Retranscription de « Que sont la technologie et la critique de la technologie ? » le 29 mai 2019. Ouvert aux commentaires.
Merci. Vous m’avez coupé l’herbe sous le pied car j’allais dire comme les autres : « Je vais vous parler d’autre chose que celles qui m’ennuient parce que je les répète tout le temps. » Non, si je vais dire autre chose que d’habitude, c’est parce que j’ai ce sentiment de l’urgence, qu’il faut aller vite et que, d’un exposé à l’autre, il faut tenter de faire un progrès – un mot que personnellement j’adore – c’est-à-dire qu’il faut essentiellement que nous épurions de plus en plus la représentation de dans quoi nous sommes plongés parce que le temps manque et je ne plaisante pas en disant qu’entre deux de mes exposés, j’ai effectivement ce sentiment qu’il faut aller de plus en plus vite parce que nous n’avançons pas dans la solution des problèmes qui peuvent conduire à notre extinction.
Ce que je vais faire, c’est que je vais m’intéresser à cette question de « Qu’est-ce que la technologie par rapport à nous ? Qu’est-ce que nous avons fait en la produisant et qu’est-ce qu’elle fait sur nous ? » Et aussi, et c’est peut-être un peu différent de ce que l’on fait d’habitude : « Qu’est-ce qui nous pousse à produire un discours critique sur la technologie et qu’est-ce que ce discours fait par rapport à nous ? »
Je voudrais situer ce que je dis à propos de cela dans un cadre qui est le cadre de la méconnaissance. J’ai une formation de psychanalyste aussi et, bien entendu, ce qui fait différer, ce qui est différent dans la manière de quelqu’un qui a une formation psychanalytique par rapport à tous les discours que j’entends être tenus sur la technologie, c’est que l’expérience de la psychanalyse et de la thérapie qui y est associée est qu’il y a une méconnaissance de nous-mêmes par rapport à qui nous sommes et que, effectivement, il y a des effets d’« inconscient », que l’on pourrait appeler des « effets du corps », par rapport aux raisonnements de type rationnel que nous tenons grâce à la langue précisément.
Cette méconnaissance de qui nous sommes par rapport à ce que nous sommes, qui nous fait devoir corriger en permanence ce que nous croyons faire – je pense à ce monsieur qui, à la suite d’un débat télévisé, me dit « Est-ce que vous êtes comme moi ? que vous ne reconnaissez jamais ce que vous dites et vous avez le sentiment que vous auriez toujours dû dire autre chose ». Je ne peux lui dire que « Heureusement, je n’ai pas ce problème-là personnellement », mais il était représentatif de qui nous sommes.
Au niveau de l’espèce, il y a cette notion qui est semblable à celle de la méconnaissance de l’individu, du sujet, par rapport à lui-même, c’est ce que Hegel appelait la ruse de la raison. C’est-à-dire que dans la ruse de la raison, l’espèce fait autre chose que ce dont elle a conscience au moment même. Il y a une force agissante dans histoire qu’il appelle lui « l’esprit », notion apparentée au Saint-esprit. Il y a l’esprit, le fait que nous avançons vers quelque chose mais que c’est uniquement a posteriori que nous pouvons constater ce que nous avons fait effectivement. Il introduit à ce moment-là une notion qu’on pourrait dire équivalente pour l’espèce à celle de l’anamnèse, de la cure psychanalytique, de comprendre ce que c’est que nous faisons, et il introduit cette notion de « comprendre les temps qui sont les nôtres ». Les véritables sujets de l’histoire pour Hegel sont les personnes qui ont compris l’époque dans laquelle ils étaient par opposition à la plupart de leurs concitoyens qui, eux, interprétaient à partir du passé, d’un passé dépassé, ce que l’espèce faisait au moment même.
Vous le savez, c’est sa réflexion dans La raison dans l’Histoire, sur les « grands hommes ». C’est qui les « grands hommes » ? Il aurait pu dire les « grands êtres humains » mais il donne trois exemples, vous le savez, c’est Alexandre, César et Napoléon. Pourquoi se concentre-t-il sur ces trois personnages ? Parce que, dit-il, ce sont des personnes qui ont compris l’époque dans laquelle ils étaient en modifiant de manière dramatique le cadre juridique tel qu’il était.
