Aussi sur Simone et les philosophes. Ouvert aux commentaires.
Les murs de nos existences confinées en disent long sur ce qui nous éloigne les un·e·s des autres. Sur ce qui peut aussi nous rapprocher.
Notre crise rend intensément perceptibles toutes les formes de distances sociales, jusqu’à les décaler. Le privilège d’habiter un appartement parisien cède le pas sur la jouissance d’un jardin provincial. Les professions médicales prestigieuses, majoritairement occupées par des hommes, se trouvent fragilisées par l’absence de matériel et le risque de contamination, comme le sont les professions sociales et médicales subalternes largement féminisées. Des noms de ministres, députés, princes, acteurs et sportifs infectés ont marqué les débuts médiatiques de l’épidémie, contrastant avec le traitement habituel des épidémies renvoyées à la misère sociale.
Ces décalages n’ôtent rien à la dangerosité extrême des violences les plus ordinairement dramatiques de nos sociétés capitalistes. Du côté des non-confiné·e·s, celles et ceux qui nettoient, soignent, nourrissent, livrent, encaissent, en prenant un risque majeur de contamination pour eux et pour leurs proches, font les frais de leur précarité tout en étant promus au titre d’indispensables. Du côté des confiné·e·s, le huis clos des espaces trop réduits exacerbe les tensions, les souffrances et les fatigues, engageant des risques gravissimes pour les femmes isolées sous les coups de leur conjoint et les enfants maltraités.
Dans ce chaos imposé, on a dernièrement qualifié d’indécente la pratique – visible dans les médias – d’une « romantisation » du confinement. D’une promotion lyrique, éthique et poétique de l’expérience du confinement, qui occulte la détresse d’une partie de la population pour laquelle cette démarche esthétisante est rigoureusement impossible. Et à vrai dire peu recommandable. Pour trouver au plus vite un hébergement d’urgence en période d’épidémie, mieux vaut ne pas se perdre dans la lecture de Rimbaud ni se croire dans un conte de fée…
Aussi cette crise rend-elle à la fois visible et insoutenable l’exercice de la domination intellectuelle – si habituel dans nos sociétés patriarcales. L’un des leviers bien ancrés de cette domination consiste, par exemple, dans l’adulation des enfances nanties des artistes, intellectuels, savants.
Sartre n’a choqué personne lorsqu’il écrivait dans Les mots cette phrase maintes fois citée : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai peut-être : au milieu des livres. » Sans doute parce que c’était un homme, on n’y trouva pas à redire et on ne verra pas de contradiction entre son gauchisme intellectuel et son auto-promotion bourgeoise, fût-elle habilement et ironiquement poétisée. Parler de ses parents, de ses grands-parents, de sa bibliothèque et de sa maison de vacances sont des constantes bourgeoises auxquelles on se réfère pour définir l’intérêt qu’on doit porter à une personne. C’est une coutume dans les interviews d’être invité·e à parler de ses parents, comme pour pouvoir se grandir des valeurs qu’on leur usurpe au prétexte d’en hériter. Pourtant, une telle pratique satisfait à moindres frais notre besoin d’admirer et soutient les discriminations socio-économiques le plus agréablement du monde. Sans doute en raison de mon milieu natal (sans livre, ni foyer, ni vacances), cette violence de notre culture m’a toujours paru non pas tant indécente que stupide. Avoir besoin de circonstances arbitraires (genre, profession des parents, livres lus, sorties culturelles, etc.) pour s’épargner l’attention aux actes et aux idées de quelqu’un témoigne d’une lâcheté intellectuelle dommageable au progrès de nos sociétés.
Voici où je voulais en venir. Ladite poétisation des privilèges étalés pour eux-mêmes, par manque de considération pour le reste de la société, a au fond l’indécence de manquer de cette faculté poétique fondamentale : l’art de créer une expression singulière d’une expérience éminemment plurielle, d’une expérience en laquelle d’autres que moi, d’autres qui ne sont pas comme moi, pourront reconnaître un bout de leur propre réalité.
L’expérience poétique du dépouillement n’est pas en soi une affaire bourgeoise. Des ascètes de toutes sortes en ont témoigné. Même dans une cellule, un brin d’herbe qui s’échappe du ciment gagne à devenir poétique. Il donne au regard du prisonnier une matière à s’approprier, ne fût-ce que sous la forme la plus minimale: celle de la pensée. La moindre occasion de penser et d’habiter l’espace peut fournir une raison de vivre. Réserver la poétisation de l’existence aux personnes bien nées – et ultimement aux hommes – est précisément la stratégie de notre culture patriarcale.
La poétisation de l’existence quotidienne n’est pas non plus une affaire bourgeoise. Les femmes – dans l’ombre des modestes foyers et du mépris masculin pour les détails de la vie domestique – ont toujours cherché à embellir leur environnement avec les moyens du bord. Une manière pour les femmes confinées de ne pas se regarder à travers les yeux du patriarcat est de maintenir la valeur créative et esthétique de leurs actions, de leurs savoir-faire et de leurs préoccupations. De lutter contre cette constante de notre société patriarcale qui ôte toute valeur poétique au travail des femmes. En ce sens, la volonté de réprimer par la critique sociale la liberté des femmes soucieuses de sublimer leur existence domestique et maternelle, aussi modeste soit-elle, procède encore et toujours du dédain patriarcal pour les activités reléguées aux femmes, au rang desquelles figure l’art d’embellir les aspects les plus picaresques de la vie confinée.
La poétisation de l’existence confinée procède de la résilience, de la capacité spirituelle à transfigurer ce qui nous aliène dans les murs de nos sociétés. Pour ne pas nous abandonner tout à fait à l’humiliation sociale, sous quelque forme que ce soit. Elle n’a rien à voir avec le réenchantement narcissique de privilèges érigés en valeurs, que vénère la culture dominante. Elle a à voir avec ce qu’il faut à nos cœurs et nos corps pour se rapprocher.
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