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Le défaitisme est humain, trop humain. Mais prolongé et diffusé, il est un poison mortel pour tout ce qui est beau dans l’Humanité, pour la Vie elle-même. A petite dose il inspire et éduque, à forte dose, il tue par défaut d’action. Il doit être dépassé, surmonté, pour ne pas devenir le cynisme et le nihilisme du dernier homme.
La question que pose Paul Jorion ici, en passant, est d’importance existentielle, à la fois pour l’individu, pour le groupe et pour l’espèce humaine. J’ai déjà traité ici de cette question et je maintiens cette première ébauche de réponse : il y a certes un absurde indépassable dans le Cosmos (beaucoup de gens sont-ils à même d’en parler ouvertement ?), l’être humain a le malheur d’en avoir conscience, l’espèce humaine est la conscience réflexive du Cosmos de lui-même (Paul Jorion l’a déjà dit). Nous nous savons mortels et nous savons que tout n’est qu’impermanence, rien n’est éternel et surtout pas nous et nos œuvres (même les idées, mêmes les noms de nos ancêtres et des rois du passé s’effacent dans les sables de l’oubli) : vivre n’est pas « rationnel », il n’y aucun « sens » intrinsèque dans le Cosmos. Il y a donc une aporie logique à choisir de vivre (en toute conscience ou par défaut, notre instinct pourvoyant à notre défaut éventuel de volonté d’en finir) ET à vivre dans le désespoir, le cynisme et l’amertume. Il s’agit d’une position bâtarde qui n’est pas digne de l’existence (je fais référence à Nietzsche ici).
La Vie, l’Existence, doit s’accepter toute entière ou ne pas s’accepter. La finitude de l’humanité (et de toute œuvre humaine) ne doit pas être vécue différemment que la finitude de la vie individuelle. Si on accepte de vivre une vie individuelle finie, il ne faut pas se chagriner de la finitude des œuvres humaines. Pour vivre et pour exister, il faut faire un acte de Foi qui est à la fois poétique et fou. L’Absurde du Cosmos peut être recouvert par le voile de la Culture, qui est l’histoire qu’une société se raconte à elle-même pour se réconforter, et par un sentiment d’émerveillement face au Mystère de l’existence.
Mais surtout, il devient plus doux, presque supportable, lorsqu’il s’accompagne du lien que nous tissons avec nos semblables humains et autres vivants, et avec le Cosmos : l’Absurde cède face à l’Amour. Car face à l’absurde, nous ne sommes pas seuls, l’Autre nous aide à donner sens à l’existence, car c’est l’Humain qui donne sens à l’existence, le sens est à construire par chacun et par tous. L’Absurde nous invite à sortir de notre petit chagrin individuel pour être dans l’instant présent avec et pour autrui, humain et non humain. L’Absurde nous invite à contempler le Cosmos et à vivre, comme le philosophe Edgar Morin le propose, dans la poésie, l’amour et l’amitié.
D’autres, plus illustres, traitent cette question depuis des millénaires, dont un penseur qui m’est cher : Albert Camus. Dans deux ouvrages mémorables, Le Mythe de Sisyphe et L’homme révolté, Albert Camus développe une véritable éthique existentielle, à la fois individuelle et collective, politique même, dans une époque où les philosophes du soupçon ont démoli au marteau les transcendances, les hétéronomies, les essences, les statues des « guides » et « grands hommes » et autres opiums du peuple, religion comme fantasme de l’Homme nouveau de l’extrême droite nazie et de l’extrême gauche soviétique.
