fille de sa mère et mère de sa fille, c’est-à-dire qu’elle est le terme moyen d’une réciprocité ternaire dite de Filiation. La différence est évidente avec l’alliance : au lieu d’être binaire (on reçoit et on donne au même vis-à-vis), la mère reçoit d’un côté (l’attention de sa propre mère) et la donne de l’autre côté (à son enfant). Notons cette observations décisive : le visage dans lequel se reflétait l’amitié créée par la réciprocité de face-à-face (la beauté du visage transfiguré de l’aimé(e) [Juliette]) n’est plus là pour refléter la joie de l’amour que l’on éprouve. La disparition de ce miroir (la structure de face-à-face) oblige la mère à reconnaître le sentiment qui l’habite dans son propre cœur : c’est ce que l’on peut dire l’individuation du sentiment d’humanité ou encore l’individuation du sujet. Or, cette individuation n’est pas possible si la réciprocité ternaire est rompue, menace qui contraint la mère à s’assurer qu’elle ne le soit pas, ce que l’on appelle le sentiment de responsabilité, unanimement reconnu dans toutes les communautés du monde comme celui de la mère pour la vie pour l’homme. Ici aussi encore le sentiment est universel.
Nous allons montrer que ces deux structures fondamentales de la réciprocité de parenté sont à l’origine de deux structures fondamentales de l’économie politique : le partage et le marché. La généralisation de la réciprocité de face-à-face est le partage, et la généralisation de la réciprocité ternaire est le marché. Mais auparavant il faut compléter l’observation de l’atome de la parenté, car il est plus complexe qu’il y paraît. Nous avons vu comment s’engendrent l’amitié et la responsabilité à partir de l’alliance et de la filiation. Entre frères (ou entre sœurs), l’identité d’origine est très vite contredite par une différenciation les uns des autres, jusqu’à une certaine distance. Cette distance s’impose comme la matrice d’un nouveau sentiment : le respect. En termes théoriques, on dira que la distance qui engendre le respect entre les frères est obtenue quand l’identité entre eux est égale à leur différenciation (la bonne distance s’appelle la mésotes = le juste milieu ; l’égalité entre la différenciation et l’identité = l’isotes).
Alliance, filiation, fraternité sont trois structures élémentaires de la réciprocité vécues empiriquement par tout le monde dans le système de réciprocité des origines. Mais alors pourquoi des termes théoriques puisque l’on peut s’en passer ? Pour les justifier, il faut seulement observer que la famille se construit sur un territoire donné et exige l’appropriation de ce territoire, d’où l’économie, du grec oikonomia, parce que l’oikos est le mot grec qui définit la communauté familiale. Or, le même problème se pose pour ces communautés de base que pour l’individu : il s’agit de ne pas rester identique à soi-même et voué à la déchéance annoncée de l’égocentrisme de ceux qui dans une association veulent faire triompher leur conception du bonheur. Et, pour vaincre les contradictions entre les communautés, qui aboutiraient à leur affrontement, les hommes ont reproduit entre les communautés familiales les relations de réciprocité en vigueur à l’intérieur de la communauté familiale. Ils ont de la sorte construit la cité (polis) par la reproduction des relations de réciprocité que nous venons de voir (alliance, filiation et fraternité) d’où le nom d’économie politique. Cette entreprise a été couronnée de succès : elle leur a permis de différencier leurs activités, les uns pour les autres (ainsi apparaissent le forgeron, le meunier, le médecin, le juge, etc.). L’économie politique doit assurer à tous les hommes ce que leur assurait la nature (satisfaire les besoins d’autrui), mais aussi ce que la différenciation du travail permet d’inventer pour autrui – ce qui est aujourd’hui mis en une évidence par les médecins et les infirmiers face à la pandémie du coronavirus. Ils soignent ceux qui en ont besoin. Le ressort du travail pour autrui est de créer les sentiments humains qui naissent lorsque cette attention est réciproque et qui font la dignité de l’être humain – ce pourquoi tous les jours les gens remercient le personnel soignant.
Mais voici une observation capitale : que ce soit directement à partir du marché (le commerçant) ou que ce soit par la division du travail en devenant intermédiaire entre les uns et les autres (l’artisan), cet intermédiaire, qui dans une structure de réciprocité de face-à-face entre les producteurs n’était à l’origine qu’un salarié, devient par son savoir-faire, en créant les outils ou les services qui permettent de multiplier la productivité des uns et des autres, le maillon d’une chaîne de réciprocité de type ternaire. C’est lui qui est alors investi du sentiment de responsabilité qui naît de cette structure. Mais il en est un qui reçoit une dignité particulière : le commerçant. Chacun au sein de la relation dite de marché n’est pas seulement responsable de tous les autres, en ce sens qu’il doit répondre du cycle de réciprocité, mais parce qu’il lui incombe désormais d’être égal aussi bien vis-à-vis de celui dont il reçoit d’un côté, que de l’autre à qui il donne, puisqu’il reçoit de lui pour redonner au premier ; il se doit d’équilibrer par l’égalité les deux prestations : cette obligation transforme son sentiment de responsabilité en sentiment de justice. C’est lui qui désormais définit le “prix juste”. Nous savons à présent que nos marchés dits libres, ouverts ou populaires comme on voudra les nommer, sont la matrice du sentiment de justice qui fonde la société dite de marché. Cette structure ternaire et bilatérale est une structure fondamentale à part entière que l’on nomme la réciprocité généralisée. Le partage ou la redistribution et la réciprocité de marché sont les deux fondements de l’économie politique. Mais alors pourquoi l’économie politique devient-elle l’économie capitaliste ?
(à suivre…)
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