Retranscription de Combien existe-t-il de vérités ? Réponse : 2 !, le 3 août 2019. Ouvert aux commentaires.
Bonsoir, je vais commencer par trois exemples, trois exemples d’illustrations de la vérité qui appartiennent à trois continents différents. Le premier, c’est l’Asie. Le second, c’est l’Afrique et le troisième, c’est l’Europe.
Vous le savez, quand on traduit d’une langue dans une autre, on a parfois de très très grandes difficultés parce qu’on a l’impression, nous avons tous l’impression, qu’il y a un monde autour de nous qu’on appelle « la réalité-objective » et que nous le décrivons essentiellement et que nous avons tous mis, chacun dans son coin, au point des langues qui se contentent de décrire le monde tel qu’il est.
Mais, vous le savez sans doute, les langues, en fait, abordent le monde de manières extrêmement différentes. Il y a des langues, des langues africaines que je connais, qui font une distinction très importante entre le fait que quelque chose se rapproche ou quelque chose s’éloigne, qui n’est pas une notion qui nous est commune. Quand nous parlons, dans la pensée occidentale, nous utilisons les différents temps qui nous paraissent aussi évidents : il y a le passé, il y a l’avenir et, entre les deux, il y a un truc qui est coincé, qui s’appelle le présent. Or, certaines langues africaines envisagent, pour ce que nous appelons le temps, justement, de distinguer les choses en termes de si elles se rapprochent (ce que nous appelons l’avenir ou le futur) ou si elles s’éloignent (le passé). À nous, cela nous paraît extrêmement différent de la manière dont nous appréhendons le temps.
Il y a une notion dans les textes de la Chine ancienne, l’antiquité chinoise qui correspond à peu près à l’antiquité chez nous, il y a une notion qu’on a traduite spontanément comme étant cette notion de vérité. C’est la notion de kô. Quand on regarde un petit peu ce qui a été écrit par les philosophes chinois à propos de ce kô, on s’aperçoit que les choses sont en réalité assez différentes. On demande par exemple aux enfants, à propos de certaines choses, de déterminer si elles sont kô ou si elles ne le sont pas (nous dirions si elles sont vraies ou elles sont fausses). Il y a un exemple qu’on donne, justement, dans l’antiquité chinoise, d’une question qu’on posait aux enfants : « Est-ce kô de dire que tout le monde aime le prince ? » Et le paradoxe sur quoi on attirait alors l’attention des enfants, c’était en leur disant : « Non, ce n’est pas kô de dire que tout le monde aime le prince parce que la princesse, sa sœur, n’a pas le droit de dire cela ! ». À quoi est-ce que cela renvoie ? Au fait que cette notion de kô ne renvoie pas à une réalité objective : elle renvoie à une réalité que nous appellerions sociale.
Les philosophes chinois, c’est à peu près la même époque que chez nous. Confucius, c’est au VIe siècle avant Jésus-Christ. Aristote, chez nous, c’est le IVe siècle avant Jésus-Christ. Dans les deux mondes, on réfléchit à des questions de cet ordre-là. La différence entre la Grèce antique et la Chine ancienne, c’est que la Chine où on commence à se poser des questions de ce type-là, c’est un monde que nous jugerions surpeuplé. Il y a déjà, dans cette Chine ancienne, une ville qui compte un million d’habitants. Entre des villes comme Sparte, des villes comme Athènes à la même époque – ce sont des villes où il y a peut-être 100 000 habitants – il y a de grandes distances, avec des campagnes à peu près dépeuplées entre elles.
La Chine est déjà, à cette époque-là, un système extrêmement intégré. Vous le savez, c’est un des seuls pays qui a de véritables frontières naturelles : des déserts, des chaînes de montagnes, la mer et qui est un pays qui est entièrement intégré. Pourquoi ? Parce que sa nourriture dépend du riz. Le riz, c’est une culture inondée, vous le savez, et donc, il faut organiser entièrement le monde autour de cette culture du riz, c’est-à-dire qu’il faut gérer l’ensemble des rivières d’une seule manière. Dans la Chine ancienne, comme dans la Chine moderne, il n’y a jamais eu de bourgeois à la tête des villes. Il n’y a jamais eu de guerriers ou de descendants de guerriers. Cela a toujours été des fonctionnaires et ces fonctionnaires, vous le savez, sont recrutés depuis très très longtemps par un système d’examens.