Cette éthique s’adresse particulièrement au militant, à l’être humain engagé, au citoyen dans la Cité. C’est-à-dire un être humain particulièrement investi dans sa mission de donner sens à l’existence, avec et pour autrui, ensemble. On pourrait dire un « idéaliste » et c’est un compliment dont il faut être fier : quelqu’un qui veut incarner dans le monde des « idées » qui n’existent que par et pour l’humain et qui sont absurdes du point de vue du Cosmos : Amour, Liberté, Amitié, Responsabilité, Justice, Paix. Dans la mythologie grecque, Sisyphe est cet homme qui a défié les dieux et refusé d’être emporté par la mort, et qui fut condamné par les dieux à rouler éternellement jusqu’en haut d’une colline un roche qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet. Camus propose de réinterpréter ce mythe non comme la condamnation de l’humain à l’absurde de sa condition mais plutôt comme le chemin de sa rédemption. Sisyphe a raison de refuser la mort et de défier les dieux. Il a raison d’être dans une certaine démesure qui seule justifie l’existence. Mais cette démesure doit s’accompagner de la mesure, car l’autre est fragile et notre démesure peut le détruire, et celle de l’autre nous détruire nous-mêmes. Il faut donc se révolter pour vivre, contre l’absurde de l’existence mais surtout contre l’absurde que l’humain s’inflige à lui-même, et qui est bien la part majeure de l’absurde que chacun doit subir ici-bas. Et développer une pensée du midi, une pensée de la mesure, qui équilibre démesure de l’élan vital et limite issue de la fragilité de l’altérité de l’Autre et de l’altérité radicale du reste du Vivant. A la place de Sisyphe, on voudrait se suicider penserait-on (et Camus pense que la plus grande question philosophique est celle du suicide). Mais Camus nous invite à imaginer Sisyphe… heureux.
Alors je pense comme Bouddha et Spinoza que les passions tristes résultent d’une conception inadéquate des choses, d’une illusion. Et que dissiper l’illusion dissipe la passion triste. Le désespoir et le découragement du militant sont humains, trop humains (comme dirait Nietzsche), personne n’y échappe, même et surtout les plus grands parmi les militants de l’histoire : Tolstoï, Gandhi, King, Mandela, Thunberg. Mais s’y enfoncer est oublier que si nous vivons, c’est que nous avons choisi de vivre, et qu’il s’agit d’en assumer toutes les conséquences. Rien n’est éternel, tout est impermanence. Le bonheur, ce sont des moments suspendus de bonheur. La sagesse trébuche puis se relève. Le summum sociétal sont des « âges d’or » provisoires qui connaissent un essor, un déclin et même un effondrement. La Vie elle-même est suspension émergente et provisoire, déséquilibre néguentropique voué à retourner à l’entropie de la dispersion et du froid cosmique glacial, tôt ou tard. L’éternité et le sens, le bonheur, doivent se trouver dans l’instant présent, ici et maintenant et pas dans le doute quant à l’impact de notre égo, quant à notre puissance, quant à notre toute puissance.
Je pense que le défaitisme est une illusion qui émane d’une conception inadéquate des choses. Il y a aussi une méconnaissance de l’histoire, où le changement justement, survient bel et bien (même s’il est toujours réversible), bien après la mort des militants pionniers de la première heure : abolition de l’esclavage, suffrage universel, démocratie, droits fondamentaux, droits civiques, droits sociaux, évolution de la médecine, de la pédagogie, des sciences. Il y a autant de forces de construction que de destruction dans l’histoire humaine. S’il faut voir les effets de son action pour s’y engager, alors il faut renoncer à l’aventure humaine, qui est un pari sur le futur, un passage de relais aux générations futures pour qu’elles achèvent l’œuvre commencée.
D’où l’importance de la transmission entre les Aînés et les Puînés, les Jeunes qui de nos jours défilent dans la rue pour le climat : « poursuivez et achevez ce que nous avons commencé ! ». Observer que « j’ai agis mais rien ne change », est-ce l’enfant qui parle ou l’adulte ? Il faut sortir de la naïveté, de ce fantasme de toute puissance qui estime qu’on doit observer les effets de son action et en être récompensé. L’être humain n’est jamais qu’une sorte de fourmi un peu plus intelligente dans une grande fourmilière. Il faut cesser de croire à ces « sucess story » à l’américaine où tout le monde vous applaudit à la fin pour vos exploits.
Même les Gandhi, King, Mandela et Thunberg sont des mythes construits de toutes pièces (car nous en avons besoin) : ils ne se sont pas faits tous seuls et ils incarnent le mouvement de collectifs et de sociétés toutes entières. Combien de militants sont inconnus et ont eu un rôle décisif pendant la Résistance, pendant la Révolution, en faisant simplement leur travail d’enseignant qui transmet le flambeau des Lumières à ses étudiants ? Il faut trouver donc la récompense dans l’action elle-même. La militance peut-être joyeuse et conviviale, pour elle-même, sans calcul de ses conséquences.
