Ouvert aux commentaires.
Nul citoyen ne peut plus ignorer aujourd’hui l’alarme lancée par les scientifiques par rapport aux menaces écologiques : climat, pollution de l’air, de l’eau, des sols, extinction de la biodiversité, destruction des écosystèmes et érosion des ressources naturelles. On ne peut non plus ignorer les causes : trop de voitures, trop d’avions, trop de viande, trop de villas quatre-façades peu ou pas isolées, trop de péri-urbanisation et de bétonisation des terres, trop d’agriculture et de foresterie intensive, trop de pesticides, trop de biens de consommations vite achetés et vite jetés, etc. Nous n’ignorons pas non plus la parfaite inertie politique de nos sociétés face à ces menaces. La maison brûle mais nous restons tranquillement assis dans notre canapé, devant la télévision. Notre optimisme est à toute épreuve, on s’en sortira bien ! Tout cela, menaces, causes, inertie, est abondamment documenté par les scientifiques et les médias partout dans le monde.
Ce qu’il manque encore manifestement, c’est une lecture politique lucide par les citoyens des intérêts qui sont en jeu : les leurs propres en tant que consommateur et travailleur, ceux des politiciens, et ceux des industriels et financiers capitalistes. Et surtout, car c’est la clef de la lucidité au fond, une réflexivité, une conscience, une éthique, une lucidité sur notre propre corruption morale, qui nous empêche de relier les pointillés, pour en arriver aux conclusions qui s’imposent en termes d’action et de responsabilité : changer nos comportements, changer notre consommation, changer notre vote aux élections, entrer en politique et en désobéissance civile. Car si nous sommes informés de tout, des menaces et des causes, il faut bien proposer une explication à notre inertie. Soit renoncer à notre libre-arbitre et à notre responsabilité, et faire de la méditation, soit reconquérir notre autonomie de citoyens et nous révolter. Sortir de son canapé et détacher les yeux de l’écran, c’est peut-être trop difficile pour beaucoup d’entre nous. Relier les pointillés et en assumer les conséquences, c’est subir un choc de conscience particulièrement douloureux pour n’importe qui. Certains ne s’en remettent pas.
Naomi Oreskes, dans son célèbre ouvrage Les Marchands de doute, a démontré en détail la stratégie redoutable des lobbies industriels pour empêcher le plus longtemps possible l’intervention des Etats qui voudraient limiter voire faire cesser les impacts sanitaires et environnementaux scientifiquement démontrés du tabac, de l’amiante, du pétrole, du plastique, de l’automobile, du nucléaire, des pesticides, de l’aviation, de la viande, etc.
Il ne faut pas vraiment s’étonner de l’attitude de ces lobbies industriels, qui vont jusqu’à soudoyer des scientifiques véreux pour produire de fausses études, car elle est parfaitement rationnelle par rapport à leur objectif prioritaire de maximisation du profit. Il ne faut s’étonner que de la naïveté suicidaire des citoyens électeurs à tolérer que leur gouvernement accepte de se faire berner aussi facilement par ces industries. Voire se révèle carrément ses complices actifs, lorsqu’il s’assure que les agences chargées de la protection de la santé et de l’environnement soient émasculées de leur pouvoir effectif de contrôle. En nommant à la tête de ces agences d’anciens dirigeants industriels, et en recopiant benoîtement les conclusions des études industrielles dans des rapports officiels, en privant les agences du pouvoir d’enquête et de sanction, ou en réduisant vicieusement leur budget à peau de chagrin, on s’assure que la dynamique économique du profit ne soit pas grippée par les esprits chagrins. Les citoyens consommateurs sont également coupables de naïveté suicidaire lorsqu’ils ne sanctionnent pas l’industriel qui les a dupés, comme lorsqu’après le scandale Volskwagen, où ses ventes atteignirent des sommets. « Je vous ai vendu de la merde, et vous en redemandez !?«
Nullement contrariés par des citoyens et des consommateurs aussi candides, les lobbyistes trouvent souvent des interlocuteurs officiels, si pas corrompus, particulièrement compréhensifs des « besoins de l’industrie », dans les bureaux feutrés du pouvoir et de l’administration. Même dans des colloques officiels qui réunissent les « parties prenantes », ils se retrouvent souvent sans contradicteur sérieux, qu’ils soient scientifiques ou représentants des associations de protection de la santé, de l’environnement et des consommateurs. Ils peuvent étaler sans complexe leurs sophismes méticuleusement préparés sur papier glacé, avec petits graphiques et photos de gens souriants. Dès lors il ne faut pas s’étonner de leur incroyable fanfaronnerie, de leur forbanterie ouverte et publique. Ils n’ont peur de rien. Ils se tapent dans la main après leurs « prestations » : « Tu as vu ce que j’ai osé dire ? Tu as vu leur tête ? Ce n’est pas possible qu’ils nous aient cru ! » Les sophistes ont une caractéristique commune, ils ne ressentent pas la honte. De fierté, ils n’en ont pas, ou celle d’augmenter le profit de leur employeur, d’éthique uniquement celle des affaires, de remords pour les morts dont ils sont partiellement responsables, point. Les lobbyistes dorment tranquilles tant que nous achetons et mourrons docilement pour leur profit.
