Retranscription de Interdit d’interdire – Paul Jorion et Gaël Giraud sur les conséquences économiques de l’épidémie, le 24 mars 2020. Merci à Romain Vitorge pour la retranscription. Ouvert aux commentaires.
Frédéric Taddeï
Paul Jorion, vous êtes économiste mais aussi anthropologue et sociologue, professeur associé des facultés de l4université catholique de Lille. Vous venez de publier avec Vincent Burnand-Galpin, Comment sauver le genre humain aux éditions Fayard.
Depuis le temps que vous annoncez l’effondrement de l’économie et les risques d’extinction de l’humanité, vous avez pris de l’avance sur les autres ? L’actualité semble vous donner des gages.
Paul Jorion
Oui, oui, tout à fait : c’est comme le docteur Didier Raoult, il suffit d’avoir un petit peu d’avance pour paraitre un farfelu pendant très longtemps, mais ça finit par arriver [rires]. Pour l’extinction de l’humanité, je ne suis pas trop pressé.
FT
Non, vous parliez essentiellement évidemment du réchauffement climatique, aujourd’hui on parle de pandémie mondiale. Dans « Le dernier qui s’en va éteint la lumière » c’était en 2016, vous disiez que le plus grand obstacle à la lutte contre l’extinction des espèces, y compris la nôtre, c’était la recherche du profit à tout prix, est-ce que là pour la première fois on n’a pas mis la recherche du profit à tout prix entre parenthèses ?
PJ
Chez nous peut-être mais certainement pas aux États-Unis. Vous avez peut-être entendu la dernière intervention de M. Trump où il calculait – on lui demandait de parler de l’avenir de la nation – il calculait combien ça allait lui coûter ! C’est lamentable et ça va conduire aux États-Unis en particulier – moi je le prévois depuis un mois ou deux – que c’est l’endroit où la catastrophe sera finalement la plus dommageable parce que ce président a enlevé toute autorité au pouvoir fédéral d’intervenir et du coup les états, les gouverneurs, les maires de ville attendent impatiemment que quelque chose vienne du niveau de l’Etat, parce que c’est quand même une confédération et il n’y a rien qui vient.
FT
Mais en se soumettant à ce que l’on considère être l’intérêt général, aux injonctions de l’Etat ou aux conseils scientifiques, en établissant une sorte d’économie de guerre, un mot que vous employez d’ailleurs dans votre dernier livre, est-ce que l’on ne va pas vers le totalitarisme ? On sait bien que ce qui est exceptionnel, toutes les mesures qui sont aujourd’hui provisoires, pourraient très bien durer dans le temps.
PJ
Oui c’est la question que l’on doit se poser. Le problème qu’on voit dans une situation comme celle-ci c’est qu’on aimerai pouvoir faire confiance à l’Etat. Quand on a vu une répression tout à fait hors de proportions récemment dans les rues, on est inquiet, on n’a pas envie de donner les pleins pouvoirs à un gouvernement, même une direction de l’Etat, qui n’a pas l’air de maitriser entièrement ce qui se passe aux étages inférieurs, oui ça inquiète bien entendu. Et ça je l’indiquais encore ce matin dans un petit texte : il faut que nous soyons absolument prêts à exiger par la suite qu’on détricote toutes ces choses qu’on est en train de mettre en place.
C’est le cas des nationalisations qui vont avoir lieu. Elles sont déjà en cours au Royaume-Uni, parce que le secteur privé va s’effondrer, il faut que nous soyons bien plus vigilants que lors de l’écroulement de 2008-09, où nous nous sommes dit tous : « Ils n’oseront pas remettre en place le même machin ! », et ils l’ont fait. Maintenant nous sommes prévenus, voilà, on est quoi ? douze ans plus tard; il faut que nous soyons déjà prêts avant même que ça reparte, à dire : « Non il n’est pas question de faire marche arrière ! », que tout ce qui aura été fait dans le bon sens. On est reparti – si on ne dit rien, nous – on est reparti pour le vieux système : « capitalisme pour les profits et communisme pour les pertes », c’est-à-dire que ce seront une fois de plus les contribuables, c’est-à-dire les gens qui n’arrivent pas à passer par les mailles du filet qui finiront par régler l’addition. Et je vous rappelle qu’en 2008-2009, la moitié des sommes que nous avons tous payées c’était des sommes qui récompensaient uniquement des opérations spéculatives entre banques, entre financiers, entre grandes fortunes.