Il y a aussi une erreur de conception sur la logique de l’action. La pensée de l’impossible propre au défaitisme est une prophétie auto-réalisatrice. Bien sûr, la pensée du possible, ou plutôt l’ignorance de l’impossible ne garantit pas la succès. Mais se persuader que tout est foutu garantit l’échec. Pour des raisons pratiques simples à comprendre : lorsque le défi est élevé, nous avons besoin de mobiliser toutes nos forces pour espérer dépasser l’obstacle, le surmonter, et nous surmonter.
Il faut être persuadé, jusqu’à la Foi irrationnelle, que nous allons y arriver. Nous devons même aller jusqu’à visualiser mentalement notre succès, comme le pratique l’entraînement des sprinters pour les jeux olympiques. Le sprinter décompose sa course, assis en méditation, il visualise son départ, son accélération, ses mouvements, ses pas sur le sol qui soulèvent la fine poussière de la piste, il sent sa respiration se caler et le vent souffler dans ses cheveux, il est ici et maintenant, dans l’instant éternel, il ne sait pas s’il a déjà franchi la ligne, déjà le stade se soulève, il n’en croit pas ses yeux, il a battu le record du monde de vitesse. Et même s’il n’est que deuxième, ou même dernier, ce fut la plus belle course de toute son existence.
Ainsi en est-il des premières suffragettes, des pionniers de l’aviation, des premiers abolitionnistes, des Lumières, de Bouddha, de Jésus, de Martin Luther King dans son discours « I have a dream ». Il faut rêver et visualiser l’impossible comme un possible pour donner l’énergie de l’action au militant et même pratiquement, en trouver les sentiers.
Je vois également l’argument d’une mécompréhension de la logique concurrentielle entre forces de construction et de destruction. Quand vous voyez Donald Trump, Jair Bolsonaro, Vladimir Poutine, Matteo Salvini, et allez, j’ose le dire, Hitler dans les années ’30, est-ce que vous voyez des individus « défaitistes » ? Ou est-ce que vous voyez des types qui rigolent, qui vocifèrent, qui sont en mouvement perpétuel, parfois dans une grande vigueur physique, fiers d’eux-mêmes et de la destruction qu’ils sèment ?
Albert Einstein a dit je crois que le monde ne sera pas détruit par ceux qui le détruisent mais par ceux qui regarderont sans rien faire. Le militant, parce qu’il est idéaliste et donc plus conscient que les autres, a une responsabilité, celle d’être le moteur de l’histoire. Les autres suivront, tôt ou tard, il doit assumer son rôle de pionnier, parfois seul, mais toujours entourés des autres pionniers, qui se reconnaissent et s’allient naturellement. La conscience éthique est ce qui crée le militant mais elle a un défaut encombrant : le doute. Le doute est consubstantiel à l’intelligence et la conscience éthique. Les horribles, les abjects, les fascistes, cyniques et nihilistes n’en sont pas encombrés, leur énergie de destruction est fluide, facile, comme l’usage du Côté Obscur dans Star Wars. Le chemin de la construction est plus sinueux, plus difficile. La conscience, vu sa réflexivité, est construire par le doute et dans le doute, dans la pensée de la mesure d’Albert Camus, et peut ralentir son porteur dans l’action, voire même paradoxalement le couper de son énergie militante.
Ne nous enlisons pas dans le marécage de notre conscience de l’absurde et de la petitesse de notre action. Ce serait nous faire les alliés objectifs des destructeurs de l’humanité et de la vie. Ayons confiance que tout imparfaits que nous sommes, nous vivons, sommes des humains, dotés d’un cerveau, capables de penser, parler, écrire et agir. Faisons confiance à notre intuition militante pour nous jeter dans l’action sans avoir toutes les réponses. Regardez comment se jettent dans la pensée, la parole et l’action ceux qui sont sans conscience. Regardez leur vitesse, leur force et leur fluidité. Acceptons d’y aller nous aussi en vitesse, en force et en fluidité, sans attendre d’avoir toutes les réponses. Au pire, nous équilibrerons la dynamique concurrentielle.