C’est un monde extrêmement différent et cette notion de kô, elle attire notre attention sur la chose suivante que nous résumons par le confucianisme. Il y a cette notion d’une intégration, une intégration nécessaire entre les ordres qui descendent d’en haut et l’ordre spontané fondé sur la vertu qui doit monter d’en bas. Pourquoi ? Parce qu’on a affaire à des ensembles extrêmement peuplés qu’il faut pouvoir organiser. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de guerres civiles en Chine. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de guerre. Ça ne veut pas dire que la Chine ne soit pas passée par une période extrêmement difficile à partir du XVIIIe siècle jusqu’au XXe siècle.
Mais comment devrions-nous traduire cette notion de kô ? « Cela convient », et est-ce que cela convient ou non de dire que tout le monde aime le prince ? »Et c’est pour ça qu’il y a ce contre-exemple de la sœur qui n’a pas le droit de dire ça et que le fait de dire qu’il est kô de dire que tout le monde aime le prince est remis en question. Les choses sont convenantes ou non. Cela sied ou non de dire quelque chose. Pourquoi ? Probablement parce qu’on a affaire à une société qui se rend compte que les problèmes de vie en société, ce n’est pas simplement de dire le vrai. C’est aussi de dire le vrai dans un contexte où cela ne crée pas des problèmes extraordinaires.
Un autre exemple de l’Afrique. Là aussi, problème de traduction. Nous arrivons, nous, Européens, en Afrique. Nous traduisons, nous nous mettons à traduire les langues africaines que nous trouvons là. Souvent, c’est la première fois aussi qu’on les rédige, qu’on les écrit sur le papier et, un paradoxe, c’est que les Yoruba (les Yoruba, c’est donc une population du Nigéria, en partie aussi sur le Bénin [les Nago]), dans leur pays, il existe une religion traditionnelle qu’on appelle la religion des Orishas. C’est très très proche de la notion de Vaudou dans le pays voisin, l’ancien royaume du Dahomey, au Bénin actuel.
Le mot Orisha, comme le mot « vaudou », veut dire sacré dans la langue du pays, à propos de la religion locale. Et quand nous commençons à traduire les choses que disent les Yorubas, en les écrivant sur le papier, on arrive à ce paradoxe : les Yorubas disent qu’ils croient à la religion chrétienne mais qu’ils savent la religion des Orishas.
Paradoxe ! Comment est-ce qu’on explique ça ?
Eh bien voilà, ça renvoie à ce que je disais tout à l’heure sur la manière dont les langues découpent, abordent, le monde de manière différente. On a pris ces mots de « croire » et de « savoir » et on les a appliqués à quelque chose qui ne correspondait pas véritablement et le paradoxe apparaît quand les gens disent que la religion locale, ils la savent et la religion chrétienne, ils y croient.
Quelles sont les deux notions, en fait, qu’on a essayé de subsumer sur ces deux termes de croire et de savoir ? Ce sont des notions différentes : c’est de savoir par expérience personnelle et de savoir parce qu’on vous l’a rapporté, parce qu’on vous l’a dit.
La religion chrétienne, c’est une religion du livre. C’est quelque chose qu’on apprend en lisant un livre ou en écoutant un prêtre qui vous raconte une histoire et qui dit : « C’est comme ça ! ». Tandis que la religion des Orishas, c’est quelque chose que l’on rencontre véritablement dans la vie de tous les jours. C’est une expérience personnelle.
Je me souviens. J’ai travaillé dans ce pays-là, au Bénin, comme expert des Nations-Unies, et je me souviens d’une notion, « Aziza ». On m’explique quelque chose et on me dit : « Oui, mais ça, c’est lié à Aziza ». Je crois d’abord que c’est le nom d’une personne et puis, on m’explique que Aziza, c’est quelque chose qui n’est pas vraiment une personne, qu’on voit quelquefois, qui peut parfois prendre la forme d’un animal, etc. mais les personnes qui m’en parlent ont l’expérience de l’Aziza [Wikipédia dit « fée »] : ils l’ont vue, ils l’ont sentie, etc., de la même manière qu’en Bretagne où j’habite en ce moment, il y a des gens qui ont vu l’Ankou, qui est la mort, qui est parfois là au détour d’un chemin, au coin d’une rue, et qui est là présente, et qu’on peut voir véritablement.
En Grèce ancienne, une anecdote, à propos de Protagoras, qui est donc un sophiste : il enseigne donc l’art de bien parler qui permet d’entrer en politique, de devenir juriste ou avocat, de pouvoir défendre des arguments. Et son élève Euatos refuse de le payer.