Quand il parle de Napoléon, ce n’est pas le Napoléon des grandes batailles, c’est le Napoléon qui invente le Code Napoléon qui est un cliché de l’époque dans laquelle on est, au point que c’est encore dans ce cadre-là que nous fonctionnons. Il y a un aspect de visionnaire qu’il attribue à Alexandre, à César et à Napoléon et je crois que ce que nous devons faire, c’est un processus – et c’est urgent – de la même manière que la compréhension de qui on est. C’est déjà la devise qui est inscrire au fronton du temple de Delphes en Grèce antique « Connais-toi toi-même » – que notre espèce se connaisse elle-même. Pour le faire, il faut effectivement un regard de type anthropologique et plus que ça, il faut le regard d’un anthropologue qui viendrait d’une autre galaxie, d’une autre planète, et qui nous observerait un peu comme les Persans de Montesquieu avec un regard autre. Vous savez quand un anthropologue ou une anthropologue va dans une autre population, il ne commence pas son rapport sur les autres en disant « Ce sont des gens qui respirent donc ils doivent avoir accès à de l’oxygène, sans qu’il y ait d’autre gaz qui seraient toxiques. Ils doivent avoir accès à de l’eau courante qui soit potable, à des aliments assimilables ». Aucun traité d’anthropologie ne commence par ça parce que c’est un trait commun entre l’anthropologue et les gens qui sont étudiés par elle ou lui mais nous, nous devons faire cela. Nous devons poser cette question-là.
Nous avons parlé tout à l’heure de la photosynthèse. Il y a une notion, vous allez le voir, il y a un tout petit détour par l’anthropologie. J’ai eu un collègue qui était de la génération précédente, qui est un certain Jean Pouillon dont vous connaissez peut-être le nom. Il est surtout connu pour avoir été, pendant longtemps, le secrétaire de Jean-Paul Sartre dont il avait été l’élève au Lycée du Havre et, ensuite, d’avoir été le secrétaire de Lévi-Strauss et d’avoir produit un certain nombre de revues [Les temps modernes, L’Homme]. Il avait fait en amateur – il ne m’en voudra pas de le dire, il est mort – du travail d’anthropologue. Il était revenu avec une constatation qui consternait ses collègues mais qui me paraît très profonde. Il dit : « Les civilisations, toutes les cultures, sont dans l’approximatif. Il est étonnant qu’une société ait pu survivre (c’est moins le cas maintenant parce que nous voyons la disparition des dernières sociétés traditionnelles) en comprenant si peu du monde autour d’elle ». Avec la science maintenant, nous avons le sentiment de connaître beaucoup de choses (nous savons qu’il y a encore des choses à comprendre) mais c’est vrai, en jetant notre regard en arrière sur un certain type de sociétés, que ces sociétés parvenaient à fonctionner avec une compréhension extrêmement approximative du monde autour d’elle.
D’une certaine manière – et là aussi c’est un regard un petit peu inattendu – s’il y a une telle biodiversité autour de nous qui est en train, nous le savons, de disparaître très rapidement, si elle a pu être là, c’est en grande partie aussi parce que les solutions au problème de vivre et de survivre étaient multiples. Il y a une multiplicité de manières de développer la vie dans le monde. Nous en voyons maintenant les limites puisque nous entraînons dans leur perte les espèces autour de nous mais là aussi, il doit y avoir une certaine approximation qui, comme pour les cultures humaines comme le disait Pouillon, que beaucoup de solutions sont possibles, beaucoup d’approches sont possibles. Dans cette approximation, nous savons aussi un certain nombre de choses par rapport à nous-mêmes. Par exemple, l’œil humain, l’œil de mammifère qui vient de l’œil du poisson est un œil très mal conçu par rapport à celui du poulpe. L’œil du poulpe précède de 294 millions d’années la conception du nôtre mais il est beaucoup mieux conçu parce que nous avons, nous, les vaisseaux sanguins qui passent devant le nerf optique qui, donc, doit filtrer, d’une certaine manière, pour commencer, la vision de ces petits canaux que nous ne voyons pas. Ils doivent être filtrés. Nous devons les retirer de l’image alors que dans l’œil du poulpe, le système sanguin est derrière le nerf optique. Nous sommes habitués à ce genre de choses.