FT
Paul Jorion, la Chine, qui est quand même la plus grande dictature du monde, est devenue le modèle à suivre, en matière de privation de liberté il faut se dire qu’ils ont 70 ans d’avance. Est-ce qu’il faut
les suivre là encore dans toutes les extrémités ?
PJ
Si vous avez regardé ce livre qui s’appelle « Comment sauver le genre humain », vous aurez vu qu’on parle de la Chine. J’en parlais déjà dans « Défense et illustration du genre humain », en disant : « Si nous ne nous préparons pas (le livre a été terminé le 6 janvier), il faudra que nos pays un jour achètent clef en main le système chinois », c’est-à-dire dirigé effectivement par un Parti communiste, qui effectivement plutôt que des oligarques, s’identifie à l’intérêt général, mais qui le fait sans prendre de gants et qui le fait parfois avec un gant véritablement de fer, regardez la manière dont sont traités les Ouïgour en ce moment. Si nous ne nous préparons pas disions-nous dans le livre (je peux déjà en parler au passé parce que c’est dépassé, parce que déjà la Chine envoie en Italie, des médecins, un tas de matériel pour la sauver), mon pronostic c’est que dans un mois la Chine proposera humblement aux États-Unis de venir à leur secours et que les Américains, je dirais par bravade évidemment, quel que soit l’état dans lequel ils sont, diront non, alors que ça pourrait les sauver.
FT
A la fin du Coronavirus vous prévoyez que la Chine restera seule debout sur le plan économique, un peu comme les États-Unis à la fin de la seconde guerre mondiale d’ailleurs, alors pourquoi la Chine, pensez-vous va-t-elle mieux résister que les autres ?
PJ
Parce que la Chine n’est pas dévastée, parce que la Chine a su contenir cette épidémie, parce que son économie effectivement en a pris un coup, mais on va voir dans quel état seront nos économies en Europe, dans quel état sera l’économie américaine à la sortie de ça, en espérant que la sortie vienne bientôt. C’est pour ça que j’ai utilisé ce chiffre : en 1944 quand on fait tous les comptes, le seul pays qui a vraiment pas été en guerre sur son propre territoire d’une manière ou d’une autre (l’Allemagne bien sûr a envahi les autres, mais elle a été envahie par la suite à la fin de la guerre), quand on refait les comptes, les États-Unis représentent 75% de l’économie mondiale. Je ne serais pas étonné qu’au sortir de la crise, je ne sais pas, à l’automne si tout se passe bien, quand on fera les comptes des économies qui sont en état de fonctionnement, qu’on ait le même chiffre pour la Chine, que la Chine représente 75% de l’économie mondiale, je ne serais pas étonné.
ET
Et le pays qui souffrira le plus dites vous ce sont les États-Unis, alors pourquoi les Etats-Unis, pourquoi souffriraient-ils davantage que les économies européennes par exemple ?
