Marius Gilbert, épidémiologue qui s’est déjà exprimé ici, s’est élevé dimanche dans une émission sur RTL Belgique contre la position défendue par Marc Wathelet. Je lui ai demandé de développer son point de vue. Ouvert aux commentaires.
Covid-19 : entre banalisation et alarmisme
L’épidémie naissante du coronavirus Covid-19 touche aux peurs fondamentales de nos sociétés. Dans ce cadre, deux positions caractéristiques se sont développées qui mobilisent chacune une sélection subjective des chiffres relatifs aux décès et à la transmission de cette maladie.
“Ce n’est qu’une grosse grippe”
D’un côté, on trouve la position banalisante : “ce n’est qu’une grosse grippe, la grippe tue beaucoup plus que le coronavirus”. C’est effectivement vrai aujourd’hui, puisque la grippe saisonnière a une incidence qui fluctue entre 5 et 10% de la population et un taux de décès qui s’élève approximativement à 0.1%. En revanche, le Covid-19 est un nouveau virus contre lequel la population n’est pas immunisée. Le pourcentage de personnes infectées pourrait donc être beaucoup plus important que dans le cas de la grippe saisonnière.
Pour comparer la dangerosité des deux virus, il y a donc lieu de rapprocher les taux de décès. Pour le Covid-19, les données en provenance de Chine indiquent un taux de décès de 5.8% dans la ville de Wuhan et de 0.7% dans d’autres régions de Chine. Cette différence peut s’expliquer par la saturation des services de santé dans la ville de Wuhan, entraînant une chute dans la qualité de la prise en charge des patients. Dans de bonnes conditions de soins, le taux de décès serait donc de 0.7%. Un autre argument présenté par la position banalisante est de considérer que le décompte des cas ne tiendrait pas compte d’un très grand nombre de cas asymptomatiques qui n’auraient pas été détectés par les autorités sanitaires chinoises, et qui seraient susceptibles d’abaisser ce taux de décès.
Il est ici utile de considérer ce qui s’est passé dans d’autres pays que la Chine. La Corée du Sud a réalisé une campagne de détection et de prévention sans précédent. À la date du 8 mars, 178.189 personnes avaient été testées, pour 6767 cas confirmés et 44 décès. Le taux de décès de 0.65% confirme celui observé en Chine dans des conditions de bonne prise en charge. Mais ces données nous disent également autre chose : il n’y a pas une grande quantité de patients asymptomatiques non détectés susceptibles de faire baisser le taux de décès. Enfin, l’événement dramatique de contamination au sein du bateau de croisière “Princess Diamond” a également permis d’avoir une mesure très précise des cas asymptomatiques qui ont ici pu être échantillonnés en raison des conditions très particulières de cette épidémie, et indique ici aussi un taux de décès de 0.8% (6/705) chez les patients qui ont été traités au Japon.
On le voit, dans de bonnes conditions de traitement, le taux de décès des patient atteints par le Covid-19 est effectivement plus élevé que celui de la grippe saisonnière. C’est donc l’effet combiné d’une grande incidence potentielle et de ce taux de décès, tous deux supérieurs à la grippe saisonnière, qui justifie les mesures fortes qui sont prises pour éviter à la fois une trop grande transmission (qui augmenterait le nombre de personnes infectées) et une saturation des hôpitaux (qui augmenterait le taux de décès par personne infectée).
Mettre la société en quarantaine
À l’opposé de cette position se trouvent les alarmistes qui semblent prêts à mettre l’ensemble de la société en quarantaine en oubliant que toutes les sociétés acceptent de vivre avec un certain nombre de décès évitables, tout en cherchant à les minimiser avec les moyens dont elles disposent. Il y a, vis-à-vis de toutes les maladies, un arbitrage qui se fait entre des intérêts socio-économiques et des intérêts de santé publique et la réflexion de l’autorité publique vis-à-vis du Covid-19 n’a aucune raison d’y échapper. Selon l’European Environment Agency, il y avait, en 2016 et en Belgique, 9380 décès prématurés liés à la pollution de l’air, très largement plus que la grippe saisonnière, et personne n’a demandé que l’on arrête, d’urgence, tous les véhicules et toutes les industries pour les empêcher.
Au travers de deux intervention publiques, l’une adressée à la ministre de la Santé et l’autre à la Première ministre, Marc Wathelet s’est inquiété publiquement de l’état de préparation de notre pays et de la faiblesse de la réponse à l’épidémie alors qu’elle s’établissait sur notre territoire. Le constat qu’il tire sur l’état de notre préparation est juste. Notre pays s’est surtout assuré de pouvoir détecter les premiers cas importés lorsque l’épidémie était limitée à la Chine, mais a réagi avec un temps de retard à l’évolution rapide de la situation et n’a visiblement pas suffisamment anticipé toute une série de besoins en termes de logistique (masques, réactifs), de procédures et de communication.
En revanche, ces deux contributions portent également un certain nombre d’éléments alarmistes qui décrédibilisent complètement leur propos aux yeux de ceux qu’elles cherchent à convaincre.
À titre d’exemple, la transmission par les aérosols, que M. Wathelet met en avant comme un élément particulier de préoccupation, n’est formellement exclue par personne. Mais il y a un consensus assez large sur le fait que celle-ci n’est pas le moteur général de la transmission et le rapport de la mission de l’OMS en Chine est particulièrement clair à ce sujet. M. Wathelet cite ce rapport lorsque les chiffres vont dans le sens de son propos, mais omet de le mentionner lorsqu’ils le contredisent… quand il ne met pas explicitement en cause l’OMS pour “désinformation”. Seul contre tous les gouvernements qui mettent en place les procédures médicale dans leur pays, il estime que la transmission par les aérosols est sous-estimée, ce qui justifierait que toutes les procédures soient adaptées en ce sens.
