Lille, Comment lutter contre la financiarisation ?, le 3 juillet 2019 -Retranscription

Retranscription de Comment lutter contre la financiarisation ?, le 3 juillet 2019. Merci à Eric Muller !

Comment lutter contre la financiarisation ?

Je le sais des deux exposés qui ont précédé le mien, et je le subodore de ce que sais de ce que Roland [Perez] va dire, ce qui nous est proposé [ici], c’est des changements de comportement. Ce que je vais vous proposer moi, ce sont des changements dans la loi, des changements d’ordre juridique.

Quel avenir pour la société financiarisée ? Nous ne le disons pas explicitement mais nous le sous-entendons : un avenir très limité. Il a été question, bien entendu, de la transition nécessaire devant les vrais dangers qui se présentent. Ceci dit, je ne considère pas, moi personnellement, que la financiarisation soit la cause des difficultés dans lesquelles nous sommes. Il me semble que c’est un des symptômes d’un processus qui est d’une autre nature, que c’est un aboutissement, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de mesures qui puissent être prises, précisément, comme vous allez voir, pour faire que cette financiarisation diminue, peut-être dans un premier temps, et disparaisse, parce qu’il faut que nous revenions à cette conception ancienne, classique, de la finance comme le système sanguin de l’économie, et pas comme source de prédation extérieure sur les processus économiques.

Alors pour faire comprendre en deux mots mon approche – il faut que je le dise à l’intention de ceux qui ne seraient pas au courant – je ne suis ni économiste (ni hétérodoxe, ni orthodoxe) ni même un économiste politique. Ma formation est d’une autre nature, c’est une formation d’anthropologue économique – l’anthropologie économique qui est une branche en soi, qui est née dans les années 1920 et 1930 essentiellement en Europe. Il y a trois grands fondateurs de manière concurrente : Marcel Mauss en France, sociologue, neveu d’Emile Durkheim, BronisÅ‚aw Malinowski, Polonais mais qui fera carrière en Angleterre où il sera le grand fondateur de l’anthropologie sociale, et le Hongrois Karl Polanyi plus familier des économistes, en particulier à cause de cette notion d’embedding, cette notion propre à l’anthropologie de considérer qu’il n’est pas possible de poser un regard séparé sur les activités économiques comme étant autonomes et pouvant être comprises dans un cadre absolument séparé du reste. On emploie cette expression qui à mon sens est une très mauvaise traduction de Polanyi mais qui s’est répandue, d’encastrement. Il vaut mieux parler d’intégration de l’économie, insérée à l’intérieur d’un processus général.

Polanyi, vous êtes peut-être au courant, est la personne qui a réintroduit un intérêt pour le modèle de la formation des prix d’Aristote – dans un article de 1957 Aristotle discovers the economy – où il nous parle d’un autre type de modèle de la formation du prix que celui de Cournot en termes d’offre et de demande, que les modèles néoclassiques dont nous sommes familiers. Petite anecdote, je n’ai pas pu utiliser ces modèles-là sur mes données de terrain dans les communautés de pêcheurs et c’est le modèle d’Aristote que j’ai dû utiliser, qui rend compte des faits. Que dit Aristote ?

Aristote écrit dans une note – en fait, c’est quelques pages dans l’Ethique à Nicomaque où il dit qu’on peut utiliser le même même que pour la justice distributive pour comprendre la création des prix. Je vais entrer dans les détails pour ceux qui ne seraient pas familier avec ça. Ce qu’il dit essentiellement, c’est que le prix – et les taux d’intérêt également – se constitue de telle manière à ce que l’ordre social soit stable, qu’il se reproduise à l’identique. C’est-à-dire qu’après la transaction, la vente ou l’emprunt, la personne qui était riche sera riche dans exactement le même rapport qu’avant et le pauvre sera aussi pauvre qu’avant. Cela implique une certaine stabilité, une société hiérarchisée mais stable – au sens où elle se reproduit à l’identique. À ma connaissance, Bourdieu n’était pas conscient de ce modèle aristotélicien mais il le reproduit dans sa représentation théorique.

Erreur de Polanyi : il nous dit dans cet article qu’il ne s’agit pas d’un modèle descriptif d’Aristote mais d’un modèle normatif. C’est une chose, dit-il, qu’Aristote aurait bien voulu qu’il se passe, et là c’est un malentendu total de sa part : non, il s’agit bien d’un modèle descriptif.

Aristote est ami de Eudoxe – Eudoxe sera le maitre d’Euclide, dont le nom est plus connu. Eudoxe vient d’inventer une théorie de la proportion qu’Aristote utilise dans trois domaines distincts d’une manière magistrale. Il l’utilise cette théorie de la proportion pour montrer que le syllogisme est un rapport continu et que l’on peut utiliser la théorie d’Eudoxe pour expliquer la rationalité, le raisonnement. Il l’utilise pour la justice, de deux manières différentes : pour la justice corrective, qui s’exerce entre personnes de même statut, et pour la justice distributive, entre personnes de statuts différents. Je résume en une phrase comme il le fait lui-même : Un magistrat qui soufflette un homme du commun sera moins puni qu’un homme du commun qui soufflette un magistrat, pour que l’ordre social se maintienne à l’identique.

