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En cette période de « murs », face à « l’ordure politique », et aussi, si j’ose dire, face à une certaine ordure intellectuelle française, je devrais sans doute ériger plus haut mes murs… Hélas, même si je suis loin, très loin, d’être à la hauteur de ces/ses murs, un Flaubert lui-même disait faire tous ses efforts pour « tâcher de vivre dans une tour d’ivoire », mais faisait le constat amer qu’« une marée de merde en bat les murs »…
Un siècle et demi plus tard, sauf à vivre sur une île déserte (et encore !), difficile de se protéger et d’échapper totalement à ces multiples marées noires qui envahissent et abîment notre monde, qu’il soit géographique, bien terrestre, marin, ou symbolique.
Marées noires dont participent certains pseudo-penseurs médiatiques, qui semblent désormais avoir pour principale tâche « intellectuelle » d’accabler leurs prétendus « ennemis » (à compter qu’ils ne se trompent pas de cibles) de leurs jugements pleins d’un fiel obscène et émétique. Dans ce qui a été un des tristes feuilletons « intellectuels » (vache maigre), ou plutôt médiatiques de l’été, la petite Suédoise Greta Thunberg en a fait largement les frais. Mais l’hydre du nihilisme et du cynisme (pour reprendre les termes de Paul Jorion) a le goût du venin, se complaît dans ses fétides persiflages (et sans doute en vit-elle ?)… Alors qu’avec une once de dignité, il conviendrait bien plutôt d’« avoir le goût des autres dans la bouche », pour paraphraser le poète Pierre Peuchmaurd.
Soyons clairs : je suis de ceux qui, comme Desproges, pensent qu’« on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde », et aussi qui rient volontiers du mauvais goût provocateur et rigolard, tirant tous azimuts, sans tabou ni moraline, à la Hara-kiri ou Charlie Hebdo, dont certains acteurs ont fait les frais, payant cette liberté de leur peau, au sens propre. Mais le distinguo est de taille entre d’un côté, cet humour ravageur et revendiqué comme tel, au-delà du jugement moral, relevant peu ou prou de l’esprit de la farce, balayant toute idée de soumission, dévotion à un « ordre moral », supérieur ou abstrait (Bataille ne disait-il pas que « le monde n’est habitable qu’à la condition que rien n’y soit respecté »)…
et de l’autre, le masque de l’esprit de sérieux d’un Michel Onfray (me rappelant ces paroles d’un authentique sage, Amadou Hampâté Ba : « toujours trop sérieux n’est pas très sérieux »), s’érigeant en statue de Commandeur, ou sycophante, immaculé Chevalier blanc, Juge de tout et tous (vivants ou morts), et se délectant des bons mots de ses incessants persiflages…
Ce qu’il y a d’écœurant dans les propos de ces dits intellectuels hyper-médiatisés, c’est qu’ils n’assument plus le mauvais goût ravageur d’un certain humour. Bien au contraire, qu’il s’agisse de Michel Onfray ou de Raphaël Enthoven, Pascal Bruckner, et autres (sans parler des piètres hommes politiques, dont le métier et la fonction participent largement du théâtre et du mensonge), ils s’affichent avec sérieux, en présentant le visage d’un humanisme fadasse et bon teint.
Parmi ces persifleurs, dans l’actuel « paysage intellectuel français », Onfray tient bien le haut du pavé, apparaissant comme le grand héraut, à la mode, de ce diktat du jugement moral. D’ailleurs, dans son travail de « la pensée », il ne cite jamais ses contemporains ; alors qu’il y a tout de même de nombreux penseurs tout aussi, voire tout autrement « sérieux », comme si son narcissisme l’avait persuadé d’être le seul sur le Radeau de la pensée… sans compter qu’il refuse, évite soigneusement ses contradicteurs – tellement plus facile de soliloquer ou parader sur des plateaux de télé débiles. Nous le voyons donc et entendons continuellement dans la posture du Juge, drapé dans la soie de la Bonne et Belle conscience morale, porteur de cet humanisme bon teint… cosmétique ? Cosmétique comme peut-être son « hédonisme solaire » (façon crème à bronzer ?), sans mystère, sans délire, sans poésie, sans amour ni humour, sans nuit (comme si le jour pouvait exister sans la nuit ?!), bref sans Joie (et on chercherait en vain ce que cette prétendue « philosophie » a avoir avec son prétendu « maître à penser », Nietzsche)…
Mais il convient de ne point trop s’attacher à cette figure à la triste mine, de crainte de trop se salir, non pas les mains, mais l’âme et la bouche, en ayant l’air de reprendre ses tics à lui, alors qu’il serait préférable d’en rire, et c’est tout (même si je dois dire que quand bien même je préfère l’éviter, comme Il est partout, périodiquement il me retombe à la figure…).