PJ
Parce que nos pays sont unifiés, d’une certaine manière, nous ne sommes pas des confédérations. Nous avons été des confédérations. La Bretagne d’où je vous parle ce n’était pas exactement la France. À la même époque la Bourgogne essayait de créer un Etat indépendant. Il y avait des Anglais quelque part du côté de l’Aquitaine, etc. Mais nous avons intégré les Etats. Même la Belgique avec son pseudo-fédéralisme est un pays intégré : il y a une direction fédérale. Or, qu’est-ce qui est arrivé depuis que Trump est aux manettes ? Il essaye de détricoter entièrement l’Etat fédéral. Il y a une grande agence qui s’appelle la FEMA (Federal Emergency Management Agency), qui s’occupe des grandes catastrophes aux Etats-Unis, mais il a mis à la tête de toutes ces agences de type fédéral, des anciens lobbyistes des choses que l’on essaye de contrôler. Il met des lobbyistes qui ont été à la tête de l’énergie pétrolière, il les met à la tête de l’environnement et des choses comme ça. Il a saboté entièrement le système, et je ne parle même pas, parce que ce n’est pas d’actualité, mais le fait qu’il remplace tous les juges par des juges d’extrême-droite en ce moment. Non, c’est quelqu’un qui a déjà fait un extrême boulot de sabotage de l’Etat fédéral aux Etats-Unis sur lequel tout le monde compte. Alors, on vient de lui donner les pouvoirs, à Trump, depuis 3, 4 jours, des pouvoirs qui lui permettraient de mobiliser entièrement l’appareil fédéral, et il ne bouge pas, il dit : « Oui les entreprises (selon son type de raisonnement), les entreprises privées vont intervenir ». Et on a vu ce que ça donne les entreprises privées qui obligent le Royaume-Uni (avec un gouvernement Johnson qui n’est pas particulièrement de gauche), à nationaliser ce matin tous les sociétés privées de chemin de fer.
FT
Et la France, vous pensez qu’elle va s’en sortir comment ?
PJ
Je crois que la France a les ressources de s’en sortir et je crois qu’il y a effectivement la possibilité d’une union nationale autour de choses importantes. Oui les gens ont continué à se promener tant que la police ne les arrête pas, il y a un espèce d’esprit je dirais d’anarchisme spontané qui va parfois à l’encontre de l’intérêt général mais je crois qu’il y a l’idée d’un nation. Aux États-Unis ce sont des états, et vous le voyez bien quand on regarde de plus près, il y a des états qui sont encore des états sudistes qui n’ont pas encore saisi vraiment que la Guerre de sécession est terminée. Les états importants comme la Californie sont entourés à leur droite par le Nevada, par l’Utah, par des états qui sont je dirais des petits pays arriérés. Si on enlève l’entourage, l’armature fédérale, ces états, le Wyoming, le Montana, livrés à eux-même, ça va être la catastrophe : ils n’ont pas les moyens.
FT
Est-ce qu’on peut faire du capitalisme, autrement, Paul Jorion ?
PJ
On peut faire le capitalisme autrement, oui, en fait il y a deux conditions. La première c’est qu’on ne partage comme rente (c’est-à-dire l’argent qui va être distribué à des gens qui n’ont pas travaillé), qu’on ne leur redistribue qu’une richesse qui a véritablement été créée grâce à leur argent. Ça s’applique à des gens qui prêtent à une entreprise, et avec cet argent, cette entreprise va faire des choses.
Quand le capitalisme demande des intérêts à des gens simplement pour survivre dans ce qu’on appelle le prêt à la consommation, non là ça ne marche pas.
Et par ailleurs le capitalisme, j’y ai fait allusion tout à l’heure, il est complètement déséquilibré par le fait qu’on permet les opérations spéculatives, spéculatives au sens technique du mot, c’est-à-dire des paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers ou sur le taux qui est lié au prix des titres financiers. C’est quelque chose qui était interdit en France jusqu’en 1885, en 1860 en Suisse, en 1867 en Belgique. Ce sont deux articles, un article du code pénal le 421, un article du code civil le 1965, on peut les remettre en place et ça va permettre à 50% de l’argent qui sert uniquement à des paris entre des gens qui ont énormément d’argent (je ne parle pas des gens qui achètent des maisons ou des machins comme ça), ces paris entre financiers, et gens qui ont énormément d’argent, ça permettrait de remettre 50% de l’argent qui devrait être dans l’économie, de le mettre dans l’économie.