Chose fondamentale aussi dans l’approximatif, dans la reproduction de la vie, nous faisons partie, vous et moi, d’une espèce qui, d’une certaine manière, a raté la donne. Elle a besoin de la survie des individus provisoirement pour se perpétuer elle-même. C’est au prix de notre mortalité à nous, individus, que l’espèce se perpétue. Quand on regarde les chiffres, le chiffre que l’on dit pour les mammifères, une espèce de mammifère vit en moyenne 2,5 millions d’années à la surface de la terre. Nous sommes en train de précipiter le processus bien sûr, pour nous et pour tout notre environnement mais là aussi, il y a de l’approximatif. Il y a un raté à l’intérieur du système. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut créer des individus et il faut que ces individus soient obnubilés par la reproduction de l’espèce. D’où viennent certains de ces effets inconscients, certains effets du corps que dénonçaient déjà Saint Paul ? « Mon esprit veut faire une chose et mon corps veut absolument faire autre chose, je suis perdu », etc. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut qu’il y ait une référence extérieure. Il y a une référence au Ciel qui va me dire ce qu’il faut faire pour essayer de concilier cette contradiction entre ce que ma raison essaye de m’imposer au niveau de l’esprit et ce que mon corps véritablement entend faire, à savoir le péché. Qu’est-ce que c’est le péché ? C’est ce qui nous fait dérailler en permanence. On appelle ça en psychanalyse bien sûr, les effets de l’inconscient. Nous vivons individuellement mais notre survie individuelle en tant qu’animal est subordonnée à la survie de l’espèce. Nous le voyons aussi : dès que nous dépassons l’âge où nous sommes en train de nous reproduire frénétiquement, le corps autour du « Nous » commence à perdre le fil des affaires et le processus de vieillissement. Nous appelons « mort naturelle » le fait de mourir de vieillissement. Et c’est contre quoi s’insurgent maintenant les transhumanistes qui nous disent « Classons simplement ce vieillissement comme une maladie et essayons de résoudre ce problème de cette manière-là ».
Notre espèce est mal équipée pour sa survie, à part une seule méthode qu’elle connaît bien, c’est simplement de se reproduire, au niveau des enfants. Il y a eu cela à toutes les époques mais ça devient une question vraiment de civilisation maintenant : les personnes qui se posent la question à juste titre : « Est-ce qu’il faut avoir des enfants pour renverser la perspective, et aider à la survie de l’espèce en n’ayant pas d’enfants ? ». Pour le reste, nous avons une innovation par rapport aux autres espèces qui ne se sont jamais posé la question, c’est essayer par la rationalité, essayer par la raison, de résoudre le problème de notre survie, par un autre moyen que simplement la reproduction. Nous sommes mal équipés. Si nous parvenons, par la raison, en nous mettant autour d’une table, à résoudre le problème de notre extinction probable dans le cadre actuel, ce sera une première, probablement une première dans l’univers puisque nous n’avons pas de preuve, bien que nous cherchions depuis un moment, de choses de cet ordre-là ailleurs. Donc, il y a ce qu’on appelle un « challenge » maintenant. Il y a quelque chose que personne n’a eu comme problème avant nous.
Qu’est-ce que c’est que « la technologie » ? Pourquoi est-ce que nous avons produit la technologie ?
Eh bien, la raison, c’est que nous perdons de l’énergie en permanence. Il faut reconstituer cela. Nous sommes des systèmes qui sont en interaction avec leur environnement, qui perdent de l’énergie, qui doivent en récupérer. Nous avons faim, nous avons soif, nous devons respirer, nous devons à tout moment reconstituer ce système.