Illustrons. Dans L’Echo de ce jour : Les voitures de société ont réduit leurs émissions de CO2 de 17% en sept ans. Le débat public sur les voitures de société néglige une donnée cruciale, selon le bureau Acerta : ces véhicules ont davantage réduit leurs émissions. Les supprimer serait risqué en termes d’environnement.
Traduisons dans un langage plus parlant : J’ai l’immense plaisir de vous annoncer que la moitié des cigarettes que Monsieur Durand, notre patient atteint du cancer du poumon, fume, sont désormais des cigarettes avec 17% de goudron en moins ! Supprimer ces cigarettes légères en goudron pourrait être risqué pour sa santé ! Dès lors le consommateur va-t-il acheter ces cigarettes « thérapeutiques ? Le gouvernement va-t-il promouvoir leur vente ? Le citoyen va-t-il continuer à voter pour ce gouvernement ?
Le problème est l’effet qu’à ce genre d’articles sur le lectorat. On ment et il en restera toujours quelque chose, quand la propagande n’est pas confrontée à la contradiction logique pour démonter les sophismes. Doit-on soupçonner les journalistes d’un quotidien économique de ne pas maîtriser le raisonnement économique, et de ne pas pouvoir décoder la propagande des lobbies ? Doit-on s’interroger sur le poids des annonceurs automobiles dans la publication de ce genre d’articles. La presse est-elle sous influence ?
On peut en tout cas identifier ici plusieurs ficelles habituelles des lobbies, dans tous les secteurs, par rapport à l’enjeu écologique :
1) raisonner avec un indicateur en apparence favorable mais trompeur, l’astuce classique est de ramener l’impact absolu à un indicateur relatif (par km, par habitant, par euro de PIB), ici les « émissions moyennes par véhicule » : « De mars 2012 à mars 2019, l’émission moyenne des voitures de société est revenue de 142,8 à 117,9 grammes, soit un recul de 17%, a calculé Acerta« . En plus il manque le dénominateur : par km ? par litre ? –> Il faut tenir compte de la taille du parc de voitures de société et multiplier par l’impact individuel moyen de chaque véhicule, en fonction de son utilisation. –> Le critère d’efficience ne suffit pas à évaluer qu’une alternative est efficace par rapport à une contrainte donnée, en économie.
2) ne pas tenir compte des émissions liées au renouvellement du véhicule (on peut relier 50 à 60% des émissions à une vision « matière » de l’économie, notamment via les « importations d’émissions » des biens fabriqués hors du pays et dont les ressources sont extraites partout dans le monde) –> Il faut tenir compte de l’impact CO2 de la fabrication d’un nouveau véhicule. –> Il faut tenir compte de l’ensemble des coûts des alternatives, en analyse de cycle de vie, en économie.
3) proposer un raisonnement partiel alors qu’il faut résoudre un problème total : le problème à résoudre est l’empreinte écologique, en particulier les émissions CO2, pour lesquels nous avons un budget strict pour éviter de dépasser 2°C (je sais ce chiffre est déjà dépassé par la physique mais ici je parle en termes juridiques). Les émissions directes ET indirectes des Belges doivent être réduites à zéro en 2050. Donc sauf compensation avec émissions négatives, le besoin « mobilité des belges » doit être zéro émissions. Dès lors avoir des émissions « moindres » ne résout pas le problème total. –> Il faut évaluer les alternatives en fonction de ce qu’elles permettent, ou non, de résoudre effectivement l’entièreté du problème (efficacité en économie).
4) négliger les effets de substitution : ici on compare la voiture de société à la voiture privée, mais quid des autres alternatives ? : à pied, vélo, train, tram, bus ? Et quid de la part de voitures de société qui conduisent leurs bénéficiaires à renoncer à un mode de mobilité plus durable ? –> En économie on doit comparer toutes les alternatives pour évaluer leur coût d’opportunité et en particulier évaluer les effets d’évictions)
5) négliger l’usage réel qui est fait du véhicule : si les émissions sont calculées au km, il faudrait savoir combien de km sont parcourus –> A nouveau, en économie, il faut tenir compte de l’analyse de cycle de vie complète pour évaluer une alternative en fonctions de plusieurs contraintes.
Alors nous voilà prévenus, reformulons l’adage : tout menteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Laisser un commentaire