Ce n’est pas dans l’individu que réside la conception adéquate des choses mais dans l’action collective. En se coalisant avec des gens mesurés et doués de conscience, on peut faire œuvre de réflexivité les uns envers les autres pour éviter l’extrémisme des individus grotesques que nous avons listé. Voilà pour prendre une analogie biblique, dans la pensée chrétienne, il y a les archanges Saint-Michel, Saint-Raphaël, Saint-Gabriel. Ils sont armés d’une épée et symbolisent la puissance et la force de l’action du Bien contre le Mal, le dragon qu’ils terrassent. Dans Star Wars, ce sont les Jedi. Ça ne veut surtout pas dire qu’il faut embrasser la violence, mais qu’il ne faut pas laisser le monopole de la puissance, du pouvoir, aux forces de destruction. On peut avoir des généraux et des soldats, des armées de militants déterminés, organisés, coalisés dans une stratégie militaire machiavélique, subtile, même si délimitée par la conscience, l’humanisme et l’existentialisme, dans la non-violence tant qu’elle est possible (Hitler ne fut pas vaincu par la désobéissance civile, malheureusement).
Le militant a tout à fait le droit d’être désespéré et découragé, d’être défaitisme même. Mais a-t-il le droit de ne plus agir ? Il faut plaider le pessimisme de la volonté et insister sur la joie qui existe dans l’engagement et la cohérence, dans la défense d’un sens, même jusqu’à encourir sa propre mort, comme Socrate. Pour aider le militant à sortir de l’ornière, rien de tel à nouveau que d’aller vers l’Autre, que d’aller chercher le réconfort en pleurant ensemble, en faisant le deuil de notre toute puissance et d’un Cosmos qui répondrait à nos moindres désirs. Rien de tel ensuite que de retourner dans l’action, que de s’associer, de s’allier, de co-construire et de collaborer afin de pousser le rocher en haut de la colline, ensemble. Il retombera ? Peu importe, nous le hisserons à nouveau. Voilà à mon humble avis ma conception de l’humanité, elle trouve son éclat lumineux, sa poésie et oui, peut-être sa gloire, dans son élan sans cesse renouvelé vers les plus hauts sommets.
Sur le fait de « donner des leçons » enfin, voilà ma conception : nous avons besoin de l’autre pour délimiter notre démesure et nous botter les fesses de temps en temps, pour nous « recadrer ». Votre serviteur y compris. Il n’y aucun geste de supériorité dans le fait de « secouer l’autre », mais plutôt le signe d’une grande amitié. L’individu est petit, faible et souvent misérable, c’est par l’Autre, par l’institution, par le collectif, par la philia que se construit collectivement la mesure, la sagesse, le bonheur et l’harmonie. Ne pas dire à l’autre ses quatre vérités, c’est un manque de respect, un mépris pour son humanité. Je revendique que vous avez besoin de moi et que j’ai besoin de vous, je ne peux pas trouver en moi seul la clef pour sortir de mes désespérances et déshérences, échangeons-nous nos clefs, faisons les tourner. Remontons-nous réciproquement le moral et les bretelles et puis plongeons nous ensemble dans l’action militante.
Et donc pour moi, en définitivement, le défaitisme est le symptôme d’une conscience trop tournée vers elle-même, trop isolée, trop (ir)rationnelle et donc dans l’illusion, qui doit sortir d’elle-même, retrouver son élan vital, son conatus et sa volonté de puissance, visualiser et imaginer le changement souhaité, accepter l’Absurde et le Mystère, arrêter de trop calculer, aller vers l’Autre, faire acte de Foi et se jeter dans l’Existence, dans la Joie, la Poésie et la Convivialité. Et donc dans l’Action.
Avec toute mon amitié, je vous botte les fesses et j’attends de vous la même chose lorsque je serai défait !
“Never doubt that a small group of thoughtful, committed citizens can change the world; indeed, it’s the only thing that ever has.” Margaret Mead
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