Comment est-ce que nous savons ça ? C’est par cette personne qui s’appelle Diogène Laërce qui nous a parlé de la vie des philosophes anciens, grâce à qui nous connaissons des tas de choses. Nous savons par lui qu’Aristote a écrit des dialogues comme Platon mais qu’ils se sont perdus. Nous savons aussi par lui que Platon a écrit des textes théoriques et qu’ils se sont perdus également.
Euatos refuse de payer son maître, Protagoras, et Protagoras lui dit : « Tu me paieras de toute manière. Pourquoi ? Parce que je vais te faire un procès et ce procès, soit je le gagne et tu seras obligé de me payer mon salaire, mes honoraires. Soit tu le gagnes, et tu auras prouvé que tu as véritablement bénéficié de mon enseignement puisque tu as pu même me défaire en justice ».
A cette époque-là, des philosophes s’élèvent précisément contre ces sophistes. C’est Socrate. C’est Platon. C’est Aristote. Pourquoi ? Parce que ce que les sophistes enseignent, c’est à gagner, à l’emporter dans une argumentation, quelle que soit la manière. Et on enseigne en particulier à des avocats comment l’emporter dans leur plaidoirie en prouvant soit qu’une personne est coupable, soit que la même ne l’est pas.
C’est-à-dire que la question n’est pas une question que nous appellerions de vérité. C’est ce qu’on appellerait simplement la cohérence du discours. Il s’agit de ne pas s’auto-contredire.
Il s’agit de ne pas s’auto-contredire et là, en partant de certaines prémisses, on peut ne pas se contredire en prouvant une chose tout comme son contraire. Il suffit simplement de rester sur les rails. Et vous le savez, Socrate s’élève contre les sophistes – même si Aristophane le présente comme un sophiste dans Les nuées, une pièce. Socrate n’écrira pas. Platon consignera l’enseignement de Socrate sous forme théorique mais nous avons perdu ça, et sous forme de dialogues, que nous avons toujours .
Aristote, ensuite, voudra résoudre ce problème de deux discours qui peuvent se présenter comme étant « vrais » si vous voulez, entre guillemets, en n’étant simplement pas auto-contradictoires, en essayant lui d’introduire une dimension supplémentaire.
Dans les argumentations des sophistes, on vous apprend en particulier, si vous êtes avocat ou politicien, à dire : « Vous affirmez telle chose. Il est vrai ceci, que vous avancez, mais il est faux que ceci ou cela… » C’est-à-dire que cette notion de vrai et de faux est déjà là sous forme polémique, sous forme d’une argumentation, sous forme de ce que Aristote appellera ensuite des arguments purement rhétoriques.
Qu’est-ce que c’est la rhétorique ? C’est ce qui nous permet de gagner dans une argumentation dans la vie de tous les jours. Et vous le savez, dans la vie de tous les jours, on peut très bien essayer de convaincre quelqu’un en lui disant qu’on connaît quelqu’un, le neveu de ma concierge, qui, lui, dit le contraire : « qu’il n’y a pas de réchauffement climatique », et on peut partir à partir de là, etc. A partir d’un exemple isolé, on peut essayer de prouver quelque chose dans la conversation de tous les jours. Or on ne peut pas, à partir d’un exemple isolé, convaincre devant les tribunaux ou dans la vie politique et certainement pas dans la démonstration scientifique.
Aristote distinguait 3 types de discours : le discours de l’analytique qui décrit ce que nous appellerions la science aujourd’hui, la dialectique qui est l’art de dialoguer et d’essayer de convaincre justement devant les tribunaux ou dans la vie politique, et la rhétorique, la conversation de tous les jours qui relève de l’opinion.
Aristote, nous lui en sommes redevables, commence à mettre tout cela sur le papier. Il nous le montre grâce à son ami Eudoxe.
Eudoxe est le mathématicien qui sera probablement – nous ne le savons pas avec exactitude – le professeur d’Euclide dont tout le monde connaît le nom du fait de son travail de produire des théorèmes de géométrie. Mais à l’époque d’Aristote, Eudoxe invente la théorie de la proportion.
C’est quoi la théorie de la proportion ? C’est un moyen qui va nous permettre de comparer des choses qui sont, sinon, incomparables.
