Ouvert aux commentaires.
L’idée est répandue, il y aurait une culture « noble » (considérée comme telle par les classes dominantes de la société) et une culture « populaire » inférieure en valeur à la première. Dans la Culture du pauvre, Richard Hoggart s’attache à se défaire cette hiérarchisation des cultures en étudiant la culture populaire des quartiers ouvriers de Londres dans les années 1950. Son analyse est la suivante : la culture populaire n’est pas une forme décadente de la « haute culture », mais une réinterprétation de celle-ci, avec ses codes propres, ses nouveautés propres. Selon ses mots, la culture populaire porte un « regard oblique » sur la haute culture : elle s’inspire de la culture « noble » comme elle s’inspire d’une culture étrangère, mais avec une certaine distance irrévérente.
Cela s’applique à toutes les dimensions de la culture : arts, loisirs, lectures, … Et notamment à la circulation de l’information et la presse. Ici, le « regard oblique » sur la presse signifie le détachement à ce qui y est affirmé : une lecture toute autre en est fait. Du fait que la presse est contrôlée par « les élites », sa lecture se fait avec une certaine méfiance, une certaine distance : le doute sur ce qui y est affirmé est présent. Ainsi, plus qu’une activité sérieuse, la lecture de la presse peut s’apparenter surtout à un jeu, à la lecture d’histoires amusantes. Les différentes rubriques n’ont pas de hiérarchie : les faits divers se lisent tout aussi bien avant qu’après la rubrique sport, loisir ou encore politique. Pour ce qui est des affaires politiques, d’une certaine manière, on « s’amuse » des affaires des élites, on s’amuse du fait qu’ils prennent ses affaires de manière si sérieuse.
C’est ainsi que les dénommées « fake news » peuvent prospérer. Jusqu’à récemment, la quasi-totalité des media et de la classe politique s’attachaient à la rigueur de l’information, au sérieux des affaires politiques : journalistes et hommes politiques sont quasiment tous issus des classes dominantes. Mais les nouveaux media et les nouveaux mouvements populistes ont compris que cette approche sérieuse des affaires publiques ne correspondait qu’à une infime partie de la population, l’autre souhaitant simplement s’en amuser. Journalistes en quête de buzz et populistes exploitent ainsi le filon et ne s’attachent donc plus à la véridicité de leur contenu (mais ne s’attachent pas particulièrement à leur fausseté non plus), car ce n’est pas ce qui compte. C’est le début d’une autre presse et d’une autre manière de faire de la politique : correspondre au mieux à ce « regard oblique » des classes populaires pour accroître son lectorat, son électorat.
Les « fake news » peuvent ne pas être tout à fait mensongères (autrement dit, une tentative délibérée de fausser la réalité). C’est une interprétation des classes dominantes qui voient le politique comme une affaire sérieuse, et donc toute imprécision est taxée de mensonge. Mais, quand les choses sont prises avec légèreté, pour le simple amusement, peut-on parler de mensonge ? La légèreté, la désinvolture, le second degré est toujours associé avec une distance envers la vérité et pourtant personne ne s’en inquiète. Devant le sketch d’un humoriste, ou d’un clown, la vérité est mise entre parenthèses pour privilégier l’amusement, la moquerie, le rire. Peu importe si les classes populaires sont conscientes ou non que les « fake news » sont effectivement fausses ou non (c’est, au passage, prendre ces gens pour des idiots que de penser qu’elles ne savent pas distinguer le vrai du faux), ce n’est pas ce qui importe : on privilégie la désinvolture face aux « affaires sérieuses » des « puissants ».
C’est ainsi que des personnalités comme Donald Trump ou Boris Johnson deviennent si populaires. Dans les yeux des « élites », Trump ment éhontément. Dans les yeux de ses suiveurs, Trump amuse la galerie.
En ne prenant pas les choses au sérieux, il joue le jeu de ses suiveurs, il leur dit : « regardez, je suis l’un des vôtres ! La politique, je m’en moque comme vous : regardez, je peux raconter n’importe quoi devant des chefs d’État du monde entier et le plus drôle c’est qu’ils me prennent au sérieux ! C’est trop drôle ! ». Comme dans une moquerie, plus la victime la prend au sérieux, plus cette raillerie l’agace, plus il est amusant de la prolonger. Tant que l’on prend Donald Trump au sérieux il continuera à agir de la sorte car au regard de ses suiveurs, dans l’optique de l’amusement, il réussit à tous les coups ! De même que les médias traditionnels qui s’inquiètent de l’émergence des fake news dans de nouveaux média sociaux : plus ils s’en inquiéteront plus elles prospéreront car ce sera justement le signe que la blague fonctionne ! Le lectorat s’en délecte davantage et les nouveaux média sociaux prospèrent d’autant plus.
Pas étonnant ainsi que le fondateur du mouvement populiste « 5 étoiles », Beppe Grillo, en Italie soit un ancien humoriste tout comme le nouveau président d’Ukraine, Volodymyr Zelensky. Pas étonnant encore que le potentiel prochain Premier Ministre Britannique, Boris Johnson, ait prospéré d’abord en tant que journaliste, envoyé spécial à Bruxelles, connu pour ses railleries de l’Union Européenne fondés sur aucune vérité : Bruxelles, écrivait-il, veut normaliser les cercueils et les préservatifs, interdire aux enfants de moins de huit ans de gonfler des ballons et empêcher de recycler des sachets de thé. Mensonges ou simples blagues de mauvais goût ?
Laisser un commentaire