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Sur le site de QG, le texte a été légèrement modifié : « une hésitation entre faire primer des choses sur les êtres humains ou mettre l’humain au premier plan » est devenu « une hésitation entre faire primer le fonctionnement général sur les êtres humains ou mettre l’humain au premier plan ». « Le Brexit, une catastrophe économique et financière » est devenu « le Brexit, une catastrophe économique et financière à mes yeux ».
Ce qui suit est le texte original.
Le Coronavirus est en train de produire un effet domino catastrophique sur l’économie mondiale, tout particulièrement dans les pays occidentaux, où l’enchaînement des politiques néolibérales ont rendu les structures économiques plus fragiles. De quoi redonner ses lettres de noblesse à l’État-providence, selon l’anthropologue et sociologue Paul Jorion, qui publie ces jours-ci « Comment sauver le genre humain », coécrit avec Vincent Burnand-Galpin, aux éditions Fayard. Il appelle à une exigence populaire face aux pouvoirs, pour en tirer des leçons et ne pas répéter les erreurs de la crise de 2008-2009. Interview par Jonathan Baudoin
QG : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la crise du Coronavirus, notamment sa transformation de crise sanitaire en crise économique ?
Paul Jorion : Dans la mesure où une maladie provoque des arrêts de travail, il est évident que si des gens sont alités, sont à l’hôpital ou s’ils meurent, cela a un impact sérieux sur le travail réalisé, sur l’économie. Le choix des dirigeants de laisser ouvertes certaines entreprises non-essentielles montre une hésitation entre faire primer des choses sur les êtres humains – une tare fondatrice de l’ultralibéralisme – ou mettre l’humain au premier plan, ce qui devrait être le principe directeur d’une société digne de ce nom.
QG : Est-ce que cette évolution de l’impact de la pandémie sur l’économie mondiale, notamment sur les économies développées, va fragiliser ces dernières face aux puissances émergentes, selon vous ?
P.J : C’est-à-dire qu’il y a une puissance émergente, où d’ailleurs la pandémie a démarré, mais qui a su la juguler assez rapidement. Il est intéressant de se souvenir d’ailleurs de l’indignation devant les mesures qu’elle avait prises, des pays qui sont, maintenant, les plus affectés, parce qu’ils sont incapables de gérer la pandémie d’une manière aussi efficace que la Chine. Elle qui n’a pas eu de nouveaux cas de contamination récemment sur son territoire et qui peut relancer son économie, alors que les nôtres sont en train de s’enfoncer dans le plus profond des marasmes.
QG : Est-ce que ça met à mal l’orgueil occidental, quelque part ?
P.J : Certainement. Et on n’a encore rien vu ! Ce seront les États-Unis, selon mes analyses des derniers chiffres, qui seront les plus affectés. Et comme la pagaille là est totale en ce moment pour ce qui est de la gestion de la crise, ce pays sera véritablement à terre quand la pandémie aura suivi son cours. Vers la fin de l’été sans doute pour les États-Unis qui ont embrayé relativement tardivement. Leur impréparation fait que l’accélération est terrible. Ils sont passés rapidement au second rang des contaminations alors qu’il y a deux semaines, ils se trouvaient encore très bas dans la liste des pays affectés.
QG : En parlant des États-Unis, quel serait le degré d’influence du Coronavirus sur l’élection présidentielle états-unienne, prévue pour novembre prochain ?
P.J : Les électeurs Républicains croient Trump – les sondages le confirment – quand il considère la pandémie comme un bobard. Ce sont par ailleurs des gens sans civilité aucune qui ne respecteront pas la distanciation sociale. Il y aura donc une auto-sélection qui fera d’eux des victimes de premier choix. Trump est un démagogue autocrate, un identitaire, surfant sur le ressentiment d’une population blanche pauvre et malheureuse qui n’a plus qu’un seul souci : que les minorités afro-américaine et amérindienne soient encore plus malheureuses qu’elle. Trump a 73 ans et son obésité constitue une « condition préexistante », il est donc tout particulièrement exposé, et il le sait. Les quelques mesures positives qu’il prend sont motivées seulement par sa peur de mourir.
QG : Est-ce que l’expansion du Covid-19 est un exemple pour à la fois mettre à mal la mondialisation et opter pour une politique de décroissance, selon vous ?
P.J : Il y a une décroissance de fait. Du côté de la mondialisation, ça n’aura pas d’effet défavorable : on imagine mal par exemple que les emplois délocalisés vers la Chine retournent vers leur pays d’origine. Ça s’est fait à petite échelle de la Chine vers des pays où le travail était encore moins bien rémunéré, comme le Vietnam ou l’Indonésie. Pour ce qui est de la coopération mondiale, elle ne pourra au contraire que se renforcer.
