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Je ne suis pas d’accord avec vous (I)
Les intellectuels et les empiristes
Nombreux sont les critiques qui se réfèrent à leur pratique du quotidien pour opposer leur recherche de la “vie bonne”, au pouvoir qui leur fait obstacle, tandis que les autres, beaucoup moins nombreux, font appel à une réflexion théorique sur les fondements de l’économie. Mais les premiers récusent leur approche dite “intellectuelle”. Les seconds accusent les premiers de toujours recommencer les mêmes erreurs parce que prisonniers d’une expérience immédiate.
Le pessimisme vis-à-vis de la théorie (et surtout vis-à-vis des thèses marxistes) se justifie par une constatation indiscutable : les idéologies et en particulier les idéologies marxistes ont toutes échoué. Et il est juste évidemment de récuser les systèmes qui ont fait faillite. Alors chacun fait état de sa seule conscience censée dicter un comportement juste ou vrai, une vérité mise à l’épreuve avec succès dans une pratique quotidienne (les jardins partagés, les monnaies locales, les associations : chorales, sports, conférences-débats, etc.). Ces relations créent immédiatement les sentiments d’amitié, de confiance, de responsabilité, voire de justice, et l’espoir naît naturellement que, en se coalisant, ils puissent donner un visage humain à un système économique dont, par ailleurs, on ne souhaite pas perdre les acquis. Conclusion, il faut corriger ses dysfonctionnements, et aménager l’environnement. Cet empirisme est limité au local et dès lors nul ne se sent plus responsable que la terre soit mise en péril d’asphyxie ou de mort biologique – lorsque la question du profit est en jeu –, à l’échelon national ou international. Tout le monde se sent justifié par son impuissance.
La question se pose toutefois : que signifie l’attitude hostile de tout le monde pour la théorie ? Est-ce seulement que la complexité et la puissance du système capitaliste soient hors de portée du contrôle démocratique ? Il y a une raison plus profonde encore qui nous est révélée aujourd’hui par les sciences cognitives. La réaction du sentiment précède toujours celle de l’argumentation, qui vient le plus souvent expliquer la décision prise au niveau de l’affect pour la soumettre à l’utilité que suggère l’idéologie ou la représentation que l’on se fait du monde, scientifique, critique ou autre. Du moment que la raison est inféodée à l’utilité des choses pour la croissance du capital et l’aliénation humaine, le sentiment des opprimés ou des démunis est révolutionnaire lorsqu’il s’élève spontanément contre ce qui fait injure à la dignité de l’homme. Mais voilà : l’idéologue propose une explication pour encadrer, assujettir, encastrer tout sentiment à un ordre des choses déjà donné ou préétabli. La récupération du sentiment par la raison utilitaire transforme le sentiment de celui qui perçoit cette trahison, en colère ! On comprend alors le mépris des empiristes pour les doctrinaires. Mais pire, le pouvoir parvient par ses provocations à excéder la colère et à terroriser ses adversaires, les voue à la violence et les transforme en terroristes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des Juifs ont été appelés terroristes, et des Résistants ont été appelés terroristes, puis des Vietnamiens, puis des Algériens et aujourd’hui des Peuls, des Kurdes, des Talibans. La stratégie de la terreur est celle de la fabrication des terroristes puis de leur élimination physique.
