Retranscription de Ma génération, et ce qu’elle peut encore faire, le 17 août 2019. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le samedi 17 août 2019.
Quand j’étais gosse, il y avait des anciens combattants. C’étaient des gens, souvent, qui avaient une béquille parce qu’il leur manquait une jambe. Ils étaient dans des chaises roulantes. Ils avaient le visage plus ou moins abimé. Parfois, ils portaient leurs médailles, pour qu’on se souvienne. C’étaient les anciens combattants de la guerre de 1914. Les autres, les anciens combattants de la guerre de 1940, c’étaient nos parents : ceux qui nous poussaient dans nos poussettes.
Ils avaient accompli quelque chose. Ce n’était pas brillant. Ceux qu’on voyait avaient survécu. Ceux qui étaient là, ils s’étaient bien battus, la preuve. Est-ce que ça valait vraiment la peine ? Est-ce que c’était simplement une tentative de l’espèce de réduire le nombre de jeunes mâles par des moyens détournés ? C’est bien possible. Parce que plus personne ne sait exactement de quoi il s’agissait dans cette guerre de 1914 : quels étaient les véritables enjeux.
Après, avec le traité de Versailles, on a vu les vainqueurs expliquer aux vaincus de quoi il s’agissait et, comme l’a dit Keynes à l’époque : ils ont obligé les vaincus à vouloir prendre leur revanche, ce qu’ils ont fait.
Nous sommes arrivés plus ou moins à sortir de ce cycle. Ce qui a permis à des gens comme moi de vivre probablement leur vie entière – ce n’est pas encore tout à fait terminé, on ne sait jamais – sans qu’il n’y ait de véritables batailles dans les rues du pays où on habite, ce qui est quand même assez considérable.
Les anciens combattants, c’est qui ? Les anciens combattants, maintenant, c’est nous. C’est Peter Fonda qui est mort hier. C’est David Bowie, qui est mort il y a quelques temps [2016]. Ce sont les gens de ma génération, les gens qui ont le même âge que moi : c’est nous.
On présente le même visage [que les « anciens combattants »] avec les cheveux blancs, la barbe blanche, la moustache blanche, vis-à-vis des petits-enfants. Et on peut faire la même chose : on peut essayer de leur transmettre quelque chose.
Ça se fait un peu tout seul : la société nous place dans ce rôle de sages. Ça m’a fait très plaisir, c’était hier je crois, de recevoir un mail de quelqu’un qui avait lu un texte que j’avais envoyé pour sa revue et qui m’a dit : « La fin est splendide ! ». Ça fait plaisir qu’il y ait une faculté de théologie qui me demande de venir inaugurer son année. C’est splendide aussi. Ça ne m’était jamais arrivé avant ! Et là aussi, je vais essayer de dire de belles choses.
Voilà : on est un peu des sages.
En même temps, comme les poilus, comme les anciens combattants de ma jeunesse, il faut que l’on réfléchisse un petit peu à ce qu’on a pu faire.
David Bowie, Peter Fonda, ça nous dit un petit peu : ça nous situe, ce que l’on a essayé de faire. On a inventé des choses dans le domaine de l’art.
J’ai déjà plaisanté à ce sujet-là : en mai 68, il se passe des tas de choses en France qui sont importantes. Il y a encore des choses qui vont se passer dans d’autres pays comme conséquences de 68, mais on est en fait, déjà, dans le reflux du grand mouvement international de la jeunesse.
Au moment où il y a mai 68, je suis en train de terminer la rédaction de mon mémoire de sociologie, de licence, sur le mouvement Provo et le mouvement Provo, c’est quelques années auparavant. (Je vous montrerai un jour le livre de Monsieur Peter Navarro [conseiller économique de Trump sur sa politique envers la Chine] que j’ai dans ma bibliothèque – rires).
Mais Provo, c’est ça : c’est Roel Van Duyn avec qui j’ai passé une soirée extraordinaire. Ce n’était pas des souvenirs d’anciens combattants ! [PJ montre le livre de Roel van Duyn : Het witte gevaar. Een vademekum voor provos, 1967].
Le dessin [de couverture], c’est de Willem. Willem était déjà là. C’est de là qu’il vient Willem : Willem, il vient de Provo. C’est là qu’il a fait ses premiers dessins.
Roel Van Duyn, c’est un des leaders de ce mouvement. Il y avait d’autres personnes. Roel Van Duyn, c’était un penseur, un penseur anarchiste. Il l’est toujours d’ailleurs mais il y avait des personnages plus folkloriques. Ça va dire quelque chose à mon ami Johan Leestemaker, de voir que j’ai des exemplaires du livre de Johnny The selfkicker.
J’ai tous les livres que l’on a fait à l’époque. Ces machins… Vous savez qui est le gars qui est là ? C’est le gars qui a inventé le Vélib : les vélos blancs. J’oublie son nom mais c’est un des Provos qui a lancé ce mouvement des vélos à la disposition de tout le monde.
