Ouvert aux commentaires.
La crise sanitaire actuelle questionne profondément nos sociétés sur tout le spectre de leurs organisations économique et politique. Nous argumentons ici que le soubassement de ces questionnements est l’usage et l’allocation que nous faisons des ressources énergétiques et matérielles, et que cette crise doit être une opportunité de les faire émerger à leur juste hauteur. En effet, toute activité humaine repose in fine sur la mise en œuvre de matière et d’énergie qu’il convient de recueillir, transformer, et nécessairement, pour une part en rejeter. Matière et énergie se doivent d’être en quantité suffisante, mais aussi en qualité suffisante. Chacun comprend en mars 2020 qu’une tonne de cellulose brute n’équivaut pas à la même quantité transformée en 250 000 masques respiratoires. Quantité, mais surtout qualité, sont des notions parfaitement définies et utilisées en physique, et plus spécifiquement en thermodynamique (Ref. 1). Vu sous cet angle, on peut assez facilement proposer une analogie du fonctionnement de nos sociétés avec, par exemple, celui d’un véhicule.
Considérons un véhicule automobile, avec son moteur à essence. Il est immobile au feu rouge, moteur au ralenti. Imaginons tout d’abord un moteur de petite cylindrée. Chacun comprendra que ce véhicule, qui consomme peu au ralenti, n’est, de facto, pas capable d’accéder rapidement à des puissances importantes, ni à des vitesses de croisières élevées. Considérons maintenant un véhicule de grosse cylindrée (un « SUV »). Les choses sont maintenant inversées. La consommation au ralenti est très conséquente, mais sa capacité à monter en régime, tant en puissance qu’en vitesse, est énorme. Voila le dilemme qui s’impose à nous : Ou bien faire de nos sociétés des gros véhicules capables de répondre à toutes les sollicitations (consuméristes, sanitaires, … ), et ce très rapidement, au prix de la gestion d’un moteur gourmand en consommation et en entretien; ou bien choisir un moteur peu gourmand et donc sobre, au risque que cette sobriété devienne une précarité (certaines pénuries, certains chocs sanitaires ne seront pas bien écrantés, mais de façon choisie).
D’aucuns objecteront que la démonstration ne tient pas si l’on considère un véhicule électrique qui, au feu rouge, ne consommerait rien. Mauvaise pioche : un tel véhicule ne peut représenter nos sociétés. En effet, celles-ci ne s’arrêtent jamais de fonctionner, et comme tout organisme vivant, elles consomment, même au ralenti. Elles ont un « métabolisme basal », une société arrêtée serait une société morte. La thermodynamique (Ref.1) nous suggère fortement que c’est cette consommation au ralenti de nos sociétés qui gouverne tout, et nous détermine le choix des autres consommations. Le concept de pyramide de Maslow dicte une idée semblable, la base est indispensable (se nourrir, se loger, avoir accès à l’hygiène, avoir des proches), mais dans les hauts étages sociaux, l’anthropologie ne suggère pas que monter haut soit vivre mieux, mais que cela donne l’impression de protection et d’immunité aux crises.
En 2020, que sommes-nous prêts à dépenser et dans quels postes budgétaires sommes-nous prêts à le dépenser? Dépenser pour des accessoires et des chromes, ou pour l’arbre à cames que personne ne voit mais qui fait que le moteur a un ralenti solide et s’adapte aux demande de régime choisies ou subies ?
Que dire des emplois de soin à la personne et autres emplois de services tellement mal payés, mais sans lesquels plus rien ne fonctionne?
Que dire des services publics qui assurent la continuité de l’État et permettent une résilience des collectivités territoriales, en particulier dans les zones isolées ?
La liste est longue des situations vécues qui résonnent derrière ce problème de l’allocation de la richesse nationale.
La question que suggère l’analogie des moteurs réels est donc simple : Quel point de ralenti sommes-nous prêts à accepter pour nos sociétés?
Un point très bas, qui nous vaudrait d’être sobres mais incapables d’accélération suffisante en cas de crise, nous contraignant alors à faire des choix peut-être dramatiques lors des pires crises, mais où les règles de ce à quoi l’on tient sont assez claires pour tous ?
Ou un point élevé, qui donne une impression de résilience et garantit le plus souvent de passer les crises avec l’apparence que cela vaudrait pour le plus grand nombre, mais dont le coût d’infrastructure est élevé ? Et dont la sensibilité à une crise extrême est donc questionable, puisque la perception des règles sur ce à quoi l’on tient devient floue et moins partagée.
Si nous nous refusons à choisir, à l’échelle de nos sociétés, et la taille de notre moteur, et l’allocation de nos moyens, alors nous cessons de gérer les évènements, pour simplement les subir. Suivant la taille des crises, et nous avons maintenant une idée des temporalités pour le cas sanitaire et assez d’information pour le cas environnemental, cette allocation et ces choix diront comment nous définissons les minimums communs et comment nous serons à même de les protéger.
Il est certain que la situation actuelle, qui prône la compétitivité, nous a conduit à n’avoir n’avoir ni sobriété, ni résilience hors d’une marge qui se révèle aujourd’hui si étroite qu’elle est disqualifiée.
Ces analogies d’énergie remettent donc en cause le moteur « capitalisme », puisque l’avance valant intérêt et valant jusqu’à aujourd’hui accumulation des richesses définit par force un « gros ralenti » à notre moteur.
Ce que d’aucuns nomment le capitalisme des parties prenantes (Ref. 2) n’y changera rien au fond, car il n’agira qu’à la marge, sur la forme des sièges arrières et la taille de la galerie sur le toit dans notre analogie, et très peu sur la taille du moteur.
Quand cesserons-nous de nous payer de mots?
1. Adapted or Adaptable: How to Manage Entropy Production?
2. La crise du Covid-19 offre une opportunité de faire le capitalisme autrement, par Mariana Mazzucato
Laisser un commentaire