Et lorsque le crime prend la proportion qu’il a pris aujourd’hui, le cerveau ne peut pas en prendre la mesure : il n’est pas fait pour ça, de même que la génération de nos parents n’a pu concevoir que l’on puisse gazer industriellement et brûler des millions d’êtres humains. Devant l’effort qu’il faudrait accomplir pour prendre la mesure de la monstruosité, le cerveau affolé cherche désespérément une issue. Et aujourd’hui, les conseillers en communication offrent en moins d’une seconde une solution psychologique infaillible. Ils effacent l’image d’une réalité impensable par l’image d’une réalité pensable. Il faut une jeune fille comme Greta Thunberg pour avoir les paroles limpides, instantanées et justes qui les prennent de vitesse à la hauteur de la tragédie. Lorsque je cite Greta Thunberg, je pense aussi à Jean Palach et à Anas K. qui ont somatisé le crime du pouvoir dans leur suicide afin de le mettre à la portée immédiate de tout le monde. Greta Thunberg avec son cri à la limite de la folie et du génie, traduit une force affective incroyable pour toute une humanité meurtrie : le cri du silence qui dit la vérité nue : le “Grand Cri”…
À cela, les raisonneurs répondent par un argument tout aussi décisif. Ils observent que tout sentiment est a priori absolu, qu’il soit de plaisir ou de douleur, de joie ou de tristesse, fou ou de génie. Si le sentiment est le critère de vérité, la diversité des conditions d’existence et des sentiments qui leur correspondent conduit à leur affrontement. Il n’y a aucun espoir d’échapper à la violence de l’affectivité lorsqu’elle s’affronte avec une autre affectivité. Si l’on veut que l’affect des uns ne puisse interférer par la violence avec l’affect des autres, il faut convenir par la loi d’une distance institutionnelle irréductible qui permette à chacun d’être à l’abri de la violence d’autrui ; la démarcation de cette distance a justifié la privatisation de la propriété, qui met l’absolu de chaque conscience affective hors de l’emprise de quiconque. Et tant pis si celle-ci conduit à la privation de la propriété des plus faibles : il suffira de les intégrer dans la production sociale, dont ils partageront les avantages moyennant l’aliénation de leur travail. L’économie capitaliste est ainsi un moindre mal…
On voit où le bât blesse : faute d’argumentation rationnelle, les partisans de la conscience affective, qui voudraient donner valeur de vérité à leur expérience de l’amitié ou de la solidarité ou de la compassion sont conduits à l’impasse dès que l’expérience qu’ils ont choisie selon leurs capacités ou leurs dons ne correspond plus à celle des autres ou n’est plus compatible avec celle que d’autres ont choisie en sens contraire. L’incompatibilité des humeurs reconduit à la privatisation de la propriété, et non pas à la propriété individuelle ordonnée par sa fonction sociale aux besoins de la communauté mais à la propriété privée qui permet à chacun (ou chaque collectif) de décider de son action en fonction de son intérêt propre. Combien d’expériences de solidarité se terminent par la lutte des égocentrismes. Cette difficulté est démultipliée lorsque les nouvelles générations, qui profitent de la redistribution de la richesse acquise par la précédente, n’entendent pas s’interroger sur la source de ce dont elles jouissent. Elles apprivoisent les nouvelles techniques et les tournent à leur avantage en réfutant les abus de leurs prédécesseurs ; mais si elles sont prêtes à tourner la page sans état d’âme en promouvant de nouvelles normes de travail, c’est à condition qu’elles pérennisent leurs avantages. La frontière entre la compromission et la collaboration avec le capitalisme est alors très floue, comme pendant la Seconde Guerre mondiale vis-à-vis du national-socialisme. (En fait, tout le monde est compromis pour être né dans l’économie capitaliste et pour avoir subi son conditionnement, mais peu sont des collaborateurs déclarés : il n’empêche que l’hypocrisie camoufle bien des situations indécises). Dès lors, les théoriciens reprochent aux praticiens de reproduire les commencements du système avec d’autres moyens parce qu’ils en ignorent les principes.
L’impasse est donc la suivante : la raison est inféodée au pouvoir par nécessité d’affranchir la société du corps à corps meurtrier des affects. La légitimation du plus fort comme garant de la paix civile par la privatisation de la propriété soumet la raison à la force, et cette trahison est réfutée spontanément par le sentiment de dignité de tout être humain. Mais nous avons dit que ce sentiment humain d’abord universel dévie rapidement en égocentrisme.
Comment sortir de l’impasse ? Eh bien, nous disons d’abord que la théorie doit permettre en priorité à la recherche empirique et spontanée de parer à sa disgrâce annoncée. La théorie n’a plus la prétention de lui substituer une idéologie ou un imaginaire, mais de lui donner des armes pour se déployer sans risque de la déchéance dans le capitalisme ou le fascisme.
La question peut alors être posée de façon à recevoir une réponse positive et pas seulement défensive : comment se construit le caractère universel d’un sentiment humain, qu’il soit d’amitié, de confiance, de liberté, de justice ou de responsabilité ? Si nous savions produire de tels sentiments, la raison ne serait plus au service de l’égotisme mais permettrait de subordonner toute activité économique aux besoins réels de l’humanité. C’est-à-dire que l’économie politique remplacerait naturellement et sans heurt l’économie capitaliste.
(à suivre…)
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