Vous le savez, les premières choses que nous essayons de faire en mathématiques, ce sont des échecs. Si nous essayons de comparer la longueur de la diagonale d’un carré avec son côté, nous n’y arrivons pas : nous avons un nombre de longueur infinie. Si nous essayons de comparer le diamètre d’un cercle avec sa circonférence ou avec sa surface, nous n’y arrivons pas non plus : nous avons un nombre qui s’appelle π et qui est, lui aussi, de longueur infinie.
Eudoxe travaille là-dessus et il invente une théorie de la proportion. Et son ami Aristote va en tirer un parti extraordinaire. C’est un peu parallèle avec ce qui s’est passé à une époque avec Einstein, au début du XXe siècle, qui a besoin d’un objet mathématique et il va pouvoir utiliser les tenseurs, un objet mathématique, qui en fait vient d’être inventé.
Que va faire Aristote ? Il va utiliser cette théorie de la proportion de son ami Eudoxe pour expliquer 3 choses. Il va expliquer comment nous raisonnons. Il va expliquer comment fonctionne la justice, la justice correctrice et la justice distributive et il va utiliser ce même modèle encore de manière légèrement différente pour expliquer la formation des prix en Grèce ancienne. J’ai pu par ailleurs montrer que c’est une explication qui marche très très bien dans nos sociétés contemporaines, aussi bien dans la vie de tous les jours que dans la finance, contrairement au modèle de l’offre et de la demande qui, lui, en général, ne marche pas.
Une proportion, c’est : a est à b comme c est à d
Comment cela fonctionne-t-il selon Aristote ? Eh bien, on peut produire des proportions, que l’on appelle proportions continues [à 3 termes au lieu de 4] : a est à b, comme b est à c. Et avec des proportions continues, grâce à deux phrases, les prémisses, nous allons pouvoir tirer une conclusion et cette conclusion, elle est neuve.
C’est quelque chose que l’on ne savait pas auparavant. Alors, on peut discuter si ce n’était pas déjà impliqué dans ce qui est dit précédemment. Dans les prémisses, bien entendu, c’est impliqué. Qu’est-ce qu’on va faire ? On va prendre deux prémisses qui ont un terme commun. Les autres sont appelés des extrêmes. On va éliminer le terme commun et on va rapprocher les termes extrêmes dans une conclusion.
Alors, est-ce que la baleine allaite ses petits ? Ça paraît difficile, à première vue, de se dire… C’est sous l’eau. C’est compliqué. Comment est-ce qu’on arrive à faire ça ? Est-ce que la baleine allaite son petit ? Nous savons par ailleurs que la baleine est un mammifère. Nous savons aussi que les mammifères allaitent leurs petits. Par conséquent, la baleine allaite son petit.
Et nous pouvons, grâce au fait que dans notre manière de pensée, nous avons des relations qui sont symétriques mais aussi dans des relations antisymétriques, nous pouvons produire à l’infini des enchaînements de syllogismes et arriver à des conclusions. Une démonstration en mathématiques, c’est de cet ordre-là. Une démonstration de type scientifique, c’est de cet ordre-là. C’est comme cela que nous procédons.
Alors, pour Aristote, nous allons essayer de sortir de cette histoire qu’on peut aussi bien convaincre d’une chose que de son contraire. Nous allons ajouter à la logique qui nous permet de faire des syllogismes, nous allons ajouter un critère extérieur. Il ne sera pas simplement polémique en disant : « Oui, c’est vrai que ceci mais vous avez tort sur le reste », on va essayer de rendre ça absolument étanche et de pouvoir avancer à partir de cela. On va sortir cette notion de vérité de cette dimension polémique pour en faire un élément de savoir, qu’Aristote appelle analytique, et que nous allons appeler d’ordre scientifique.
Qu’est-ce qui est vrai ? dit Aristote. Il y a 3 types de choses qui sont vraies : il y a l’évidence des sens, dans la mesure où nous ne sommes pas leurrés par les illusions qui sont possibles, mais on va considérer que des personnes que nous appellerions les spécialistes, les experts, vont se mettre d’accord sur le fait que l’évidence de nos sens est fiable dans tel ou tel cas et nous allons avoir des propositions que nous allons pouvoir prendre comme étant vraies à partir simplement de cette expérience que nous avons du monde : qu’il est de telle et telle manière. Nous allons mettre au point une méthode – qu’on appellera ensuite la méthode expérimentale – pour tester si on n’a pas affaire à une illusion. On va produire des hypothèses et on va aller voir en laboratoire, on va inventer des instruments pour voir si les choses sont bien de la manière que l’on dit. C’est ce qu’on a appelé ensuite, au Moyen-âge, l’adéquation du mot à la chose, l’adéquation du mot à la chose telle qu’elle est. Premier type de vérité à partir duquel on va pouvoir avancer.
