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Face au débat sur le broyage des poussins ou de la castration des porcs, je prendrai la position du producteur : pourquoi tant de pratiques barbares, pourquoi tant de tortures imposées à ces pauvres bêtes ? Eh bien c’est parce que vous le voulez. Quand je dis VOUS, je m’adresse à toi consommateur et à toi membre de la chaine de production alimentaire.
Nous avons perdu le sens et la valeur de la nourriture, nous en parlons en termes gastronomiques ou nutritionnels sans nous rendre compte de tous les processus nécessaires à sa production.
J’ai grandi à la ferme et mon père y a terminé sa carrière il y a une dizaine d’années. Une petite ferme mixte d’une vingtaine d’hectares composée d’un petit cheptel de 50 têtes de bétail et d’une quinzaine de porcs. Un ‘paysan’ pour qui la valeur économique comptait moins que le fait de pouvoir vivre la seule chose qu’il pouvait faire : travailler la terre et élever des bêtes. Quand j’étais un jeune adulte, je me suis souvent chamaillé avec lui sur le fait qu’il devait travailler un peu plus vite lors des moissons ou qu’il devait étendre ses activités complémentaires, telles que la vente à la ferme. Mais il n’en avait qu’à faire. Il préférait prendre le temps de parler avec les fermiers voisins au bord du champ qu’il labourait, prendre le temps de boire un café avec le client qui venait chercher des pommes de terre, prendre le temps de faire une sieste ou prendre le temps de bricoler et réparer les machines faites de ses propres mains. Après sa disparition, je ne peux que lui donner raison.
J’ai passé une grande partie de mes vacances des étés à l’aider aux moissons, mais aussi à effectuer le désherbage manuel entre les betteraves sucrières et fourragères, qu’il pleuve ou qu’il fasse trop chaud. Les produits phytopharmaceutiques permettant le désherbage sélectif des betteraves n’en était qu’à ses débuts. Ce n’était pas de l’agriculture bio, mais malgré tout, beaucoup d’heures de travail y passaient. Les différentes phases de crises agricoles dans le secteur de la viande porcine (peste) ou bovine (crise de la dioxine ou l’effondrement des prix des céréales, du lait ou du lin n’ont pas eu raison de lui, mais il a vécu dans une certaine sobriété qui lui a permis de survivre. Au fur et à mesure, il a arrêté ses activités, faute de rendement correct. A 68 ans, il a fini par vendre son cheptel viandeux et céder les terres dont il était le propriétaire. Des fermiers plus grands et plus jeunes ont repris ces terres fertiles. Ces deux dernières cessions ont constitué un bas de laine pour sa retraite. Son allocation de retraite de 1100€ par mois pour lui et ma mère étaient une manne extraordinaire, il n’avait jamais eu de l’argent aussi régulièrement. Trois ans plus tard, il est rentré en maison de repos et son bas de laine s’est dilapidé au bout de 4 ans, quelques mois avant sa mort. Mais il n’était plus avec nous depuis quelque temps, Alzheimer et les AVC nous avaient fait perdre tout contact avec lui.
Ces histoires de fermiers, il en existe des dizaines : c’est l’histoire de la désertification rurale, de la concentration des moyens de production, de l’industrialisation agricole, qui s’amorçait depuis des décennies. Les formalités administratives des plus complexes, telles que les demandes de subsides de la Politique Agricole Commune (PAC) s’imposaient à ces petits fermiers qui n’avaient souvent qu’un diplôme de l’école primaire, obtenu avec difficulté. Souvent j’aidais mes parents à remplir ces documents compliqués à comprendre, accompagnés de cartes, de photos aériennes, puis d’images en provenance de satellites. Même avec mon diplôme universitaire, j’avais des difficultés à interpréter ce qui leur était demandé, ma déclaration d’impôts (en Belgique) était beaucoup plus simple. Mon sentiment était que plus l’enjeu était important, plus il était compliqué de saisir la bonne manière de remplir ces sollicitations du Ministère de l’agriculture. Aujourd’hui, beaucoup d’agriculteurs demandent de l’aide à des bureaux spécialisés. Et les jeunes agriculteurs deviennent ingénieurs agronomes avant de reprendre l’exploitation de leurs parents.
Parmi toutes ces sollicitations, il y avait quelques exigences imposées par les marchands d’animaux, parce que « C’est le client que le veut ». Citons entre autres la castration des porcs, afin que la viande ne soit en aucun cas altérée par un goût désagréable causé par ses hormones mâles. Et cela il fallait le faire absolument, sinon, il était impossible de vendre les jeunes porcs, pesant environ 20 kilos aux intermédiaires ou engraisseurs qui allaient s’occuper de la phase suivante jusqu’à l’abattage et la vente en supermarché. Nous voici donc aux détails de la castration…
Attention les deux prochains paragraphes relatent mon expérience d’il y a vingt ans. Ces paragraphes peuvent choquer les âmes sensibles. Mais pour ceux qui supportent tout sur leur écran en cette période d’Halloween, vous tiendrez bon !
