Télérama, BFMTV financée par l’évasion fiscale ? “On a autorisé certaines combines, il est un peu tard pour s’en plaindre”, par Étienne Labrunie, le 12 juillet 2019

BFMTV financée par l’évasion fiscale ? “On a autorisé certaines combines, il est un peu tard pour s’en plaindre”

Après la diffusion de l’enquête du Média mettant en cause le financement de la chaîne d’information en continu, l’anthropologue Paul Jorion analyse les implications de ces montages financiers. Il estime que l’optimisation fiscale telle qu’elle est décrite est une pratique légale, devenue banale pour les entreprises européennes.

De grands médias français se seraient-ils développés avec des fonds d’investissement nichés dans des paradis fiscaux ? Question subsidiaire : auraient-ils évité de payer leurs impôts en remontant une partie de leurs bénéfices vers ces mêmes paradis fiscaux ? C’est en tout cas ce que prétend Le Média dans une enquête mise en ligne le 8 juillet. La webtélé affirme en effet que NextRadioTV et Altice, notamment propriétaires de BFMTV et RMC, ont eu recours à des fonds d’investissements basés à Jersey et au Luxembourg pour contourner le fisc. « Nous produisons des faits indéniables et vérifiés prouvant que BFMTV s’est construit en partie avec des capitaux en provenance de paradis fiscaux et les utilisent pour défiscaliser une partie de ces bénéfices. Pour une chaîne qui traite régulièrement d’évasion fiscale, cela devrait au moins poser des questions en interne », insiste Denis Robert, le patron de la webtélé.

« Tout cela est totalement connu et légal et nous n’avons rien à cacher »a répondu Alain Weill à Télérama. Le patron d’Altice Europe et de NextRadioTV ajoutant : « Arrêtons avec cette vaste hypocrisie. Aucune start-up n’existerait aujourd’hui sans ces fonds d’investissement basés dans des pays européens où la fiscalité est avantageuse. C’est une réalité pour beaucoup d’entreprises. »

Est-on pour autant face à un scandale ? « Non, à une pratique moralement répréhensible », tranche Paul Jorion, anthropologue et professeur à l’université catholique de Lille, qui s’est fait une spécialité de dénoncer les dérives de la finance. L’auteur de Se débarrasser du capitalisme est une question de survie (Ed. Fayard, mars 2017) et heureux contributeur du « seul blog optimiste du monde occidental » nous éclaire sur les pratiques et les montages financiers en question. “Ce qui est dépeint n’est que le système routinier de la finance dans la zone européenne.”

Que vous inspire le documentaire diffusé par Le Média, « BFMTV première chaîne de l’évasion fiscale » ?
Denis Robert récidive. Ce qui dans ma bouche est à la fois un compliment et une critique. C’est un monsieur qui, comme moi, dénonce des scandales dans la finance mais dont la connaissance des mécanismes financiers ne lui permet pas d’évaluer ce qui est grave et douteux. Ce qui est décrit dans cette vidéo est correct et juste mais ne relève pas du scandale. On peut le regretter, mais ce qui est dépeint n’est que le système routinier de la finance dans la zone européenne.

Autrement dit, l’évasion fiscale existe mais elle est rendue possible par des montages financiers ?
En fait, ce documentaire dénonce entre autres une loi luxembourgeoise de 1929, dite de La Holding 1929. Son but est de favoriser la création de holdings ayant leur siège au Luxembourg. Chaque holding créé permet de démultiplier les participations et les niveaux de responsabilités, tout en bénéficiant d’avantages fiscaux. Cette loi a fait du duché un paradis fiscal. Or, quand on a créé le Benelux, on a laissé le Luxembourg en faire partie ; de même, on l’a ensuite intégré à l’Europe des six, puis nous lui avons ouvert le marché commun et pour finir, la zone euro. Et, à aucun moment, personne ne lui a demandé de supprimer cette loi de 1929. En 2006, la Commission européenne l’a juste timidement condamnée. 

Quand on parle de bénéfices qui échappent à l’impôt, n’est-ce pas un problème ?
Notre erreur, depuis le départ, est d’avoir permis à des pays de faire du dumping juridique au sein même de l’Europe. On a intégré des Etats laxistes là où nous ne le sommes pas. On a autorisé certaines combines, et il est un peu tard pour s’en plaindre. Parmi elles, celle de la défiscalisation des flux d’intérêts présentée dans cette vidéo. On vous incite à emprunter judicieusement et sans taxer les flux d’intérêts. De même, on a aussi permis de défiscaliser des dividendes, des plus-values actionnariales ou des gains sur le capital.

“Dire que l’optimisation fiscale est agressive, trouver ce type de pratiques dégueulasse, relève du jugement moral pour les gens comme nous.”

Ces pratiques ne sont-elles pas à la limite de la légalité ?
D’un côté, il y a la fraude fiscale punie par la loi. De l’autre, il y a une tactique qui consiste à aller dénicher des procédures de contournement. Tout en restant dans la loi, il faut essayer d’en détourner l’esprit. Cela est rendu possible parce que des lois ont été votées les unes après les autres, et que des contradictions ont donc pu se créer. Au siège des grandes banques, quand une loi passe, une cellule de juristes planchent sur les failles et les fissures qui peuvent apparaître. Il en sort quatre ou cinq astuces pour payer moins d’impôts grâce à la législation de tel pays, en passant par telle filiale… Les montages avantageux peuvent alors se mettre en place.

Ces failles favorisent-elles l’évasion fiscale. N’existe-t-il pas un moyen de les colmater ?
Il est clair que si des avocats trouvent des failles en trois jours, peut-être que les gouvernements pourraient être plus attentifs pour qu’elles n’existent pas. Car bien entendu, elles font perdre beaucoup d’argent aux Etats. Après, ne nous mentons pas. Depuis des décennies, nous, Européens, fermons les yeux sur ces pratiques. Pourquoi ? Car un principe tacite existe avec ces paradis fiscaux que nous avons laissés se spécialiser dans une « industrie ». Sans cela, le Luxembourg serait sans doute un trou perdu au milieu des Ardennes.

On parle aussi beaucoup d’optimisation fiscale agressive (comme pour le groupe Altice dans ce documentaire). De quoi s’agit-il ?
C’est une expression polémique. Un pléonasme. Pour les entreprises, l’optimisation fiscale relève de la rationalité. On ne va pas s’amuser à payer plus d’impôts qu’il n’est nécessaire. C’est une loi dans ce monde-là. Dire que l’optimisation fiscale est agressive, trouver ce type de pratiques dégueulasse, relève du jugement moral pour les gens comme nous.

D’autres groupes de presse utilisent-ils ces montages financiers ?
Je ne peux pas être affirmatif sur ce sujet, n’ayant pas enquêté sur la question. Mais je doute que BFMTV soit la seule concernée, qu’aucune autre entreprise de presse ne passe par le Luxembourg ou Jersey.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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