« Comment sauver le genre humain » : Eugénisme et exterminisme : J-4

Paraît chez Fayard le 18 mars (pp. 117, 118, 124 & 125).

III.b. L’eugénisme, à la différence de l’exterminisme, vise à façonner les générations futures en opérant le tri entre les humains à naître, en vue d’encourager un certain profil parmi l’ensemble de ceux actuellement représentés, comme étant d’un certain sexe, d’un certain type, etc. tout en faisant baisser le nombre des autres par un système d’interdictions et de prescriptions, et ceci dans une perspective considérée sans doute comme « adaptative » par ses partisans, même si d’autres catégories de la population s’interrogent alors sur les critères retenus, notamment, et tout particulièrement, la sous-population présentant les caractéristiques dont il aura été déterminé par certains qu’il s’agit de l’éliminer.

III.c. Le souci de modeler la population quant à ses traits physiques et son patrimoine génétique, dont l’eugénisme fait un projet dans le moment présent mais dont l’aboutissement n’apparaîtra que progressivement à l’avenir, l’exterminisme lui, entend le réaliser ici et maintenant – avec une aura d’urgence vitale, comme en témoigna la problématique allemande du Lebensraum, l’« espace vital » de sinistre mémoire, une invention de Friedrich Ratzel (1844-1904) devenue pilier de la pensée pangermaniste avant d’être reprise avec enthousiasme par le nazisme. Plutôt que d’élargir la définition de l’eugénisme pour y inclure également l’exterminisme, nous préférons du coup distinguer clairement les deux termes.

Un projet envisageable pour l’eugénisme serait de réduire le nombre d’êtres humains à la surface de la terre par une action concertée, soulignant qu’il y a à cette conception, deux versants : un premier que l’on pourrait qualifier de « progressif », à savoir favoriser un glissement dans la composition de la population humaine vers un profil spécial considéré comme particulièrement souhaitable et en réduisant le nombre des non-conformes par un système d’interdictions et de prescriptions, le second versant étant celui d’un eugénisme « actif » que l’on confond parfois avec le premier mais que les commentateurs qualifient aujourd’hui à juste titre d’« exterminisme », un terme introduit autrefois par l’historien marxiste britannique E. P. Thompson (1924-1993), quand, dans un projet délibéré, une partie de la population se débarrasse d’une autre, un type de politique qui a été pratiqué, et qui se pratique toujours, sur une base ethnique, religieuse, politique ou pseudo-médicale.

Une nouvelle justification apparaît aujourd’hui pour l’exterminisme, liée à la disparition de l’emploi. Le travail est traditionnellement effectué par les personnes que l’on appelle « salariés », que Marx appelait, à l’image de Robespierre, « prolétaires », c’est-à-dire ceux dont la seule richesse est d’avoir une progéniture (en latin : proles) susceptible de les aider par son appoint de main d’œuvre. Or, la disparition du travail du fait de la numérisation (robots, logiciels, Intelligence Artificielle) signifie que les gains du capital, détachés du travail, auront cessé entièrement de constituer une spoliation des travailleurs pour être puisés avec l’aide de machines dans une exploitation directe des « aubaines » auxquelles pensait Proudhon.

Si la question de la disparition du salariat n’est pas résolue par la séparation une fois pour toutes des revenus et du travail effectué, les anciens salariés qui auront été expulsés petit à petit du marché de l’emploi finiront par constituer une masse désœuvrée dont les récriminations constantes et les larcins, causeront l’irritation des « capitalistes », les détenteurs de capital.

Les chiffres diffèrent quant aux emplois susceptibles de disparaître à moyen terme, mais que l’on se réfère aux 9 % que mentionne l’OCDE ou aux 51 % calculés par le cabinet McKinsey, le fait est là : le travail disparaît, les êtres humains nécessaires à la production de marchandises et à l’offre de services sont de moins en moins nombreux. La part des avances nécessaires en capital ne cesse de croître dans la production, alors que celle des avances en travail ne cesse elle de baisser.

