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Emmanuel Todd était longuement l’invité de Guillaume Erner à la matinale de France culture le jeudi 22 janvier (ici), pour son dernier ouvrage « Les luttes de classes en France au XXIe siècle ».
Impressions rapides : ça partait un peu dans tous les sens, j’ai eu plus d’une fois l’impression que la part de ressentiment de n’avoir pas été reconnu en tant qu’historien (et plutôt comme essayiste) lui a fait surjouer toutes les ficelles qui défendraient une histoire « alternative », au détriment d’une capacité d’analyse des ficelles qui auraient vraiment profité de son éclairage.
C’est vrai que, comme il le met en avant sur un mode « ce n’est pas ce qu’on dit », Macron et le RN ont intérêt à faire un duo infernal qui polarise la vie politique, cela peut être à leur avantage commun (la police jouant le rôle des travailleurs que les gaullistes au pouvoir devaient amadouer dans les années 1970, ennemi politique, mais nécessaire à l’ordre comme les travailleurs étaient nécessaire à la production), mais, en bref, cette situation n’a-t-elle pas été vraie de tous les duopoles politiques : quand c’était la droite Pasqua ou Marcellin au lieu de l’extrême droite RN, était-ce si-différent (les communistes n’accédant qu’aux miettes de pouvoir de 45 à 83, une transposition au RN au titre de la confiance de la police est-elle envisageable) ?
Sa saillie sur le « GleichSchaltung » concept d’un « management nazi » pour synchroniser les gens, les foules (littéralement : « même interrupteur », « same switching ») fait partie de la panoplie de Todd qui se voudrait taquine, mais n’a pas convaincu Erner qui avait son carnet Godwin à souche tout prêt. Un peu comme l’argument de l’élection formellement libre au Danemark en 1943, ce sont des exemples isolés où l’on a un mix d’habitude et d’irruption d’une situation très différente: cela s’applique-t-il à des évolutions certes importantes mais moins outrées ? Barbara Stiegler a parlé de la volonté de nous rendre adaptable comme stade actuel du néolibéralisme de façon philosophiquement assez poussée, et cela me semble une meilleur arme pour qui veut résister (puis créer, sur ce blog optimiste) avec de bons outils.
En revanche, il me semble que Todd a raison de lire les chiffres comme quoi la part des 1% ou 10% du haut en France dans la fortune (ou davantage dans le revenu…) n’augmente presque pas après quelques sursauts suivant les cas au cours des années 1985-2000, et cela souvent contrairement à nos voisins (courbes que je venais de voir dans le pavé Piketty : graphes 10.2 à 10.5 à ces liens 10.2 10.3 10.4 10.5).
Ceci permet de faire croire que ça ne va pas si mal, mais c’est, suivant Todd, sur fond de décrochage de la France (pour cause de l’euro qui bride toute velléité industrielle, ce qui est son credo déjà bien connu).
Hypothèse pour dire cela un peu autrement : le citron est fractal ! Il se peut que le capitalisme joue beaucoup sur le fait que le citron pressé est au fond toujours fractal, et défie toujours temporairement les images simples de paupérisation ou de polarisation sociale d’une prise unique de valeur par une oligarchie jusqu’au seuil de subsistance. La France est pressée avec des doigts encore un peu gourds, et elle est quelque part dans le milieu du citron, en voyage lent vers un bout ou l’autre dans la presse extractrice de valeur. Du coup les très riches « rament » eux-mêmes (ne sur-concentrent pas plus que vers 2005, nous avons moins de milliardaires dans ceux de Forbes qu’avant… [mais n’est-ce pas à cause du contingent sino-asiatique qui est venu ?] alors que les 99%, ou les 50% du bas même, forment un magma avec assez de mouvements internes (les conséquences des 80% d’une classe d’âge au bac, et les conséquences de notre système de retraite qui a mis les retraités au même niveau de vie que les salariés en moyenne nationale, c’était loin d’être le cas il y a 45 ans : bref il y a une classe moyenne quand même) assez de mouvements, donc, pour que l’écart avec les 1% ne s’accroisse pas tant que ça. Le tout étayé avec les indicateurs familiaux positifs habituels de notre Emmanuel Todd en croisière : taux de mariage mixte tendant à effacer pas mal d’héritages du passé (colonial, régional) etc. Je ne connaissais pas Jérôme Fourquet de l’INSEE, qui est semble-t-il son double un peu inversé et 25 ans plus jeune (né 1973), grand lecteur et interprète de nos statistiques nationales.
Au total, Todd incarnant une sorte de Marx un peu foutraque et plongé dans des monceaux de fichiers Excels, cela donnerait au mieux une sorte de polyphonie: Assez loin d’une « voix du parti de l’avant-garde du prolétariat ». Et de plus, une polyphonie avec quelques canards quand le musicien Todd est pressé d’expédier la partition.
Sur le sujet du rôle de l’État, bridé ou non par ceci ou cela (par l’euro surtout pour Todd) : il est sorti le 22 janvier un livre sans doute très bon de Marianna Mazzucato sur « l’Etat entrepreneur » (des bonnes feuilles sont dans Books, le vrai titre est « Public contre privé, plaidoyer pour un état entrepreneur », MM est une « star » de l’économie à l’UCL / IPP de Londres, voir ce genre de vidéo par exemple sur le lien capitalisme /innovation/écologie, en anglais ici) [au passage attention sur Books aux possibles messages climato-sceptiques semi-cryptés sur cette revue où quelques « marchands de doute » semblent avoir leurs entrées ].
Mariana Mazzucato a démonté moult mythes anti-état d’une façon très convaincante pour le grand public (ou pour les organisations patronales en folie qui disent que l’actionnaire n’est pas l’horizon unique des sociétés Voir ici). Certes c’est encore pas mal « à l’intérieur du système » capitaliste, mais avec une sorte de « philia » pour le remonter sans concession, en l’empêchant de marcher sur la tête, au moins au niveau de l’innovation.
Pour combiner ce dernier point à un autre sujet en cours : il est évident dans la logique de Mazzucato, que l’Etat en mode « ouvert » serait un bon acteur pour financer un renouveau disciplinaire large et ambitieux de l’IA (Intelligence Artificielle), maintenant qu’il est clair que sa capture par les GAFAM ou leur avatars futurs est une non-voie, une concentration de nos logiques d’humains dans des rets qui nous priveraient de nos savoir-faire réels et ferait de nous des prolétaires d’un nouveau genre (comme Stiegler, Bernard Stiegler cette fois-ci, le faisait remarquer il y a longtemps sur d’autres technologies).
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