Au-delà donc de la personne, quelle est cette défaite de la pensée que lui et d’autres incarnent si haut et fort ? Évidemment, dans leurs jactances, le politique se trouve rabaissé à de basses polémiques, règlements de comptes, jugements moraux, assortis du minable arsenal des jugements ad personam.
Bien sûr, le conflit est vital en politique, mais la « démocratie » devrait consister à s’opposer, sans se massacrer… et le travail de la pensée se creuser au-delà d’un jeu de massacres sur les personnes, a fortiori des enfants, ou presque. Elle est bien là, aussi, cette défaite de la pensée, remplacée par la moraline, le jugement permanent ; du coup, on se focalise surtout sur les personnes, on les étiquette, un autre mal et diktat bien contemporain, la dictature des identités (selon le titre d’un récent essai), qui revient à ignorer, aliéner, nier les individus, réduits à des abstractions, des équations simplistes.
À propos de cette surenchère de hargne, sinon de haine, déversée sur la petite Greta, un ami m’écrivait qu’elle est le signe d’une défaite de la pensée face à l’Enfant-Roi (Alain Finkielkraut nous dit : « L’enfant-roi a remplacé l’homme cultivé »), et que c’est pour lui « le signe d’un déni : déni de ce qu’ils sont devenus, – n’avoir plus que des enfants comme adversaires. Et en effet, imagine-t-on également un Sartre, un Merleau-Ponty (pour ne pas remonter aux calendes… grecques) s’épuisant en diatribes acharnées contre une adolescente (qui même l’est à peine) ? Jamais, autrefois, un Marx ne se serait attiré de critiques aussi vulgaires, et jamais on ne l’aurait comparé à un acteur de cinéma d’épouvante, même s’il aurait fait pour la bourgeoisie un excellent Barbe-Bleue… »
Ces messieurs de la « pensée pure » et dure, ou molle, qui apparaissent bien, eux, à la fin comme des corps sans idées ou des idées sans corps, se trouvent en réalité bien démunis face à « l’Enfant-Roi »… Pourtant, ils devraient se rappeler la figure de l’Enfant dieu qui, même si elle ne recouvre pas exactement celle de l’Enfant-Roi en est malgré tout comme l’origine ou le parangon… et en hommes cultivés qu’ils sont se rappeler que, du côté de chez Nietzsche et des métamorphoses de l’Esprit telles que rapportées dans Zarathoustra, le lion, après avoir été chameau, finit par devenir Enfant… Mais eux s’apparentent bien plus au chameau qu’au lion. Et le ni dieu ni maître, voilà bien ce qui fait peur à ces chameaux…
Certes, la jeune Greta ne rayonne pas d’une innocence divine, et de fait, on n’est pas naïf au point d’ignorer tout le système, voire les intérêts, qui la portent par derrière (si j’ose dire…), ou derrière son discours ; malgré tout, elle est à l’image d’une nouvelle jeunesse qui semble retrouver les appels d’air de certains idéaux, en l’occurrence, celui de sauver la planète, lutter pour la vie, ce qui n’est tout de même pas rien !