Ça avait été une révolution à l’époque. Les Provos se battaient aussi pour des choses assez extraordinaires comme… les quartiers piétonniers [rires], etc. C’était considéré comme le summum de l’anarchisme !
Ça prouve qu’on a quand même… On dit qu’on n’a eu que des défaites mais ce n’est pas vrai: on n’a pas eu que des défaites. Ça existe maintenant les quartiers piétonniers ! Ça existe les vélos à la disposition de tout le monde, dans toutes les villes ! Ce que les gens ont oublié, c’est que ce n’est pas venu tout seul. Ça a été des combats, des gens matraqués dans les manifestations, des gens qui passent la nuit au poste et ainsi de suite.
Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qu’on peut faire nous, maintenant ? Il y a eu Provo. Il y a eu le mouvement aux États-Unis, bien sûr, le mouvement hippie. Ça a aussi produit de grandes réflexions. Si vous n’avez jamais lu ce livre-là, je ne sais pas si ça existe en français [Si ! Ça existe même en J’ai lu depuis 1974], c’est Emmett Grogan, Ringolevio. C’est LE penseur de San Francisco. C’est le gars eh ! eh ! de la gratuité à San Francisco en 1965-1966-1967.
Qu’ont fait les aînés ? Je ne vais pas montrer un livre de Simon Vinkenoog parce que, justement, Johan Leestemaker va me tomber dessus : il considère que Simon Vinkenoog a mal tourné.
Qu’ont fait les ainés ? Les ainés ont fait ce que j’essaye de faire maintenant, c’est-à-dire de dire aux jeunes qui sont en train de faire des choses : « Comptez sur nous. On n’est plus l’avant-garde parce qu’on est trop vieux, mais on peut vous aider. On peut vous donner des conseils et on peut dire qu’on est à vos côtés », comme l’a fait Constant aux Pays-Bas à l’époque de Provo, le grand architecte Constant Nieuwenhuys, comme l’a fait Corneille, le peintre, comme l’ont fait Jan Wolkers… Ah, je sais que Johan aime bien Jan Wolkers.
Tout ça, comme l’a fait Harry Mulisch aussi, extraordinaire auteur néérlandais. C’étaient les aînés. Ils ont dit : « On est à vos côtés. On va vous soutenir ». Quand il a fallu signer les pétitions, quand il a fallu faire des déclarations à la presse, tous ces gens-là étaient là pour dire : « Ce que vous faites maintenant, c’est des choses… ». Des gens qui avaient déjà un nom justement comme Corneille, comme Constant, ont dit : « On est avec vous. On va vous soutenir. Si vous nous demandez des conseils, on ne va pas imposer nos conseils mais si vous les demandez, on est prêts à les donner ». Voilà ce que l’on peut faire.
L’ancien combattant Jorion, il faut bien dire que c’est dans cette période 1965 à 1975 qu’on a été au mieux de notre forme [PJ : logique, nous avions entre 20 et 30 ans]. On n’a pas tous fait de la musique. Je suis incapable de faire de la musique mais je peux en parler. J’étais là. Je faisais partie… Dans la nuit, mes copains, parce que j’étais le seul à avoir une bagnole. C’était pas une Aston Martin. C’était une 2 CV. Ils sont venus me réveiller en disant : « Il y a Steppenwolf qui est à Amsterdam, au Paradiso ce soir. Il faut absolument qu’on y aille ! » et Bruxelles-Amsterdam, c’est pas un truc qu’on improvise comme ça, surtout à l’époque. Il n’y avait pas encore autant d’autoroutes que maintenant. En 2 CV, on est allés écouter Steppenwolf. Steppenwolf, j’ai mis la vidéo hier, ce sont ceux qui chantaient Born to be Wild, une sorte de chant de ralliement autour d’Easy Rider, ce film qui est fait déjà… On est déjà sur la pente descendante, en 1969. On n’est plus au tout début. Il y a 65-66 en Hollande. Il y a eu 67 aux États-Unis. Il y a 68 en France. Je parle des points culminants et quand Dennis Hopper a fait ce film avec ses copains : Peter Fonda et Jack Nicholson, qui est déjà là, partout. Jack Nicholson, c’est lui qui fait le scénario de The Trip. C’est lui le passager derrière Peter Fonda sur le « chopper », sur la motocyclette.
On est dans le mouvement descendant. On a lancé plein d’idées comme je le disais tout à l’heure. Il y a des choses qui sont restées. Qu’est-ce qu’on aura fait essentiellement ? On aura montré à cette époque-là que l’esprit de révolte, c’est toujours là. Chaque génération a son moment. Il y a eu les surréalistes dans les années 20, les années 30, il y a eu les dadaïstes. Il y a des gens qui révolutionnent la manière de faire les choses et ça reste parce que ça reste des références pour la suite. Ça peut être des feux de paille. On peut se tromper après sur ce que ça a donné. Vous entendrez des ânes dire que 68, ça a créé l’ultralibéralisme parce que 68 avait ce slogan : « Il est interdit d’interdire » et tout le monde sait, maintenant, on le rappelle récemment, c’était une blague. C’était pour se moquer de 68 ce pseudo-slogan « Il est interdit d’interdire ». En 68, c’était des choses plus intéressantes : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » [rires].