Alors qu’est-ce qu’il faudrait faire avec ça ? Il faudrait augmenter les salaires, si on les augmente comme ça du jour au lendemain en permettant à la rente dont je viens de parler de continuer à fonctionner, ça va produire uniquement une augmentation des prix et ceux qui auront de l’argent en plus ils le paieront simplement parce que les prix auront augmenté, donc il faut le faire de manière intégrée, donc dans un cadre de planification, d’organisation de l’Etat etc. de préférence avec une finance nationalisée qui permettra que les directives soient appliquées et de manière générale dans l’intérêt général. Qu’on se passe d’un système qu’on a copié sur celui de la gestion des entreprises où on ne s’intéresse seulement aux moyens et pas aux fins, où on ne fait que des calculs sur le coût sans se demander quels sont les objectifs que l’on essaye de viser, qu’on remette les objectifs à l’avant-plan, comme on le fait effectivement dans une économie de guerre. Pourquoi est-ce qu’on le fait ? C’est pour sauver la population et gagner la guerre. Maintenant, non, on regarde combien ça coûte, et on dit : « Mais si ça coûte moins cher, c’est mieux ! », et on regarde à l’arrivée ce que ça a donné. Ça donne ce que nous avons maintenant : l’ultra-libéralisme où l’intérêt général passe complètement à la trappe.
FT
Dans votre dernier livre « Comment sauver le genre humain » vous faites l’éloge, encore une fois c’était pour lutter contre le réchauffement climatique et ses conséquences, mais vous faites l’éloge de l’économie de guerre. On a l’impression qu’aujourd’hui nous sommes entrés dans une économie de guerre, Est-ce que c’est le cas ? Est-ce que l’économie de guerre que vous préconisez c’est ce que l’on est en train de vivre aujourd’hui en France ?
PJ
Oui, sauf que ce qu’il y a, c’est que les entreprises ne peuvent plus fonctionner. On est dans un état de déliquescence parce que on va devoir, bientôt évidemment, fermer les entreprises qui ne font pas de l’absolument indispensable, donc gérer de cette manière là alors qu’on ne peut pas mobiliser tout le monde. Quand les Américains sont en économie de guerre entre 1941 et 45, beaucoup de jeunes hommes sont au front d’une manière ou d’une autre, on fait venir les femmes en masse et pour la première fois les femmes sont dans les usines : on ne voit pratiquement que des femmes [sur les photos d’époque], on peut mobiliser à ce moment là.
La difficulté maintenant c’est qu’on ne peut pas mobiliser l’économie, c’est-à-dire qu’il faut se préparer essentiellement pour la suite et en plus on ne peut pas tellement commander non plus ce qui nous manque aux autres pays, sauf à la Chine qui est en train de repartir puisque ça fait quand même plusieurs jours qu’il n’y a pas de nouveaux cas de coronavirus en Chine
FT
On va pouvoir tester cette économie de guerre si elle est capable en France de produire des masques, de produire des tests, on sait déjà que en ce qui concerne le gel hydroalcoolique, des entreprises de parfum de luxe se sont mises à en fabriquer, c’est un bon test pour vous, tout ça ?
PJ
Alors là oui c’est un bon test, oui, ça veut dire qu’on sait le faire, c’est-à-dire que quand il faut, on sait le faire. Les rouages sont un peu grippés. Il faudrait remettre en place surtout de la planification comme on le faisait autrefois. et il faudrait permettre que cette planification dans certains cas soit contraignante, c’est-à-dire que quand on s’aperçoit qu’il manque quelque chose d’essentiel pour faire fonctionner la nation, comme dans ce cas-ci, des ingrédients qui ne peuvent que venir de l’étranger, l’étranger qui peut être paralysé justement par une catastrophe d’un ordre quelconque et quand nous nous sommes habitués, nous, à délocaliser, à demander uniquement à des gens parce qu’ils étaient le moins payés au monde de faire le travail à notre place, on en voit maintenant la conséquence
FT
Quand vous parlez de planification, on pense à l’Union soviétique, on pense à la Chine bien entendu, on ne pense jamais à la France qui a pourtant eu des politiques de planification pendant très longtemps, y compris sous le général De Gaulle.