Deuxième type de vérité, ce sont les vérités de convention. Si je dis : « Le faon est le petit de la biche ». C’est une vérité simplement parce que j’ai décidé qu’on peut remplacer l’expression « petit de la biche » par le mot « faon » et on va pouvoir avancer de cette manière-là. En mathématiques, c’est ce qu’on appellera les axiomes. Ce sont des points de départ qui n’ont pas été prouvés d’une manière ou d’une autre mais que nous allons considérer comme des points de départ possibles et qui ne sont vrais que par convention.
Enfin, troisième type de vérité, les conclusions de syllogisme. Nous allons pouvoir articuler avec l’évidence des sens, avec les définitions, la conclusion de syllogisme et nous allons pouvoir avancer à partir de là dans nos sociétés.
Nous nous sommes donc mis d’accord, à cette époque-là. Vous savez, dans l’université médiévale, il y a deux types de savoir : il y a les Écritures pour ce qui parle du surnaturel et le système d’Aristote pour le naturel. Il n’y en a pas d’autre. On va découvrir au Moyen-âge, justement par la méthode expérimentale, que la physique d’Aristote est fausse. Son explication du mouvement est mauvaise. Il faudra la remplacer par le principe d’inertie de Galilée pour pouvoir avancer mais nous avons ce système qui constitue véritablement, pour nous le point de départ.
Quand on parle de la différence entre la Chine antique et ce qu’elle deviendra ensuite, et la nôtre, dans la liste d’un philosophe et historien des sciences, Geoffrey Lloyd, un Anglais, dans la liste des choses qui sont différentes, il mentionne par exemple ce que je viens de dire, sur le peuplement de la Chine mais il dit : « Il n’y a pas en Chine ancienne un penseur de la stature d’Aristote qui produit tout un système par rapport auquel nous allons pouvoir réfléchir ».
Ensuite, à l’apparition de la mécanique céleste par les grands penseurs qui créeront l’astronomie, les Tycho-Brahe, les Copernic, les Kepler, les Galilée, il y a, à ce moment-là, une discussion sur la constitution même du monde autour de nous, la conception atomique que va défendre en particulier Galilée. Il y a d’autres manières d’imaginer la constitution du monde mais une notion qui n’était encore qu’embryonnaire en Grèce antique, cette notion de Réalité-objective va prendre un véritable statut au point que l’on pourra dire que la science simplement décrit cette Réalité-objective sans que l’on sache véritablement si cette Réalité-objective à propos de laquelle on va produire des modèles qu’on va expérimenter, et qui donnent quelque chose, capture véritablement le Réel, le monde tel qu’il est en soi.
On m’a demandé de présenter le film demain sur Apollo 13. Apollo 13, ça ne s’est pas bien passé mais nous pouvons envoyer des objets vers la Lune, vers d’autres planètes, en sachant ce qui va se passer à partir de ce savoir qui s’est constitué à ce moment-là, à partir d’une notion de vérité et d’une notion de Réalité-objective et en les combinant et en considérant que « la vérité, c’est une description de la Réalité-objective ».
Donc, voilà une chose sur laquelle on peut tous se mettre d’accord. La Chine ancienne, le Japon étaient des univers où ces notions ne sont pas nées mais ont été découvertes par les échanges entre eux et nous et ont alors été adoptées : on fait de la science au Japon et en Chine de la même manière que chez nous. Vous savez, il y a eu une époque pour le Japon où on a dit : « Oui, ce sont des gens qui sont à peine capables de copier ». On a dit ensuite la même chose pour les Chinois. Nous savons maintenant que les Chinois et les Japonais font de la science appliquée exactement comme nous.
Ça, c’est une chose. Ça, c’est la première vérité dont on peut parler. C’est celle qui s’est constituée par un accord commun et par des règles, des principes qu’on appelle l’épistémologie, des principes de découverte qu’on appelle heuristiques, un discours qui peut être commun et qui permet d’écrire dans les mêmes revues des articles écrits par des Chinois, des Japonais et par nous.