Son raisonnement autour du taux de reproduction de base est également partiel, ne retenant que les estimations les plus élevées (4.6 et 7). Ce taux est défini comme “le nombre moyen d’infections secondaires produites lorsque un individu infecté est introduit dans une population dans laquelle tout le monde est infectable”. Mais ce nombre, dès le départ, est le reflet du niveau de contact entre cet individu infecté et cette population, puisqu’une personne infectée sur une île déserte ne contaminera jamais personne. Il ne s’agit donc pas d’un paramètre biologique (comme le temps d’incubation par exemple) mais d’un paramètre qui dépend de la structure sociale et démographique dans laquelle est plongé ce premier individu infecté. C’est une mesure utile pour comparer différentes maladies transmissibles en faisant l’hypothèse d’une structure de contacts constante, mais la mesure de ce R0 est particulièrement sensible aux toutes premières données récoltées. Les épidémiologistes obtiennent donc des estimations relativement variables selon l’épidémie, le lieu où elle se propage, la sensibilité de la détection et l’état de l’épidémie au moment où les premiers cas sont détectés et selon la méthode de calcul.
Si effectivement certains travaux ont fait état de valeurs supérieures à 4, une revue plus complète de la littérature indique que ce chiffre doit se situer entre 2 et 3. La situation italienne est très particulière, en raison de la pyramide des âges. Un article en pré-print de Hilton et Keeling, deux mathématiciens épidémiologistes renommés, montre que si l’on prend en compte la structure des âges dans l’infectiosité, ce qui semble raisonnable étant donné l’influence déterminante de l’âge sur le niveau de l’infection et la charge virale, on peut s’attendre à un R0 plus de 2 fois supérieur en Italie qu’en Chine et à des R0 très inférieurs dans certains pays d’Afrique. Notre pays semble, de ce point de vue, également relativement exposé à des R0 supérieurs à celui observé en Chine.
Un trait commun à ces deux éléments est de prendre des observations avérées mais qui constituent plutôt des cas extrêmes. Or une politique de santé publique ne peut se construire que sur la base d’hypothèses réalistes sous peine de prendre des mesures totalement disproportionnées en regard des objectifs à atteindre.
Un travail d’équilibriste…
Suppression de tout échange avec les régions infectées, annulation de tous les transports aériens, annulation des vacances de carnaval en France et en Italie, prise de température systématique de tous les touristes à leur retour : rien ne semble suffisant aux yeux de M. Wathelet pour retarder la transmission sur notre territoire. Il préconise aujourd’hui la mise en quarantaine de toutes les personnes revenues d’une région à risque, ainsi que de ceux qui vivent sous leur toit, même s’ils n’ont pas voyagé, ainsi qu’un dépistage systématique. Tous les travaux de modélisation indiquent qu’une maladie pour laquelle il y a une période d’incubation comme le covid-19 ne peut s’arrêter par des mesures de contrôles de santé aux frontières ou aux aéroport (pour le covid-19, ce chiffre a été estimé ; des contrôles de température laisseraient passer près de 60% des cas). Ce ne serait rien d’autre que de construire une digue pour éviter que le château de sable ne soit entouré trop vite par la marée montante. Des milliers de personnes seraient ainsi privées de leur liberté de mouvement pendant 2 semaines au seul motif d’avoir été dans une zone à risque, ou de faire partie de la famille de quelqu’un se trouvant dans ce cas. Qui accepterait cela ? Et pour quel bénéfice réel ?
M. Wathelet oublie que la bonne gestion d’une épidémie repose entièrement sur l’adoption par le public des mesures préconisées. Pour que cette adoption soit bonne, celles-ci doivent doivent-être raisonnables et proportionnées par rapport au risque encouru. Si elles ne le sont pas, elles créent soit la panique, soit la défiance envers l’autorité publique et aboutissent dans les deux cas à des effets souvent contraires à ceux poursuivis initialement. L’observation de la situation italienne nous en donne un excellent exemple. Le gouvernement ayant décrété la quarantaine dans 15 provinces du nord de l’Italie, de nombreux habitants ont quitté ces zones pour rejoindre leurs familles dans le sud, contribuant inévitablement à la propagation géographique de l’épidémie. Quel sera le bilan final de cette mesure ? Personne n’est en mesure de le dire. En temps d’épidémie, les comportement individuels se manipulent avec des pincettes, de manière graduelle et proportionnée.
Quant à la question des masques de protection, on peut effectivement regretter un manque de prévoyance aboutissant à une situation de pénurie pour le personnel de santé. Mais si celle-ci est bien réelle, et qu’elle perdure dans les prochaines semaines, intituler un paragraphe “Aux masques, citoyens !” qui se fait l’écho d’une prise d’armes et considérer que les citoyens “…ont le droit de se défendre quand le gouvernement a failli à sa responsabilité de protection collective”, c’est tout simplement lancer un appel à l’incivilité dans un moment où la collectivité a plus que jamais besoin de la coopération de chacun. C’est irresponsable.
La bonne gestion des épidémies est un travail d’équilibriste qui impose une mise en regard permanente de la prévision d’un risque avec son impact sociétal, tout cela en présence d’incertitudes scientifiques. Il y a lieu de travailler chaque jour à réduire les incertitudes et à faire le tri entre les données pour conserver les plus vraisemblables. Et chaque mesure proposée doit être soigneusement pesée pour évaluer ses effets direct et indirects du point de vue épidémiologique, social et économique. Il n’y a de place ni pour la banalisation, ni pour l’alarmisme.
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