Il y a une perspective introduite par Rousseau et que Derrida développe par la suite : le manque. Nous sommes des créatures qui sont conçues dans le manque. Il y a à tout moment la nécessité pour nous de reconstituer quelque chose pour assurer notre survie en tant qu’individu. Comment est-ce que nous avons réagi à cela ? Comme certaines autres espèces, nous avons commencé à constituer des greniers. Nous savons que les écureuils font la même chose avec des glands et des noisettes. Ce ne sont pas des grands singes. L’écureuil constitue des réserves. Nous avons constitué des greniers. Pour constituer des greniers, nous avons développé des outils. Ces outils ont été de plus en plus perfectionnés. Nous avons construit des greniers qui allaient être à l’abri des rongeurs qui pourraient éventuellement venir manger ce qui était là-dedans mais là aussi, quand nous inventons des outils, nous le savons, les animaux aussi utilisent d’une certaine manière les outils. Le goéland qui laisse tomber de haut une huître sur un caillou parce qu’il sait que ça va la casser, l’oiseau qui prend une aiguille de pin pour aller déloger une chenille qu’il voit dans une écorce, ce sont déjà des suppléments, si l’on veut, que ces espèces ont introduits par rapport à ce qu’elles étaient elles-mêmes. Donc, la technique est déjà là. Il y a du manque en nous. Ce manque, nous essayons de le compléter en permanence. L’oiseau qui utilise une aiguille de pin n’a pas le sentiment de faire autre chose que ce qu’il fait d’habitude. Il y a une continuité. Nous avons essayé de résoudre de manière systématique un certain type de problèmes qui étaient liés à ce manque. Nous avons constitué des vêtements qui nous permettaient de combattre le froid. Nous avons utilisé le feu pour construire des feux quand il fait froid la nuit, etc. C’est comme cela que nous avons commencé à l’intérieur de la technologie et nous avons pu construire des choses de manière cumulative. Une fois que nous avons le langage, nous ne le perdons pas. Nous pouvons constituer une mémoire. Cette mémoire peut être transmise oralement mais, dès que nous inventons l’écriture, nous pouvons éventuellement subir des ruptures de transmission orale mais le livre est toujours là. Nous allons pouvoir retrouver ce qui était su avant. C’est plus compliqué quand il s’agit de techniques parce que rien, vous le savez, n’est plus facile à faire que de montrer comment fonctionne quelque chose plutôt que de l’écrire. Le problème des manuels est qu’il faut visualiser ce qui est fait. Les diagrammes ne suffisent toujours pas. Nous passons ainsi de manière insensible à quelque chose qui est le prolongement de nous-mêmes.
La difficulté je crois – et là je prendrai tout à fait le contrepied de ce que mon voisin vient de dire, M. Gras – c’est qu’il y a quelque chose là dedans qui fait que cette notion de quelque chose que nous produisons, qui serait artificiel, est extrêmement dangereuse parce qu’elle nous enlève des moyens. Elle nous restreint. D’où est-ce que cela nous vient ? Cela nous vient de deux sources : de notre antiquité. Dans la Génèse, dans la bible, Dieu crée l’homme à son image, homo imago dei, et il dit dans le verset suivant « Et toutes les créatures sont subordonnées à ce que fait l’homme ». L’ensemble des espèces est mise à sa disposition mais il y a cette restriction qui est mise, c’est qu’il faut rester dans les limites de l’homme image de Dieu. Si ce n’est pas bien compris, il y a l’explication un peu plus loin. Il y a une chose qui est très très dangereuse, qui produit une pomme que le serpent va donner à Eve et qu’Eve va donner à l’homme, c’est la connaissance. La connaissance, c’est très grave, c’est très dangereux. Tout ce qui est de l’ordre de la connaissance, nous allons le mettre du côté de l’artificiel et nous avons, venant de la Grèce antique, une autre image qui va aussi nous inhiber, c’est le mythe de Prométhée. Le premier qui invente une grande technique : l’usage du feu, est puni pour l’éternité. Il est torturé, tourmenté pour l’éternité pour avoir fait ça, pour avoir aidé les hommes à avancer. Voilà le cadre dans lequel notre espèce commence à réfléchir.
Quand nous produisons de la technique, maintenant, si on pose la question, cette technique par rapport à la survie même de l’espèce, qu’est-ce qu’elle fait ? Comment concevons-nous cela ?