Quand j’étais un enfant, je l’ai souvent aidé dans ses pratiques barbares qui offusqueraient les lecteurs de ce blog : la castration à vif des porcelets. Pendant que la truie (la femelle du cochon) était déplacée dans un autre endroit, ou était partie en pâture (quelque chose de très rare il y a 30 ans déjà et qui est maintenant rarissime dans nos contrées), nous attrapions par les pattes les porcelets mâles d’une portée d’environ trois semaines. Nous placions leur tête vers le bas, entre mes jambes (c’était mon rôle entre mes 8 et 20 ans). Mon père trempait leurs fesses de produit désinfectant. Ensuite, d’une main il soulevait la bourse et de l’autre il coupait délicatement la peau tendue devant chaque testicule à l’aide d’un rasoir coupe-chou. Quand l’ouverture était assez grande, les testicules sortaient, soulevés par ses doigts. Mon père sortait alors d’un seau d’eau chaude mélangée à une autre désinfectant un outil en inox (nous n’en avions peu à la maison) d’une forme assez étrange : la pince à castrer. En se refermant sur le bas des glandes, l’outil sectionnait le canal et obturait la partie inférieure pour prévenir toute infection. Finalement, après avoir ôté la pince avec le fruit de la castration, mon père projetait un produit désinfectant brunâtre à la couleur de l’Iso Bétadine dans les deux orifices, afin de prévenir toute infection. Quand nous relâchions le porcelet, il remuait la queue rapidement : le désinfectant l’irritait. Pendant toute « l’opération » à vif, l’animal faisait un cri très aigu, et typique de ce petit animal lorsqu’il se faisait attraper par un humain. Souffrait-il ? Oui, certainement. Mais il fallait le faire. Les produits anesthésiants étaient soit inexistants soit interdits aux éleveurs. Dans ce dernier cas, seul le vétérinaire pouvait en faire usage.
Autre pratique barbare : l’abattage des poulets. Chaque été, nous achetions en deux fois une quarantaine de poussins âgés d’un mois pour les engraisser et fournir des carcasses pour notre propre consommation et la vente à la ferme. Les clients étaient principalement des voisins et des amis. La durée de vie de ces poulets était d’environ trois à quatre mois, bien plus que les six semaines en élevage industriel. Le goût était bien entendu incomparable à celui que j’ai découvert à la cantine de l’école ou pendant mon séjour à l’université. Là aussi, j’aidais ma mère plusieurs fois par an : souvent le mercredi après-midi – congé scolaire oblige – j’étais mobilisé pour aider à l’abattage d’environ cinq à dix d’entre eux. Au début, ma tâche de gamin à partir de 8 ans était de tenir fermement le poulet. D’une main, je le tenais par les ailes et de l’autre les pattes. Ma mère prenait la tête du poulet, qui hurlait, lui tendait le cou et coupait la gorge en écartant les plumes, aidé d’un couteau à éplucher bien aiguisé, jusqu’à ce que le sang coule suffisamment. Nous attendions encore une minute, tenant fermement la bête, jusqu’à le sang s’arrête de couler abondamment. Ensuite, la décapitation se terminait, le bruit du couteau contre les os du cou me dérangeait, mais il me fallait rester, sinon le poulet allait se débattre. Souvent la bête continuait à se battre des ailes après l’avoir posée sur le sol, sans tête. Certains réflexes nerveux étaient encore visibles sur la peau vingt minutes plus tard, après avoir déplumé l’animal et commencé à le dévider. Mais il était bien mort…
Aujourd’hui, les mesures de contrôle et l’industrialisation ont permis d’apporter plus d’humanité : la castration des porcs est chimique et l’abattage des poulets est précédé par un étourdissement électrique. Et surtout, ces mesures ont permis d’échapper au regard des consommateurs. Peu d’entre nous sommes conscients de toute l’industrie agro-alimentaire. L’agriculteur n’est une petite chaîne dans le maillon de production. On dit qu’un agriculteur fait vivre 14 personnes dans le secteur (chiffre à confirmer et qui grandira encore dans les années à venir). L’animal y est encore moins signifiant : le plus important est le produit.
Vingt ans après avoir quitté la ferme familiale, j’y vis à nouveau. Et je vois toute la complexité des enjeux dans un monde en complète transformation. Ils sont morts ces paysans, ils sont remplacés par des agriculteurs ou des éleveurs. L’élevage de porcs et de poulets se fait à plus grande échelle. Inutile de commencer une activité complémentaire avec 100 poulets, il vous en faut 10.000 au minimum. La productivité et la rentabilité sont les crédos, ce crédo est intimement lié à celui de la croissance. Les petits abattoirs ont presque tous disparu sous le couperet des règles strictes des agences de sécurité alimentaire. Les conditions d’élevage à grande échelle ne sont rien en comparaison au broyage des poussins : la souffrance animale y est bien plus prolongée et constante.