Alors même que depuis quelques décennies, avec la chute des idéologies et des utopies, sans parler du consumérisme et de l’individualisme triomphants, à part la montée de rances et inquiétants « idéaux » (retours des tribus, désirs d’identités, replis communautaires, montées des nationalismes, aspirations et soumissions à des chefs, etc.), l’impression dominante était qu’il n’y avait plus de rêves, plus d’utopies, plus d’horizon, que ce flambeau semblait éteint…
Aujourd’hui, quel qu’en soit le devenir, ce que l’on sent tout de même frémir dans ces indignations et mouvements d’une certaine jeunesse à travers le monde, nous fait retrouver, partager un élan vital salutaire, entre révolte et révolution, colère et promesse. De l’autre côté, il est évident que ces « penseurs » en vue, connus et reconnus (pas par tous, quand même !) sont tout sauf des hommes révoltés, bien plutôt des faiseurs autosatisfaits, des Assis ne faisant qu’afficher des postures de « révolte », des indignations fardées de bien-pensance, placardées au fronton d’une terreur idéologique, qui ne dit pas son nom, mais dont ils ont revêtu les habits neufs.
Ainsi donc, que dans le champ de la pensée, du haut de leur estrade ou tribune, ces « Anciens » s’en prennent ainsi, avec autant de hargne et bassesse, à l’Enfance (même si la petite Greta ne nage plus dans ces eaux du « vert paradis ») ou la jeunesse, n’est vraiment pas un signe de bonne Santé (encore une fois au sens nietzschéen) pour notre monde, nos sociétés (sans parler du « milieu intellectuel »)…
alors qu’au-delà du « cas » Greta, le feu qu’une certaine jeunesse semble porter aujourd’hui (à Hong Kong bien sûr, et ailleurs, ici ou là) incarne toute la flamme de la révolte, du désir et du rêve, cette attente, vivante, de quelque chose, et qui ne vient pas, comme une promesse… Le rêve, même illusoire (comme tous les rêves, ou presque), de pouvoir changer le monde, changer les perspectives et ne pas se satisfaire des consentements, des injonctions à « s’adapter » du « there’s no alternative »… Bien sûr, il ne s’agit pas de s’extasier ou communier avec angélisme, mais de revendiquer et vivre ce « droit de rêver », propre à l’homme (pas sûr ?), cher au vieux Bachelard (un autre Barbe-Bleue ?!)… et à Nietzsche : « il faut que je continue à rêver pour ne pas périr ». Ecce homo.
Donc là aussi, hélas, comme cet été, et toute cette année, nous l’ont montré à l’évidence, l’impression que tout brûle (?!), y compris la petite intelligentsia française (du moins dans son versant le plus apparent, qui fait les unes de « l’actualité littéraire et philosophique » ; car malgré tout, dans les laisses ou les « bas-fonds », d’autres portent encore dignement le flambeau de la Pensée et pour certains, celui d’une authentique révolte)… Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de la nature (et la plus grande d’entre elles, l’Amazonie – dont la beauté du nom est si évocateur de mythologies, oubliées, massacrées)…
Au-delà de ces inquiétudes et désastres en cours, ces remous bien peu dignes d’un réel effort de pensée, revêtus des « habits neufs du scepticisme », m’apparaissent à la fin comme une nouvelle illustration de ce que l’auteur hongrois László F. Földényi, dans un magnifique petit opuscule philosophique, intitulé Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes (Actes Sud, 2008), a présenté comme la barbarie ordinaire et celle d’une rationalité « pure » détruisant les rêves, et la soif d’infini. Une Raison, tout compte fait vouée aux chimères, qui refoule les passions et réduit la liberté aux grilles abstraites de ses froids concepts… toujours la même hydre des « conceptions abstraites de l’homme » sacrifiant les individus et la liberté de « l’homme concret ». En se posant éhontément en Juges de l’Enfant roi ou dieu, bafouant sans s’en apercevoir ces « limites divines de l’homme » (pour parler comme Bataille, et que recherchaient Dostoïevski), fussent-elles illusoires, Michel l’Ancien et ses pairs, au nom d’une prétendue Raison supérieure, condamnent en fait toute expérience et recherche de l’infini… « La liberté rationnelle n’est pas la liberté. Ce qui est rationnel est toujours limité ; or la liberté est illimitée » (László F. Földényi) ; et bien sûr, à la fin, aucun dieu ne sera là pour nous sauver.
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