Cela dit, il reste autre chose et cette autre chose est très importante dans la société où nous sommes maintenant et c’est cette autre chose qui permet qu’on puisse se demander : « Est-ce que la vérité existe toujours ? Est-ce qu’il existe un nouvel étalon pour nos sociétés que celui de la vérité ? Et c’est là-dessus qu’on peut s’interroger. Qu’est-ce que c’est que ce discours-là ? Est-ce que c’est quelque chose de l’ordre de la vérité ou est-ce que c’est autre chose ? Ou bien, est-ce que cela mérite d’une certaine manière le statut de vérité mais qu’il faudrait ajouter quelques éléments pour comprendre comment cela fonctionne ? »
Alors, imaginons deux personnes qui sont dans une conversation et une personne dit : « Personnellement, moi, cette histoire de Terre qui est ronde, ça ne m’a jamais convaincu. J’ai toujours cru que la Terre était véritablement plate ». Et l’autre lui répond : « Ah vous aussi ! Moi, c’est une chose que j’ai toujours crue aussi et c’est formidable puisque nous savons tous les deux que la Terre est plate ! »
Il y a un passage et ce passage peut se faire et il se fait. Ça peut se faire d’une autre manière. La personne dit : « Vous savez, Trucmuche, je le connais et en fait, c’est un véritable gredin. Je crois que ceci ou cela… » Et l’autre dit : « Oui, je crois que Trucmuche est un gredin ! » Et la conversation continue : « Et puisque nous savons tous les deux que Trucmuche est un gredin… » Il s’est constitué quelque chose qui a fait que ces personnes utilisaient le mot « croire » d’abord quand elles ont présenté leur propre position et une fois qu’elles se sont convaincues que chacune pensait exactement la même chose que l’autre, elles ont commencé à parler de « savoir ».
Cette notion là de savoir, c’est une notion que les linguistes utilisent. C’est la notion de « savoir partagé ».
Qu’est-ce que c’est que le savoir partagé ? Eh bien, dans toute discussion entre deux personnes, il y a inscription dans le cerveau sous forme de traces mnésiques d’une personne et de l’autre des choses qui sont considérées comme un acquis, comme un véritable acquis. Et quand nous sommes en situation de dialogue, nous essayons de découvrir quel est le savoir partagé : quelle est la partie commune de choses que nous avons inscrites en mémoire comme étant un noyau de choses que nous savons ?
Quand nous avançons dans la conversation, nous sommes à la recherche de ce savoir partagé mais, en même temps, nous sommes en position de négocier. Il y a une partie de ce qui diffère entre nous que nous sommes prêts à réviser, pour éventuellement considérer que nous pourrions être convaincus du contraire, et en faire alors une partie commune.
Ce qui est véritablement notre croyance quand on dit : « Je crois en Dieu », nous le savons, ce mot « croire » pourrait laisser entendre que c’est quelque chose dont nous sommes moins sûrs mais, en réalité, non : la croyance est quelque chose que nous ne sommes précisément pas prêts à négocier. Ce que nous sommes prêts à négocier, en réalité, c’est notre savoir parce que le savoir, nous le savons, on peut y faire des progrès : on s’était peut-être trompé.
Et donc, quand on examine les mots véritablement, on s’aperçoit que nous n’avons pas d’habitude pris les choses exactement comme il le fallait. Sur notre croyance, un exemple, c’est Wittgenstein, le philosophe Wittgenstein, qui dit la chose suivante dans un de ses écrits. Il écrit ça en 1938. Il dit :
« Supposons que quelqu’un soit un croyant et dise : “Je crois au Jugement dernier”, et que je réponde “Eh bien, je n’en suis pas si sûr. C’est possible.” Vous diriez qu’il existe un gouffre entre nos deux positions. S’il disait “Il y a un avion allemand au-dessus de nous”, et que je dise “C’est possible. Je n’en suis pas si sûr”, vous diriez que nous sommes assez proches. » ( Ludwig Wittgenstein, Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religious Belief, Oxford : Basil Blackwell 1966 : 53.)
Dans la discussion de tous les jours, nous négocions. Nous négocions à partir de choses que nous croyons, qui sont nos noyaux de croyance. Nous disons que nous savons mais nous négocions pour avancer et, dans la relation entre l’élève, bien entendu, et le professeur, l’enseignant, il y a un processus où le professeur essaye de faire accroître le savoir partagé entre eux en produisant une nouvelle connaissance pour l’élève, pour que l’on avance. Il y a négociation.