Pour exemple vécu, adolescent, j’ai souvent aidé mon fermier voisin au chargement de nuit des poulets la nuit dans des cages, qui finissaient empilées sur un semi-remorque, en direction de l’abattoir. Ces poulets de six semaines n’avaient jamais vu le jour, ils vivaient dans un air irrespirable, empreint d’ammoniaque. Les antibiotiques dissous dans leur boisson les faisaient survivre. Quand nous les attrapions par deux ou trois par main dans une semi- obscurité pour les mettre dans ces cages, leurs os trop fragiles se brisaient, par manque d’activité et d’alimentation équilibrée. Nous trouvions parfois des cadavres en décomposition dans la couche de fientes ou simplement cachés sous leurs congénères tassés les uns sur les autres. Un sort plus ou moins semblable attend les porcs, les dindes ou les cailles et tout ce que vous trouvez dans les étals des boucheries et des supermarchés. Une viande qui respecte l’animal n’existe pas, encore moins si le prix est bas. Nous nous offusquons sur certaines cruautés visibles ou filmées en début ou fin de la chaine de production : couvoir, transport, abattoirs. Mais l’ensemble de la chaine, et non seulement les agriculteurs, doit gagner son pain en sauvant les apparences, à force de campagnes de publicité ou de lobbying.
Et je dois vous confesser que je ne suis devenu végétarien que bien plus tard… en dehors de chez moi : au restaurant, au travail, j’ai fait le choix des plats sans viande. Cette conversion au végétarisme est principalement motivée par l’impact environnemental et l’envie d’épargner les générations futures. L’élevage bovin représente une part non négligeable des gaz à émission à effet de serre, avec de nombreux intrants, souvent en provenance d’Amérique du Sud. La seule viande que je mange est celle j’ai décidé d’élever, histoire de conserver les réflexes et les connaissances d’élevage acquis lors de mon enfance et les transmettre à mes enfants. Nous avons un taureau et une vache et donc une naissance par an au printemps. En termes plus poétiques, on appelle cela un « veau ». Deux années et demi plus tard et en automne, ce veau part pour l’abattoir. Il m’est strictement interdit de faire de l’abattage à domicile (un débat qui reste très houleux chaque année à la fête du sacrifice musulman). Cette bête, je l’ai vue naitre, je l’ai soignée, je l’ai vu téter et courir en prairie avec sa mère, je l’ai nourrie en hiver du foin que j’ai récolté en été. Je l’ai fait soigner par mon vétérinaire et respecté les vaccins et les prises de sang réglementaires. Et j’avoue que je dors mal la nuit qui suit son départ. Mais je suis le responsable…
Le lendemain arrive ensuite la visite à l’abattoir pour y récupérer les premiers abats, et une semaine plus tard, la viande découpée, que je transforme pour la conservation ou que nous congelons pour l’hiver. Jusqu’à la fin du printemps suivant, nous avons notre stock de viande, pour trois ou quatre consommations par semaine. L’été est ma période végétarienne à quasi 100% : je me contente des légumes du jardin.
Parfois en été, je propose à mes amis de leur offrir, l’automne prochain, un morceau de viande en regardant les parents ou le prochain ‘candidat’ dans la prairie. La réponse est directe : « Comment oses-tu ? Je ne mangerai jamais de la viande de ces pauvres bêtes. » Et pourtant, ce sont aussi de pauvres bêtes que nous devons déguster quand je suis invité à leur barbecue. Ces grillades me semblent une orgie qui me donnent la nausée : un abus de consommation de viande bon marché accompagné de mauvais rosé. Loin des yeux, loin du cœur. Il arrivera un jour où je n’aurai plus de bétail. Ce jour-là, ma consommation de viande se réduira encore et approchera zéro.
A minima, un respect pour la viande et les produits animaux devrait se développer pour éviter les dérives que nous connaissons. Une formule du genre, « si vous voulez manger de la viande, abattez votre bête ». Comme on organise des visites dans les camps de concentration pour nos étudiants afin qu’ils comprennent l’horreur du nazisme et du totalitarisme, ne devrions-nous pas organiser des portes ouvertes dans les abattoirs ? Le modèle occidental de consommation a été imposé dans le monde entier, cachant la réalité de l’industrie (on dit que Taylor s’est inspiré de pratiques d’élevage). Nos grands-parents, même éleveurs ou cultivateurs, savaient se contenter d’une portion carnée par semaine, le dimanche, le lapin ou la poule au pot sont des classiques. Depuis, l’exceptionnel – une portion par semaine – est devenu banalité quotidienne. Les normalités évoluent et parfois, nous ne pouvons qu’espérer que les modes de consommation évoluent, mais toute l’industrie liée devra en subir les conséquences. L’interdiction du broyage en est une, en attente que les systèmes techniques se mettent en place pour ne féconder que des œufs donnant naissance à des femelles qui seront placées dans des pondoirs, pour une vie courte et peu enviable… L’ingénierie génétique semble promise à un bel avenir.
PS: les résidus de la castration et de l’abattage des poulets (têtes, abats) faisaient le plaisir de nos chiens et chats, ces sales bêtes barbares qui n’avaient jamais vu ni croquettes, ni viande en conserves…
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