PJ
Oui, oui, on oublie tout ce qu’on a bien fait, on oublie que c’est le général De Gaulle qui a unifié la Sécurité sociale, il était plus à gauche que les gens qu’il avait en face de lui, tout ça on l’a oublié, ça ne veut pas dire qu’il se soit bien conduit en 1968, ça c’est autre chose.
Non : on sait le faire en France, on l’a fait ! Malheureusement est venue dans les années 70, nous est venue de l’extérieur mais aussi partiellement par les derniers gouvernements de Mitterrand et puis le gouvernement de cohabitation, nous est venue cette invasion de l’ultra-libéralisme, c’est-à-dire « L’intérêt général ça n’existe pas, on confie tout à la main invisible d’Adam Smith, si chacun s’occupe de ses affaires et surtout essaye de faire du profit ça marchera pour tout le monde ». Ça ne marche que dans des situations exceptionnelles. On le voit maintenant : dans une situation de crise ça ne marche absolument pas, et comme vous le dites, nous on publie un livre écrit le dernier jour, c’était le 6 janvier, et deux mois plus tard la confirmation est là dans les faits : il faut pouvoir se mettre en mode d’économie de guerre.
Alors, ce qui est bien, c’est qu’on est en train, voilà, en direct, en live, de voir comment ça marche et de voir qu’on sait le faire et qu’il n’y a pas de raison de ne pas faire la même chose sur le réchauffement climatique. Et on sera un certain nombre d’entre nous à gueuler en disant : « Écoutez, on vient de le faire, on a montré que l’on pouvait le faire, alors on continue maintenant peut-être pas pour notre survie immédiate demain matin, mais pour sauver le genre humain dans son ensemble – ce qui compte quand même ! On est capable de le faire et il faut qu’on le fasse ! »
FT
Vous appeliez également au retour de l’Etat-providence, dans ce livre, mais on a l’impression qu’il est revenu, Emmanuel Macron l’a répété : il faut préserver la santé quoi qu’il en coûte, il faut préserver l’emploi quoi qu’il en coûte, il faut préserver les entreprises, quoi qu’il en coûte.
PJ
C’est l’Etat-providence ! Et si vous avez lu le livre, vous avez vu quand même qu’il y a quelques phrases qui ont été tout simplement recopiées.
C’est un bon signe, c’est un très très bon signe !
FT
Je n’ai pas remarqué quelles phrases ont été recopiées, lesquelles ?
PJ
Et précisément il y en a sur l’Etat-providence à la fin de la première allocution et puis justement sur la nécessité de mettre en place une économie de guerre, dans la seconde allocution. Bon, je n’ai pas été le seul à le remarquer, quand même [sourire].
FT
Vous pensez qu’Emmanuel Macron avait lu votre livre ?
PJ
Quelqu’un l’a lu : quelqu’un qui le connait bien et qui me connait bien aussi lui a dit d’appliquer ça [sourire].
FT
Si on regarde bien justement l’ensemble des propositions que vous faites, dans ce livre, on a l’impression que c’est un peu le socialisme utopique mais avec l’approbation des entreprises du CAC40 et du MEDEF et même des banques d’affaires d’ailleurs, vous voudriez que tout le monde soit d’accord.