Une chose qui apparaîtra évidente avec cette crise, c’est qu’une pandémie, comme d’ailleurs le réchauffement climatique, ne peut être régulée que par une coopération au niveau mondial. Des naufrages, comme celui du Royaume-Uni avec le Brexit, une catastrophe économique et financière qui débouchera à terme sur l’éclatement (sécession de l’Écosse et de l’Irlande du Nord) du Royaume qui aura cessé d’être uni, constitueront des avertissements allant dans le même sens. C’est-à-dire qu’ils vont décourager les mouvements centrifuges, de repli des nations sur elles-mêmes. L’idée de concertation nécessaire va s’imposer parce que même si les dirigeants ignorent cela, les peuples auront conscience du degré dans lequel la Chine nous aura aidé à éviter le naufrage, et que ce n’est que tous ensemble que nous pouvons résoudre nos problèmes. De la même manière que le nuage de Tchernobyl a ignoré les frontières, une pandémie nous montre à quel point les frontières sont des barrières artificielles : voyez aujourd’hui la coopération de fait entre les hôpitaux d’Alsace, de Lorraine, de la Sarre et de la Rhénanie, fonctionnant sur le terrain comme une unité.
QG : Dans le livre Comment sauver le genre humain, que vous avez coécrit avec Vincent Burnand-Galpin, vous parlez à plusieurs reprises de « moment Pearl Harbor », signifiant qu’un problème peut être pris à bras le corps si un fort ressenti existe dans la population. Est-ce que la crise du Coronavirus peut faire office de « moment Pearl Harbor » ? Si oui, de quelle manière ?
P.J : Les États vont nationaliser, de fait, ou même légalement, les entreprises essentielles à l’économie qui tomberont l’unes après l’autre, faute de ressources financières. Ce sera à nous de mettre le holà au moment où nos gouvernants tenteront de re-privatiser.
Il faudrait que la population tire enfin les leçons de 2008, qui ne furent pas tirées au moment-même. Nous, le peuple, n’avons pas été assez outragé du fait que les leçons qu’il fallait tirer de 2008 aient été ignorées. Pensez au discours de Toulon de M. Sarkozy par exemple : par défaitisme, nous n’avons pas exigé de ces personnages qu’ils tiennent parole.
J’espère que nous aurons cette fois retenu, non seulement, la leçon des événements d’aujourd’hui mais aussi ceux de 2008, et que nous parviendrons, par leur combinaison, à proclamer : « Pas de retour en arrière ! ». L’État-providence doit être inscrit dans la Constitution ! La spéculation doit être de nouveau interdite, comme elle l’était autrefois. Un ensemble de choses essentielles comme celles-là.
QG : Ça permettra de remettre en cause la volonté d’instaurer un régime de retraites par capitalisation, et au-delà, de la logique de privatisation ?
P.J : Ce qui se passe en ce moment fournit un excellent exemple. Les gens qui à l’étranger ont des retraites du type de celles qu’on voulait nous imposer ont perdu tout leur argent ces jours récents. Et là, le défaut de ces systèmes-là, qui sont liés à la valeur actionnariale des entreprises, apparaîtra en plaine lumière.
Cela aura valeur d’exemple. La population est furieuse de la modification du régime des retraites, et quand ils deviendra évident que dans les pays où ont été mises en oeuvre les « réformes » que l’on voulait appliquer chez nous, les prétendus « bénéficiaires » ont tout perdu, sa détermination en sera encore renforcée.
C’est à des gens comme nous, journalistes, intellectuels, d’attirer l’attention là-dessus. Ayant vécu aux États-Unis, je vois de près que ma retraite de l’État, j’en bénéficie toujours, alors que de celle de l’entreprise privée où je travaillais, qui était liée à la valeur des actions de cette entreprise, il ne reste rien.
QG : Comment faire en sorte d’éviter qu’il y ait encore un scénario de privatisation des profits et de socialisation des pertes, à l’instar de la crise financière de 2008-2009 ?
P.J : On reparlera bientôt de nationalisations, de planification impérative : des choses de cet ordre-là, qui n’étaient plus à l’ordre du jour. Quand on fera les comptes et qu’on s’apercevra, à l’automne par exemple, que la Chine représente désormais, je ne sais pas, à elle seule, 50% à 60% de l’ensemble de l’économie mondiale dans l’état où elle se trouvera, je suis convaincu qu’absolument tout le monde en tirera les conséquences : nous certainement, mais la Chine aussi.
QG : Est-ce que cette crise pourrait fournir un mouvement vers une sortie du capitalisme qui peut être considéré comme malade et comme rendant malade tout ce qui l’entoure ?
P.J : Je pense que oui. Je crois que certains en sont conscients. Vous avez sans doute vu cette lettre hystérique d’un patron français à ses employés qui terminait sa diatribe en maudissant « ceux qui pensent que c’est une bonne occasion pour détruire le système capitaliste qui leur donne à manger ». Il est clair qu’il a très bien compris où était le problème : que ce n’est pas le capitalisme qui nous donne à manger (sauf dans le cas de gens comme lui) c’est la générosité de notre planète autour de nous et le travail que nous consentons pour qu’elle nous nourrisse. Il a sans doute eu tort, de son point de vue, de révéler sa terreur, la peur panique qui l’a saisi.
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