Extrait : Réinstaurons la logique des fins
À la fin du XIXe siècle, aussitôt que le monde occidental a pu invoquer deux types de rationalité, une vaste campagne de propagande fut orchestrée pour nous convaincre que la rationalité économique pouvait en réalité remplacer une fois pour toutes la rationalité logique. Et ceci, comme on l’observe aujourd’hui, même dans le domaine de l’enseignement et de la recherche universitaires, avec les dégâts que l’on constate touchant la qualité des résultats. Parce qu’elle nécessite à chaque fois un financement spécifique, la technologie est désormais gouvernée quasi exclusivement par la rationalité économique, autrement dit par une rationalité des moyens.
Le rapport de force biaisé que nous constatons actuellement entre les États et les grosses entreprises est lié au fait que la rationalité économique est passée des entreprises, centrées sur un intérêt particulier, aux États, focalisés eux sur l’intérêt général, forçant ces derniers à se couler dans une rationalité des moyens, alors que seule une rationalité des fins devrait être à l’oeuvre dans la réalisation des objectifs assignés à l’État.
Pendant ce temps, dans une sorte de mouvement de rébellion et de résistance spontanés, les gens ordinaires continuent d’agir selon une rationalité des fins. Ils aspirent à ce que prévale un état de bonheur et d’absence de préoccupations, et déterminent ce qui est bienvenu ou malvenu dans cette perspective.
Si l’on voulait traduire dans un cadre analytique ce que réclament les Gilets jaunes depuis le début de leur mouvement en octobre 2018, c’est le retour à un principe de gouvernement des hommes et des choses qui ne soit pas cette rationalité économique née à la fin du XIXe siècle, mais la rationalité classique de notre civilisation : celle de la logique, qui est une rationalité des fins, des objectifs que nous nous assignons et que nous visons à atteindre.
Repassons sans plus tarder d’une logique de moyens à une logique de fins. Mais en veillant – au contraire du populisme – à ce que ce soit dans un cadre véritablement informé, en se méfiant comme de la peste, à la fois des explications simplistes, et des conséquences inattendues de modèles incomplets. L’intelligence artificielle, dans sa capacité à pouvoir traiter mieux que nous un très grand nombre de paramètres sur des données en nombre colossal (big data), nous sera sans aucun doute d’un immense secours ici.
Cette prévalence impérative dans nos comportements de la rationalité des fins, si nous voulons assurer la survie de l’espèce, André Gorz l’avait formulée de la manière suivante en 1964, dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme : une réforme non-réformiste, écrivait-il, « … se détermine non en fonction de ce qui peut être, mais de ce qui doit être » (Gorz, André, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris : Le Seuil 1964 1964 : 13). La formulation est excellente. Elle résume sous forme aphoristique la position que nous défendons ici.
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