PJ
Mon calcul il est le suivant, et puisque personne ne va nous regarder [sourire], je peux le dire comme ça franchement [le 6/4 : 234k visionnages], le fait est que les papes de l’ultra-libéralisme, je ne sais pas pour von Mieses mais je le sais pour von Hayek et pour Milton Friedman, ce sont des gens, voilà, qui sont allé conseiller Pinochet de leur propre mouvement (Pinochet ne leur avait rien demandé), et ce sont des gens qui non seulement pensaient en leur for intérieur, mais ils l’ont écrit à certains endroits, que la venue d’un socialisme est inéluctable. Et ces gens essayaient simplement de gagner du temps.
Ils essayaient de gagner du temps, ils étaient convaincus (parce que ce n’était pas des imbéciles), ils savaient que l’on allait passer finalement au socialisme, et ils avaient en face d’eux Keynes, bien entendu, qui lui le disait beaucoup plus franchement. Quand il parlait d’un nouveau système à mettre en place, il n’employait jamais le mot « socialisme », parce qu’il savait qu’il allait effaroucher les banquiers mais c’est ça qu’il était en train de faire.
Et c’est pareil : je cite, voilà, en introduction du livre, ce banquier qui dit : « Un jour, les marchés vous donnent raison, c’est simplement qu’ils considèrent qu’ils ne sont pas prêts et que le moment n’est pas encore venu ! ». Alors je dis dans cette introduction du livre : « J’espère que ces gens sont convaincus que le moment est venu maintenant ! » Je ne savais pas que c’était à ce point prophétique et que deux mois plus tard ça s’imposerait à tout le monde !
FT
Vous savez bien que les gens sont prêts à accepter des mesures impopulaires, des privations de liberté quand la nécessité s’impose et aujourd’hui la nécessité semble l’imposer, mais quand elle ne l’imposera plus, quand le coronavirus aura disparu, est-ce que vous pensez que tout le monde va dire : il faut continuer de vivre de cette manière là, d’organiser l’économie de cette manière là, de se limiter, pas forcément dans les mêmes proportions, on aura le droit de sortir, mais néanmoins il faut prendre moins l’avion, etc. etc. Est-ce que vous pensez que cela va aller de soi ?
PJ
Il y aura toute une éducation à faire et voilà, c’est les journalistes, c’est les intellectuels qui doivent faire cette éducation en disant : « Regardez, on avait le coronavirus, on l’a eu en pleine gueule (si vous me permettez), mais regardez ce qui est en train de se préparer, pas peut-être pour nous… » Mais là aussi les choses se précipitent, parce que, regardez, on a tous vu ce qui s’est passé en Australie récemment. Moi j’ai vu en Californie, ces forêts en Californie, qui ont brûlé l’année dernière, on m’aurait demandé de parier un dollar pour dire est-ce que ça brûlera jamais des forêts comme ça, c’était tellement humide, vous ne pouviez pas avoir une conversation avec les gens qui ne disent pas : « Il pleut tout le temps ici et c’est tellement humide, etc. » Çà a cramé maintenant parce que c’est remonté.
Tout ça va apparaitre de plus en plus. L’éducation va être plus facile avec ce qui s’est passé, la seule chose, le seul obstacle, ce sera que les partisans du profit vont essayer de reprendre entièrement le pouvoir dès qu’il y aura un moment de flottement. Comme ce banquier qui en 2008 a dit, à la fin de l’année, « Ne vous inquiétez pas, tout le monde dit qu’on est responsable, mais c’est nous qui remettrons ça en place ! » Et ils l’ont fait : à l’identique. Ils n’ont même pas essayé de changer quelque chose. Là il faut effectivement que le rapport de force change, et il faut que les gens cessent de voter pour des gens qui vont simplement essayer de reconstituer le système à l’identique, ça il faut quand même que les gens comprennent
FT
Vous nous encouragez, toujours dans votre dernier livre, à ce qu’on en vienne à la gratuité de l’indispensable ? C’est vrai après tout c’est déjà le cas pour les médicaments, les médicaments en France sont gratuits, ils sont remboursés par la sécurité sociale parce que cela nous semble indispensable. Vous pensez que ça a de l’avenir, là encore, dans le cadre du coronavirus, ça semble une évidence, mais après ?