La première chose qu’elle fait, elle peut être utilisée, et nous l’avons fait, c’est de la « science appliquée » essentiellement. Nous avions trouvé par essais et erreurs un certain nombre de choses : ce n’est pas de la science appliquée d’avoir inventé des greniers. On a essayé sur 3 pattes, on a essayé sur 4 pattes. On a vu que cela tenait mieux avec 4 pattes, etc. Faire un grenier, c’est de l’essais et erreurs.
La différence historique entre la Chine ancienne et nous dans l’antiquité, ensuite dans le moyen-âge, etc., c’est que la Chine n’invente pas la science appliquée. Nous inventons la science appliquée. Nous commençons à construire des modèles grâce aux mathématiques essentiellement qui nous permettent de produire des choses qui n’ont pas été produites ou qui ne sont pas produisibles même par l’essai et l’erreur. La bombe atomique, nous n’aurions pas pu la produire par essai et erreur. Cela demande des dispositifs extrêmement précis qui ne peuvent être que dérivés d’une représentation extrêmement compliquée, complexe, de la réalité. De toute manière, si nous avions pu le faire, nous serions morts à faire des essais et erreurs sur des processus de type atomique. C’est une différence. C’est quelque chose que nous avons ajouté par rapport à ce qui était là.
Qu’est-ce que cela nous a permis de faire ? Ça nous a permis d’étendre ce que l’on appelle la « capacité de charge » d’une espèce par rapport à son environnement. Qu’est-ce que la capacité de charge ? C’est la capacité d’un environnement à soutenir, à supporter la présence d’une espèce. C’est une notion générale qui s’applique aussi bien aux plantes qu’aux animaux. Il ne faut pas qu’une espèce dépasse la capacité de son environnement à la soutenir, à la supporter. Quand nous disons que nous utilisons 1,6 planète par année et c’est le 1er août ou je ne sais quoi que nous avons atteint la limite à l’intérieur de notre cadre, nous sommes en train de dire de cette manière figurée que nous dépassons la capacité de charge de notre espèce. Nous sommes en train de détruire certains cycles naturels. Le phosphore se trouvait, il y a 200 ans, essentiellement dans les terres. Il se trouve essentiellement maintenant au fond des océans. Pourquoi ? Parce que nous avons utilisé les phosphates de manière systématique pour fertiliser nos champs et, par le lessivage, par l’action de la pluie, disparition dans les rivières, le phosphore se trouve maintenant au fond des océans.
Nous pouvons utiliser notre capacité technologique pour essayer d’étendre la capacité de charge de notre environnement par rapport à nous. Quand nous parlons de « révolution verte », c’est ce que nous avons fait chaque fois. Nous pouvons faire, on en parle, une nouvelle révolution verte à partir d’une autre chose approximative qui se trouve dans la nature, c’est l’utilisation très peu efficace du rayonnement solaire par les plantes dans la photosynthèse. On trouve cela formidable la photosynthèse : cela permet les plantes. Ces plantes peuvent être mangées par des animaux. Il y a une « chaîne trophique » : il y a des animaux qui mangent d’autres animaux qui mangent d’autres animaux qui mangent des plantes, etc., mais le processus de production des plantes elles-mêmes est un processus extrêmement peu efficace et on travaille maintenant à essayer de l’améliorer et cela pourrait faire un véritable saut. Donc, étendre la capacité de charge de notre espèce, c’est l’une des choses que la technologie permet de faire maintenant.
Une autre chose, et là, je fais la liste sans jugement moral, simplement en décrivant. Une autre possibilité, c’est d’utiliser la technique pour l’eugénisme, pour diminuer de manière volontaire le nombre d’êtres humains à la surface de la terre. Vous le savez, il y a deux versants à l’eugénisme : il y a l’eugénisme progressif si vous voulez, c’est-à-dire d’essayer de trier les humains qui vont venir, d’encourager un certain type d’êtres humains par rapport à d’autres, un certain sexe par rapport à d’autres, etc., diminuer le nombre par des interdictions, etc., et il y a ce que j’appellerai l’eugénisme actif que l’on confond parfois avec, mais que l’on appelle maintenant, les commentateurs, plutôt exterminisme à très juste titre, c’est de manière délibérée, une partie de la population se débarrasse d’une autre partie de la population. On l’a fait sur des bases ethniques, religieuses autrefois. On peut le faire maintenant. Il a été question de la disparition du travail. Si on ne résout pas la question de la disparition du travail en séparant une fois pour toutes les revenus des personnes ordinaires, c’est-à-dire les personnes qui ne sont pas des « capitalistes », des détenteurs de capital, qui vivent du gain du capital, nous avons une masse de plus en plus grande de personnes qui vont être poussées en-dehors du marché de l’emploi. Les chiffres diffèrent mais que l’on utilise le chiffre de 9 % de l’OCD ou le chiffre de 30 % de tel ou tel cabinet, Mc Kinsey par exemple, cela ne fait pas grande différence. Il y a disparition. Nous avons de moins en moins besoin des êtres humains pour produire de nouvelles choses. La part de capital dans ce qui est produit est de plus en plus grande.