Les entreprises automobiles mobilisaient autrefois des centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières : en 1979, la General Motors employait 618.000 personnes, dont 80.000 dans la seule usine de Flint dans le Michigan, soit près de la moitié de la population de cette ville de 190.000 habitants ; l’usine Renault à Flins employait 21.000 personnes en 1972, celle de Sandouville, 13.000. Par contraste, les grandes firmes de génie génétique n’emploient aujourd’hui que quelques centaines de personnes seulement : 400 pour l’une des plus grandes, Horizon Discovery. En novembre 2019, Microsoft emploie 148.000 personnes, General Motors, 173.000, des effectifs du même ordre de grandeur, mais la capitalisation boursière de ces firmes est incomparable : 1.155 milliards de dollars pour Microsoft, 51 milliards pour General Motors.

Peter Frase, un sociologue-politologue américain, a proposé dans un petit livre intitulé Four Futures (London : Verso 2016), quatre scénarios envisageables pour le monde futur. Le premier consiste en un retour au communisme soviétique, dont il paraît peu probable selon nous qu’il ait un quelconque avenir, tant la continuité entre ce régime et le tsarisme qui l’avait précédé est apparue criante avec le recul du temps. Le deuxième scénario nous promet encore davantage d’ultralibéralisme. Le troisième, dont Frase pense beaucoup de bien – mais dont il ne parvient pas hélas à défendre la cause de manière convaincante – est celui d’un retour à la social-démocratie telle que nous avons pu la connaître et la vivre durant les années cinquante et soixante. Le quatrième scénario qu’il imagine est une version plus extrême encore de ce que le film Elysium met en scène : celui de l’« exterminisme », contre lequel il met sévèrement en garde. Le raisonnement de Frase est celui-ci : nous verrons face à face deux types de populations, l’une universellement considérée comme indispensable, et l’autre déconsidérée parce qu’au pôle opposé : à l’existence indifférente. La tentation sera là présente pour les nantis, de se débarrasser des misérables, considérés comme de simples gêneurs.

« Ne dites pas que cela n’aura pas lieu, insiste Frase, car cela a déjà eu lieu ! Non seulement cela s’est déjà vu, souligne-t-il, mais cela s’observe toujours. Ne disons pas : ‘Les riches n’oseront pas, eux qui ont à leur disposition les machines parce qu’ils en sont propriétaires, ils n’oseront pas se débarrasser de ceux qui ne sont pas comme eux, mêmes s’ils apparaissent comme de véritables gêneurs’. Non ! l’éventualité n’est certainement pas à exclure : l’élimination des populations à l’échelle industrielle est faisable. Elle a déjà été faite ».

Sur un plan technique, l’eugénisme et l’exterminisme sont en effet réalisables. L’intelligence artificielle couplée à des armes, ce que l’on appelle désormais des « système d’armes létales autonomes » (SALA) ou plus couramment des « robots-tueurs », offre une voie « propre » à l’exterminisme. Le participant à une manifestation retournera à son véhicule une fois celle-ci terminée, satisfait que tout se soit bien passé et c’est là qu’un Robocop l’attendra pour lui retirer une fois pour toutes l’envie de manifester, un autre robot disposera alors de son cadavre. Nul ne saura jamais ce qui lui est arrivé : son nom s’ajoutera sans plus à la longue liste des disparitions inexpliquées.

Une vidéo terrifiante a été produite par l’association des scientifiques s’opposant à l’utilisation militaire de l’intelligence artificielle appelée Stop Autonomous Weapons. Y est présenté un petit groupe de lycéens ayant mis à jour sur l’internet une affaire de corruption et ayant créé un petit club autour de cela. Il n’est pas dit de quoi il s’agit exactement : on voit seulement une mère s’inquiéter de l’intérêt de son fils pour « un truc politique ». Dans la scène suivante, ces lycéens sont rassemblés dans un amphithéâtre pour un cours, quand cette salle de classe est soudain envahie par un essaim de mini-drones, et l’on voit ces petites machines qui de manière sélective repèrent les membres du club anti-corruption, vont se placer sur le front de chacun d’entre eux où ils activent une charge. Une petite explosion et les enfants s’effondrent sur leur siège, tués instantanément. Le nouveau monde s’est débarrassé de lycéens remuants s’étant mêlés d’une affaire de corruption ne les concernant pas.

Cette vidéo est à voir : elle est extrêmement bien faite, elle est saisissante, on y voit l’attitude des parents et l’on se rend compte que tout cela se passe aujourd’hui : il ne s’agit pas d’un monde de science-fiction, ce genre de choses relève du déjà techniquement possible. Cela peut déjà se faire.

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