PJ
Je ne sais pas si il y a quiconque qui dira qu’il faudrait revenir sur la gratuité des médicaments. Il faudrait retourner à ce qui était autrefois le cas, que la gratuité de la santé et de l’éducation à l’époque où elle existait vraiment, d’abord il faudrait les remettre en place entièrement, et ce sont des systèmes qu’il faudrait pouvoir étendre à d’autres domaines.
Alors dans le livre vous avez vu, il y a des endroits, il y a des choses pour lesquelles c’est plus difficile d’introduire la gratuité pour l’indispensable parce que la tentation de l’abus, par exemple sur les vêtements, c’est difficile à organiser, ça ne veut pas dire que ce soit impossible. Il faut penser à des choses bien particulières, mais sur les transports locaux, sur l’accès à la connexion : notre système de wifi, où il y a quatre ou cinq organismes en parallèle, qui font exactement la même chose, ça devrait être un système absolument général, qui devrait être gratuit pour tout le monde, c’est une des choses à nationaliser et on couvrirait tout le territoire si on le faisait demain. Ces doubles emplois on ne peut plus non plus se les payer.
Il faut aller vers… il faut éviter… ma motivation principale, c’est parce que j’ai été banquier, c’est de ne pas donner des chèques aux gens, qui pourraient éventuellement mal les utiliser, mais ce n’est pas ça ma raison principale, c’est parce que automatiquement quand on donne des chèques aux gens, il y a… – et ça je le sais de l’intérieur – on réunit dans les banques des cellules qui sont en général dirigées par des juristes, qui vont essayer de trouver, qui vont mettre au point, des systèmes pour capter au moins une partie de ces sommes.
Avec la gratuité, pas de problème de ce type là : la gratuité on ne peut pas la kidnapper. On le met dans le livre, quand on vous dit, « Mangez à volonté », dans les restaurants il n’y a personne qui reste trois jours à bouffer tout ce qu’il y a sur le buffet.
La gratuité on peut l’organiser, mais il faut l’organiser dans un cadre collectif, en pensant à l’intérêt collectif et il faut penser aussi aux surfeurs qui vont essayer simplement de détourner le système, qui vont essayer de voler les choses gratuites, qui vont essayer d’en faire un trafic à la frontière, qui vont essayer d’accaparer, etc.
Il faut le savoir : il y a des gens parmi nous qui sont des sociopathes, qui essayent toujours de surfer sur la générosité, sur la bonne volonté des autres. Il faut un cadre pour organiser, on ne peut pas laisser simplement supprimer la justice, supprimer l’armée, etc. comme le disent les extrémistes libertariens mais qui sont en fait des ultralibéraux. Ça on ne peut pas le faire : il faut un cadre général pour organiser la collectivité.
Et c’est là l’avantage principal qu’a la Chine, parce que depuis Confucius, depuis le sixième siècle avant Jésus Christ, on leur dit : « Il faut une harmonie entre le gouvernement et les citoyens ». Il n’y a que Mao Zedong qui a essayé d’enlever tout ça parce que c’était des vieilleries, c’est de l’archaïsme etc. Mais c’est en train de revenir, ça permet de tempérer une dictature par un Parti communiste, ces principes confucéens d’harmonie générale de la société : « Il faut que le Ciel et la Terre s’entendent »,
oilà, c’est la vieille pensée chinoise et ça nous nous n’en sommes pas encore là, nous on est convaincus de l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire en fait qu’il n’y a que des consommateurs et la main invisible d’Adam Smith va s’occuper d’arranger tout ça. Non la preuve a été faite en 2008, elle est réaffirmée maintenant : il faut une organisation.
FT
Merci Paul Jorion, je rappelle que votre dernier livre avec Vincent Burnand-Galpin s’intitule Comment sauver le genre humain et qu’il vient de paraitre aux éditions Fayard.
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