Vous le savez, autrefois, il y avait des entreprises automobiles qui utilisaient des centaines de milliers de personnes. Maintenant, le même chiffre d’affaires de ces grandes entreprises automobiles est obtenu par des firmes de génie génétique qui emploient parfois quelques centaines seulement de personnes.
L’eugénisme, l’exterminisme, c’est une possibilité technique. L’intelligence artificielle associée à des armes, ce que l’on appelle maintenant des munitions intelligentes ou des munitions autonomes, c’est une possibilité de faire de l’eugénisme d’une certaine manière. Vous avez peut-être vu cette extraordinaire petite vidéo où l’on voit de petites machines, de petits drones, sélectionner dans une classe les enfants qui se sont intéressés à un cas de corruption et ont constitué un petit club contre la corruption et vous voyez ces petits drones qui arrivent et qui, de manière sélective, se placent sur leur front, déclenchent une charge et les tuent. Si vous n’avez pas vu cette petite vidéo, regardez-la. C’est une chose qui est déjà techniquement possible. On peut déjà le faire.
Autre chose que la technique nous permet aussi, par rapport à la survie, modifier notre constitution génétique pour nous adapter à un environnement de plus en plus dégradé. Là aussi, c’est possible. Là aussi, on peut le faire. Là aussi, il y a des choix à faire, des décisions à prendre. Comme vous le savez, nous sommes très mal équipés là aussi pour interdire un certain nombre de choses. Il y a des pétitions. Il y a quelques domaines dans lesquels il y a des comités d’éthique qui prennent des décisions de faire ceci ou cela mais, pour la plupart des produits que nous produisons par la technologie, vous le savez, il y a une seule chose qui va décider du fait que cela se répandra dans la population ou non, c’est le fait que cela puisse se vendre. Les choses les plus dangereuses, nous le savons aussi, commencent par être produites bien entendu par les armées, par le ministère de la Défense et toujours dans un discours du même ordre : « Si nous ne le faisons pas, puisque c’est possible, les autres vont le faire ». Il faut le faire sinon de manière offensive, de manière défensive. Là, vous le savez aussi, une fois qu’un produit se trouve dans le militaire, il y a diffusion, il y a transmission, à moins qu’il y ait des interdictions extraordinaires, dans le public également.
Adaptation à un environnement dégradé, c’est une possibilité. Autre possibilité que la technologie nous permet aussi, c’est carrément abandonner l’idée que cet environnement-ci, à la surface de la terre, est celui dans lequel nous allons continuer à vivre et aller s’établir sur d’autres planètes, à l’intérieur du système solaire ou dans d’autres, sur des exo-planètes comme on dit, avec des techniques de terraformation. Nous allons constituer une atmosphère ailleurs comme celle de la terre. Que faut-il pour que nous allions ailleurs ? Il faut nous protéger contre les rayons cosmiques et le mieux que l’on puisse faire, la meilleure technique que nous connaissions, c’est de nous modifier génétiquement pour que nous résistions à cela et, comme les étoiles, c’est très très loin, ce ne serait pas mal si on agit de telle et telle manière pourque nous puissions vivre 1 000 ans. À quoi cela sert de vivre 1 000 ans ? Cela ne résoudra pas le problème de la capacité de charge mais ça peut nous permettre d’aller trouver de nouveaux environnements.