Que peut-il se passer pour ce modèle d’Aristote qui, finalement, aurait pu continuer à vivre de sa belle vie de modèle ? Aristote en avait déjà le soupçon quand il s’attaque, de manière violente d’ailleurs, à la perception d’intérêt, en disant « On ne peut pas laisser l’argent reproduire l’argent ». Il sait que c’est là le ver dans le fruit, que c’est ça qui peut faire sauter la stabilité dans la société grecque.

Que se passe-t-il effectivement, chez nous, qui fait que s’écroule cet édifice ? L’intervention d’une chose dont je vais préciser par la suite exactement ce que j’entends par là : l’intervention d’une rente sur les richesses déjà créées et la spéculation. La spéculation, Aristote n’en parle pas mais, là aussi, on peut trouver une autre phrase qui nous fait entendre que « Attention ! Ne touchons pas à ça ». Si nous parlions en termes contemporains, il parlerait de ce qu’on pourrait appeler une maladie professionnelle des marchands, c’est à dire l’intérêt pour l’argent en tant que tel. Il attire notre attention sur ce qui pourrait faire sombrer une société de ce type-là : Spéculation et rente sur richesse déjà créée.

Alors, qu’est-ce que j’entends par « rente sur une richesse déjà créée » ? Il y a été fait allusion tout à l’heure, Proudhon utilise l’expression d’aubaine. Nous sommes dans un monde où nous bénéficions d’aubaines, c’est-à-dire que l’agriculteur qui fait pousser des plantes ne les fait pas pousser d’un bout à l’autre : une grande partie [du processus] consiste à regarder pousser quelque chose qui pousse de soi-même. Il faut qu’il y ait de l’eau, il faut qu’il y ait un champ, il faut qu’on s’occupe de ça, il faut qu’on enlève les mauvaises herbes, les insectes avec tous les dangers qui y sont associés. Il y a un processus naturel dans lequel – l’expression qu’utilise Hegel est excellente – nous sommes essentiellement les catalyseurs d’un processus naturel.

Élément supplémentaire sur lequel Proudhon attire l’attention, le fait qu’il y a du collectif – et que le collectif à un bénéfice en soi, aussi – qui participe à ce processus d’ébullition de la nature [comme s’exprimera Georges Bataille]. L’exemple que Proudhon donne – vous le connaissez peut-être : Un grenadier, dit-il, en deux cents jours aurait été incapable d’ériger l’obélisque sur la place de la Concorde à Paris ; deux cents grenadiers en une heure sont arrivés à le dresser. Il y a là quelque chose qui vient simplement du collectif et qui est une valeur ajoutée, de même que les rayons du soleil, de même que le fait que les graines poussent d’elles-mêmes sans que nous devions les « faire pousser ».

Notre système, le système capitaliste, est fondé essentiellement sur le partage du risque et de la richesse produits par ce processus général. C’est le système qu’on appelle le métayage qu’on retrouve partout dans le monde, qu’on retrouve en Afrique ou chez les pêcheurs bretons : partage d’une richesse créée dans un contrat de type classique – disons le contrat 50/50 : celui qui met sa force de travail à la disposition d’un propriétaire en échange d’un partage de la richesse qui sera créée – moitié de la moisson pour le métayer, moitié de la moisson pour le propriétaire. Le partage peut être égal ou plus du moins inégal, en fonction des situations particulières – beaucoup de propriétaire et peu de travailleurs potentiels, beaucoup de travailleurs et peu de propriétaires – mais ce système ne partage rien qui ne soit pas véritablement produit : Quand il n’y a pas de moisson, le propriétaire ne reçoit absolument rien, et évidemment, le moissonneur, le paysan non plus. Il y a partage du risque.

Où intervient un déséquilibre ? Quand il y a rente sans qu’il y ait de richesse créée et ça, c’est ce que nous appelons purement et simplement le prêt à la consommation. Au Moyen Âge, il y avait un autre terme que l’on confond : on croit que l’usure est un taux d’intérêt excessif, c’est notre définition à nous, mais l’usure au Moyen Âge, c’est ce que nous appelons le prêt à la consommation. Pourquoi ? Parce qu’il y a perception d’intérêts qui vont être payés à partir d’une richesse qui n’a pas été créée. C’est en hypothéquant des salaires  à venir que le salarié va pouvoir rembourser les choses.