Et comment est-ce que nous faisons pour négocier ? Eh bien, nous le faisons dans une perspective qui est celle de l’adhésion plus ou moins forte à ce que nous disons. Nous faisons entendre à l’autre sur quoi nous sommes prêts à négocier et sur quoi nous ne sommes pas prêts à négocier. La personne qui dit : « Je crois en Dieu », elle n’est pas véritablement prête à négocier sur l’existence de Dieu. La personne qui dit : « J’ai entendu quelqu’un qui m’a dit que Dieu existait » est absolument prête à négocier là-dessus. Nous utilisons ces mots de « croire » et de « savoir », « croire vraiment », « je sais », « je sais pour l’avoir entendu » ou « je sais pour l’avoir expérimenté », ce sont les mots par lesquels nous introduisons notre disposition à négocier sur les choses qui sont dites à partir de nous (cf. Jorion [1989], Principes de systèmes intelligents : 222-225).
Vous avez peut-être entendu cette chose qui a été dite récemment à propos des Gilets jaunes et de ce qui s’est passé dans les discussions autour de cela, sur un changement d’algorithme de la compagnie Facebook.
On s’est aperçu que beaucoup de choses qui n’étaient pas prouvées ont été répandues, ont été discutées dans de petits groupes et fonctionnaient comme ce que ceux qui ne sont pas d’accord appellent des croyances « complotistes » ou « conspirationnistes », etc.
Qu’est-ce que s’était passé ? La compagnie Facebook avait réagi aux choses qui avaient été mises en évidence : c’était une intervention de groupes extérieurs pour influencer les électeurs américains et les électeurs britanniques, dans le premier cas pour les élections présidentielles aux Etats-Unis et, dans le second cas, dans le cas du Brexit. Des gens étaient intervenus de l’extérieur pour encourager les gens qui auraient pu, qui pourraient être favorables à Trump à aller voter en faveur de lui et pour décourager les gens qui pourraient lui être défavorables. Dans le cas du Brexit, même chose : pour encourager des personnes à aller voter pour le Brexit.
La compagnie Facebook s’est rendue compte qu’elle avait laissé une trop grande latitude à des groupes extérieurs, par des publicités, par des créations de groupes de toutes pièces par des gens mal intentionnés. On a modifié l’algorithme : on a diminué l’impact des messages venant de l’extérieur pour encourager au contraire les discussions à l’intérieur de groupes constitués et on s’est aperçu de quoi ? C’est-à-dire que ce savoir, un savoir local, comme ces deux bonshommes qui disent : « Oui, nous savons que la Terre est plate », il est davantage possible à ce moment-là de faire apparaître des savoirs locaux qui vont se constituer par opposition au savoir scientifique, qui vont fonctionner davantage, comme je le disais, sur des arguments de type rhétorique, où un exemple isolé va être considéré comme probant : « Oui, j’ai entendu dire que quelqu’un… », « Ah, vous avez entendu dire que quelqu’un… », « Oui, j’ai entendu dire que quelqu’un dont l’enfant a été vacciné, que ça a produit une catastrophe », etc. etc. Le fonctionnement à l’intérieur même d’un petit groupe fermé permet plus facilement de créer une véritable vérité de type local. Ce n’est pas la vérité générale mais elle fonctionne en tant que vérité pour le groupe de personnes impliquées.
Alors, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que l’on parle maintenant de post-vérité ? Pour la raison suivante : c’est que les politiciens, la classe politique, dans les années 1930, aux alentours de la Grande crise, durant les années 1950, cette classe politique s’est souciée énormément, bien sûr, du bonheur des individus mais surtout du ressentiment : d’un dissentiment qui peut apparaître au sein des sociétés qui fait qu’une partie de la population est essentiellement mécontente sur ce qui se passe.
Vous le savez peut-être, la sécurité sociale comme nous la connaissons a été créée par Bismarck. Bismarck était un conservateur réactionnaire qui n’aimait pas du tout l’idée mais qui s’était dit que, pour la cohésion de la société allemande, il fallait absolument introduire quelque chose qui n’était pas sa tasse de thé, comme on dit, mais qu’il fallait le faire. La question du ressentiment était extrêmement dangereuse.
Dans la période de la Grande crise des années 1930 où les sociétés se déchirent chez nous, où il y a une très grande sympathie au sein d’une partie de la population pour le marxisme et éventuellement, pour le communisme de type soviétique, pour également aussi, qui se développe, pour le fascisme, il est essentiel pour les politiques d’insister sur la cohésion des sociétés.