Enfin, dernière possibilité qui s’ouvre à nous grâce à la technologie : le remplacement pur et simple de nous par autre chose. On parle de dématérialisation. On peut nous transformer, éventuellement, en un logiciel que l’on déposerait sur un autre type de structure. Si on dépose le logiciel qui est « Paul Jorion » sur un robot constitué de ceci ou cela, ce robot, on s’arrangera de toute manière pour qu’il ne doive pas respirer de l’oxygène, pour qu’il ne doive pas boire de l’eau potable, pour qu’il ne doive pas manger des aliments assimilables. Le mieux est qu’il dépende entièrement du soleil ou, éventuellement, en plus, de la photosynthèse. Nous pouvons faire cela.
Nous pouvons aussi simplement accepter le sort qui a l’air de se dessiner et de transformer notre destin en un destin ultérieur qui est celui de machines que nous aurons conçues nous-mêmes, des machines auto-reproductrices et qui seraient simplement l’illustration je dirai ultime du progrès qui est que ayant compris les limites qui sont les nôtres, qui sont extraordinaires et qui font que, dans l’environnement qui est le nôtre, c’est un miracle qu’on ait tenu jusqu’ici, et nous remplacer par d’autres créatures qui, elles, n’auront pas ces problèmes. La preuve est qu’il y a déjà certaines de ces créatures qui sont sur la planète Mars en train de se déplacer, qui sont de l’autre côté de la Lune et dont nous voyons bien qu’elles n’ont besoin ni d’oxygène, ni d’eau, ni d’aliments assimilables. Voilà les possibilités qui s’ouvrent à nous.
Alors, que pouvons-nous faire ? Nous devons réfléchir dans ce cadre-là. Résister ? Je crois que ça n’a jamais rien donné, des doutes sur la technique en tant que telle, de type heideggerien, en disant : « c’est de l’artificiel, ce n’est pas nous vraiment » ou alors faire du tri à la Günther Anders, en disant qu’il faut se débarrasser de la technologie parce qu’il y a des technologies extrêmement dangeureuses. La technologie, à mon sens, est liée à ce manque dont parlait Rousseau, dont parlait Derrida. Ce manque, il est là. Il est lié simplement au fait que nous devons nous reconstituer de jour en jour pour pouvoir remplir ces deux tâches qui sont la reproduction de l’espèce et, pour pouvoir reproduire l’espèce, il faut que nous vivions un certain temps. Voilà, me semble-t-il, le cadre dans lequel il faut réfléchir.
Alors, deux remarques. La disparition du travail en soi, c’est une chose absolument excellente. Dans tous les exemples qui ont été donnés, le luddisme, etc. le problème n’a jamais été la technique en tant que telle qui nous libère du travail, c’est le fait que la personne remplacée par la machine ne bénéficie en aucune manière du remplacement. C’est ça la réflexion de Sismondi au début du 19ème siècle : il faut que chaque personne remplacée par un outil, par une machine, bénéficie à vie d’une partie de la richesse qui est créée à partir de cette machine qui la remplace. C’est un bénéfice pour l’espèce en tant que telle. Du côté du travail, à mon avis, le problème n’est pas la technique ni la disparition de l’emploi, c’est la mauvaise organisation de notre société, d’où la première partie de ma réflexion qui s’appelle « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie ». Et deuxième aspect de cela, et c’est par là que je termine, c’est que le capitalisme en tant que tel, quand il nous parle de la croissance, quand il nous dit qu’il faut produire davantage, un chiffre de l’année dernière, 87 % de la croissance supplémentaire d’une année à l’autre a été récupérée par le 1 % le plus riche de la population. Comment est-ce possible ? On ne se pose pas la question. C’est par le versement des intérêts. C’est par le versement des dividendes. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que 87 % de la croissance supplémentaire d’une année sur l’autre va simplement rembourser des gens qui ont prêté de l’argent et que nous rétribuons, que nous rémunérons à partir d’une richesse que nous allons créer essentiellement en détruisant l’environnement autour de nous. L’idée de maintenir la capacité de charge de notre espèce par rapport à son environnement et l’idée même du capitalisme sont incompatibles. Ça n’a pas été vu pendant des milliers d’années parce que nous étions peu nombreux à la surface de la terre. Maintenant, ça se voit. Ça nous crève les yeux.
Merci !
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