Dernier élément, bien entendu, la spéculation. Je parle de spéculation dans le sens purement technique de la finance au 19e siècle, c’est-à-dire le sens de l’article 421 du code pénal : Les paris, à la hausse ou à la baisse, sur le prix des actifs financiers. Cet article était complété – vous le savez sans doute – par l’article 1965 du code civil qui disait essentiellement que les différends autour de paris ne pouvaient pas conduire à des contestations devant les tribunaux. Cela s’appelle l’ « exception de jeu » et c’était un édit de François 1er : « Vous pariez entre vous ? Débrouillez-vous » : ne venez pas devant les tribunaux s’il y a conflit. Sauf, précise l’article 1965, s’il y a une question de talent qui intervient. C’est uniquement s’il est question de hasard qu’on ne peut pas se tourner vers les tribunaux. On introduit pratiquement des dérogations pour les sports, les courses hippiques, etc. En 1885, Jules Ferry alors Premier ministre, abroge l’article 421 sur l’interdiction de la spéculation financière et introduit une notion supplémentaire dans l’article 1965 : les paris sont interdits, sauf s’ils peuvent être qualifiés d’opération financière. C’est une astuce sémantique extraordinaire, mais dont nous subissons toujours les conséquences.

Quel est le danger de la spéculation ? Le risque de contrepartie, bien entendu : celui qui fait un pari, d’une nature ou d’une autre, n’a pas toujours l’argent. On parle de 2008 où nous avons des exemples considérables : La compagnie AIG qui avait assuré des credit default swaps qui permettaient en particulier non seulement de s’assurer contre de véritables risques de non-paiement sur une obligation mais aussi des positions purement spéculatives, des positions nues sur credit default swaps. La compagnie AIG – vous le savez – était extrêmement fière des six milliards de dollars de réserve qu’elle avait constituée et bien entendu le 18 septembre 2008, c’est soixante-treize milliards qu’il a fallu débourser et la somme a encore monté dans les jours qui suivaient.

Risque de contrepartie : l’une des parties peut ne pas avoir l’argent qu’elle avait promis dans le pari, et à ce moment-là on envisage les chaînes de créances dont parlait Keynes, qui font qu’il va y avoir un effet boule de neige, une réaction en chaîne.

Risque d’aléa moral : bien entendu, vous avez tendance à essayer de pousser le marché dans la direction du pari que vous avez fait, c’est-à-dire que comme il y a des gens dans les deux directions quand un pari a été conclu, ce sont des forces centrifuges bien entendu qui vont s’exercer et pousser le marché dans deux directions opposées, créant une tension, accroissant le risque.

Risque systémique : On a découvert aussi, en 2007-2008, qu’il y a des parieurs systémiques, c’est-à-dire des gens qui savent par avance que s’ils perdent eh bien, il y aura en arrière-plan, non pas le secteur privé mais le secteur public pour renflouer, parce qu’il faut maintenir en tout cas cette fonction qu’a la finance de système sanguin de l’économie.

Alors, comment est-ce que ce système de concentration excessive se gère ? Il ne se gère pas ! – C’est le sens même de l’ ouvrage de M. Piketty sur Le capital au 21e siècle – il ne se gère pas : les situations se remettent à plat par des crises majeures ou par des guerres qui, en détruisant de la richesse, suppriment une partie de la richesse excessive de ceux qui en ont en trop, et le système repart.

Il faudrait imaginer, bien entendu, que nous allions, par des approches rationnelles, résoudre ce type de problème, c’est-à-dire en nous asseyant autour d’une table, à moins qu’on soit, bien entendu, un ultra-libéral du genre Von Mises et de M. Von Hayek qui considèrent que seules les choses que nous faisons par accident sont valables, et que quand nous nous asseyons à une table, nous sommes débordés par les conséquences inattendues de ce que nous faisons.

Je termine par les deux propositions dont vous avez compris qu’elles sont la conséquence de ce que je viens de dire.

Revenir à l’interdiction de la spéculation sur les marchés financiers. Quand les gens me disent « Oui mais, quand j’espère que mon enfant va réussir à l’école, c’est de la spéculation », non non – article 421 : les paris à la hausse ou la baisse sur les produits financiers. Réintroduisons cette mesure excellente. On me dit qu’il faudrait le faire tous en même temps, mais c’est une mesure qui va tellement réinjecter d’argent dans l’économie que ce sont les autres qui vont nous copier !

Faire du prêt à la consommation un secteur d’utilité publique, c’est-à-dire avec des taux zéro pour éviter cet effet que j’ai mentionné et qui est qu’une partie de la distribution de la richesse – sous formes d’intérêts, de coupons, de dividendes… – est créée sur une richesse qui n’existe pas, ce qui oblige non seulement à hypothéquer les salaires futurs mais aussi à détruire la nature autour de nous, puisque les externalités négatives sont très liées à ces sommes qu’il faut rembourser, et à créer toujours davantage de richesse dans un contexte où, on le sait, 87% de la richesse qui s’ajoute va au 1% le plus riche des acteurs économiques, ce qui rend impossible de remédier au déséquilibre autrement que, à mon sens, par un changement de la loi.

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