Keynes et les taux d’intérêt aujourd’hui
John Maynard Keynes est sans conteste le plus grand économiste du XXe siècle. Son livre le plus connu est sa Théorie générale de l’emploi, des intérêts et de l’argent, parue en 1936.
Curieusement, et comme j’ai eu l’occasion de le signaler et de l’analyser *, une véritable explication du taux d’intérêt est absente de son livre : il l’explique de multiples manières, souvent contradictoires. Quelques-uns des facteurs qu’il mentionne peuvent être additionnés mais certains s’excluent l’un l’autre.
Ainsi, qu’est-ce qui détermine le taux d’intérêt pour Keynes, selon qu’on cherche ici ou là dans son œuvre ?
- La prime de risque de crédit
- La dépréciation de la somme prêtée
- Le « prix de la liquidité »
- La rareté ou non des capitaux
- Le taux que le prêteur « exige »
La prime de risque de crédit, c’est la part du taux qui ira constituer une cagnotte où le prêteur puisera si l’emprunteur ne versait pas les intérêts et, pire encore, s’il ne remboursait pas le principal : la somme empruntée. Cette part là du taux, le prêteur la module souvent en fonction de l’identité de l’emprunteur (risk-based pricing) : dans l’optique d’avant les intérêts négatifs, l’investisseur exigeait du 7%, par exemple, pour le capital prêté à une jeune entreprise n’ayant pas encore fait ses preuves, et se contentait de recevoir du 3% sur un Bon d’État, considéré par lui comme « sans risque ».
Comment rendre compte alors de la partie « sans risque » du taux ?
Quand Keynes parle de la part du taux compensant la dépréciation, on pense à une anticipation de l’inflation sur la durée du prêt : l’investisseur entend récupérer au moins l’équivalent « en francs constants » de la somme qu’il a prêtée.
Donc, risque de perte de la somme prêtée et risque d’inflation, mais quid d’un véritable rendement pour le prêteur ? C’est pour en rendre compte que Keynes avait inventé la notion de « prime de liquidité » : nous faisons payer à l’emprunteur le fait que, contrairement à ce qui se serait passé si nous avions conservé la somme en liquide, nous ne pourrons pas utiliser l’argent que nous avons prêté : la non-disponibilité est un inconvénient que l’emprunteur doit compenser. C’est cette notion qui chez Keynes explique ce qu’il appelait le « piège à liquidité » (liquidity trap) : le fait que quand les taux sont trop bas, le détenteur de capital, le « capitaliste », n’est plus disposé à prêter : « ça ne vaut plus la peine, se dit-il, il vaut mieux garder l’argent à ma disposition ».
Restent deux explications encore chez Keynes : la rareté des capitaux, et le taux qu’« exige » le capitaliste. Commençons par celui-là. Pourquoi cette représentation chez Keynes plutôt qu’une image symétrique où le taux que l’emprunteur « est prêt à payer » compterait aussi ? Parce que Keynes était un spéculateur compulsif (ce qui lui a permis de subventionner ses amis artistes du Cercle de Bloomsbury) et qu’assez content de lui-même, il se représentait toujours dans ses raisonnements comme le maître absolu de la situation.
Quant à la rareté des fonds, voici ce qu’il en disait dans les notes de conclusion de sa Théorie générale… de 1936 : « Le détenteur du capital obtient un intérêt parce que le capital est rare, de la même manière que le propriétaire foncier obtient une rente parce que la terre est rare ». Dans cette explication-là, c’est donc l’offre et la demande en capitaux qui détermine le taux d’intérêt.
Faisons maintenant un petit test, sur un exemple réel : le taux des obligations belges.
5 ans : -0,318% ; 10 ans : 0,097%
Et, inflation annuelle dans la zone euro : 0,7%
Nous sommes bien d’accord : tout cela, c’est du « zéro pourcent virgule quelque chose » !
Alors ? Prime de risque ? 0% : l’État belge est fiable ! Dépréciation ? 0,7% d’inflation : on peut aussi bien l’ignorer ! Le « prix de la liquidité » ? Keynes a dû se tromper : l’investisseur préfère encore prêter, même à un taux négatif ; il faut dire que les banques réclament désormais des frais pour conserver notre argent. Ce qu’« exige » le prêteur ? Là, comme on pouvait s’en douter, Keynes prenait ses rêves pour des réalités : il n’en est même plus question ! La rareté des capitaux ? Avec le quantitative easing des années récentes ? Vous plaisantez !
L’« euthanasie du rentier » dont Keynes parlait aussi dans son livre de 1936 est décidément bien avancée ! Heureusement, il reste la bourse, et les prêts risqués, mais pour ceux-là, comment distinguer dans le taux, la prime de risque de crédit entièrement justifiée, et le véritable rendement ?
* Paul Jorion, Penser tout haut l’économie avec Keynes, Paris : Odile Jacob 2015
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…