Dans nos sociétés aujourd’hui, qu’il s’agisse des Etats-Unis, qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne, qu’il s’agisse de nos pays à nous également, la classe politique a un peu oublié, même peut-être beaucoup, cette question du ressentiment de la population. On dit aux gens : « Soyez responsables ! Soyez entrepreneurs », etc. sans se soucier de savoir si ça crée véritablement un assentiment de la population ou au contraire du ressentiment. Il faut attendre que quelque chose éclate comme les Gilets jaunes pour qu’il y ait des prises de position, parce qu’on a cessé de mettre ce souci de cohésion de la société au sein de la vie politique.
Ça tournait aussi, vous le savez, autour de l’Etat-providence, cette notion qui paraissait évidente et qu’on avait pratiquement mise au niveau de principe de l’ordre de la constitution et dont on a dit ensuite : « L’Etat-providence ? Ça dépend de la croissance ! S’il n’y a pas croissance, on peut s’en dispenser ! », provoquant ainsi une onde de ressentiment dans les populations.
Cette notion que nous partageons, qu’il y aurait peut-être une post-vérité, qu’il y aurait peut-être deux types de vérités qui émergeraient dans nos sociétés, est liée à ce qu’on appelle une polarisation, c’est-à-dire un malentendu dans la population qui devient essentiel.
Vous vous souvenez peut-être, à l’époque justement où on parlait beaucoup des Gilets jaunes, en raison de l’importance des manifestations, il y a eu un article des rédacteurs du journal Le Monde pour dire quoi ? Pour dire que les rédacteurs du journal Le Monde étaient effarés par leur courrier des lecteurs à propos de cette question qui était évoquée par leur journal, effarés qu’ils étaient par les réactions, par le manque de compréhension.
Le manque de compréhension était né à propos d’une famille qui – vous vous souvenez peut-être de cet article – qui se disait Gilets jaunes et expliquait comment ils utilisaient l’argent qui était à leur disposition. Ils avaient provoqué la fureur de gens qui, eux, n’avaient pas le problème de devoir redistribuer l’argent dont ils disposaient d’une manière ou d’une autre.
Le discours scientifique, c’est une référence pour tous : nous tous pouvons l’invoquer. Nous pouvons tous le faire de la même manière, parce que nous savons parfaitement comment cela fonctionne : il y a des protocoles scientifiques pour nous expliquer comment ça marche. On peut examiner statistiquement si quelque chose est de l’ordre du vérifiable ou non. On sait comment tout cela se fait. Il y a des débats : j’ai entendu tout à l’heure parler de la « mémoire de l’eau ». Il y a des moyens d’avancer sur la question de savoir s’il s’agit de quelque chose qu’on n’a pas encore découvert ou s’il s’agit probablement plutôt d’une erreur au sein d’une recherche scientifique.
Quand on nous parle maintenant d’une énergie qu’on n’a jamais décelée, on peut considérer a priori que c’est suspect parce que nous disposons quand même de beaucoup d’instruments qui nous permettent de mesurer beaucoup de choses. Dans une société qui devient polarisée, il y a d’un côté une population qui s’identifie à ce savoir généralisé, et on pourrait dire qui a les moyens de se le permettre et de l’autre, une population qui vient opposer à cela d’autres choses qu’elle offre de manière maladroite, qui en général ne relèvent pas de la science. Souvent, ce sont des gens moins éduqués. Ce sont des gens qui ne savent pas exactement comment faire un raisonnement de type scientifique, etc., mais qui viennent avec autre chose. Leurs opposants peuvent dire que cela part du préjugé. Mais qu’est-ce que c’est que le préjugé ? On pourrait dire aussi qu’un préjugé pour moi, c’est que la méthode scientifique est absolument indiscutable. Il y a ce grand philosophe chinois, Tchouang-Tseu, qui nous avait dit : « Qu’est-ce qui nous permet d’avancer dans une conversation ? Qu’est-ce qui permet de convaincre l’autre ? ». Il dit : « Je peux convaincre l’autre si je peux accrocher quelque chose à son préjugé tel qu’il pré-existait ».
Voilà, je vais m’arrêter là. Je crois que j’ai mis en évidence les deux types de vérité qui sont les nôtres mais que cela a à voir non pas avec le monde naturel tel qu’il est mais avec le monde social tel qu’il est maintenant et ce que l’on met entre parenthèses et qu’on ne devrait sans doute pas.
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