Nous, on a fait ça. Entre 1965 et 1975. On s’est donné beaucoup de mal. On a essayé de changer les choses. On a été aidés un peu par les circonstances. On a été un peu défavorisés aussi par les circonstances. Il y avait trop de drogue que l’on pouvait trouver trop facilement et il y en a quelques-uns d’entre nous qui se sont, si pas vraiment entièrement flingués comme ça, se sont cramés le cerveau… ce qui n’est jamais une bonne chose à faire puisqu’on a besoin par la suite…. Ça n’aidait pas !
Mais il y a eu la pilule. Ça a permis que les hommes et les femmes fassent des choses ENSEMBLE ! C’était la première fois justement que les femmes et les hommes pouvaient véritablement faire des choses ensemble de la même manière. On était tous là et cette pilule donnait une liberté extraordinaire, il faut bien le dire, aux femmes. Ça permettait aux hommes d’encore réfléchir un peu moins que d’habitude, alors qu’il ne restait déjà pas grand-chose [rires] … Je m’égare… je m’égare !
Qu’est-ce qu’on a réussi ? On a réussi à faire ça. Ce n’est pas terminé, comme je l’ai dit. On a encore un petit rôle à jouer de soutien et puis, il faut bien le dire, ces combats-là permettent quelques victoires. Il y a des idées qui passent, mais il y a aussi beaucoup de défaites, il faut bien le dire. Si vous vous souvenez, si vous avez vu Easy Rider – si vous ne l’avez pas vu, je mettrai ça en-dessous de la vidéo – la fin d’Easy Rider, il y a deux Trumpistes, il y a deux gars de « Make America Great Again » [= Make America WHITE Again]. On le voit bien, c’est des gens qui n’ont pas eu l’occasion de terminer l’école primaire. Je ne dis pas ça méchamment : c’est les circonstances qui font ça, mais on n’est pas tellement reconnaissants à tous ces blancs américains qui n’ont pas terminé l’école primaire, de penser que Trump, c’est une bonne chose. Ça met des bâtons dans les roues. Ça permet à Trump de faire machine-arrière sur beaucoup de choses dont on imaginait que c’étaient des acquis.
Alors, le combat n’est pas terminé. Il y a des ennemis. Il y a des gens qui vont empêcher que le genre humain essaye de survivre. Bonne chance aux jeunes. Bonne chance à Greta Thunberg et à tous ceux qui la suivent.
Il y a des crapules dans notre génération. Il y a des crapules. Ce sont les gens qui s’en prennent à Greta Thunberg, qui trouvent qu’elle n’est pas assez ceci, qu’elle n’est pas assez cela, que ses parents auraient dû la garder à la maison.
Pour le moment, il y a deux camps qui sont en train de se créer et ces deux camps, c’est clair : il y a ceux qui sont pour Greta Thunberg et il y a ceux qui sont contre et ce sont des camps qui sont véritablement dressés l’un contre l’autre. Ce n’est pas indifférent. Même si du côté de ceux qui sont contre Greta Thunberg, il y a des gens qui brandissent l’immortalité comme étant la solution à nos problèmes : ce sont des gens dangereux et, comme d’habitude, les gens dangereux, ils ont le fric de leur côté, c’est-à-dire qu’ils ont des moyens dont on ne dispose pas. Mais réfléchissez-y : il y a d’un côté ceux qui disent du bien de Greta Thunberg, c’est-à-dire de la survie de l’espèce – appelons ça par son nom – et ceux qui en disent du mal et ceux-là, ce sont des ennemis de l’humanité. Ce sont des gens qui ont toujours été pour l’obscurantisme, contre la pensée, contre l’humain, des gens comme Heidegger, je le répète toujours, dont il est triste que des gens intelligents continuent à dire du bien de ce penseur nazi : ce philosophe du Nazisme, celui qui a conçu une philosophie nazie en tant que telle parce qu’il était Nazi. Je termine là-dessus. Ce n’était pas ça que j’avais l’intention de dire, mais c’est toujours bon de le rappeler.
Il faut réfléchir maintenant. Quand je dis qu’il y a deux camps, ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas essayer de convaincre les autres. Bien sûr, il faut convaincre les autres. On n’est pas « nés » dans un camp. Il y a des gens qui changent de camp et voilà, sachant qu’il y a un grand combat, le plus grand combat sans doute pour l’espèce : c’est maintenant, c’est sa survie. Il y a des ennemis. Ils sont puissants. Ils ont du fric.
Allez, à bientôt !
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