Xavier Dupret, Dis, c’est quoi le capitalisme ? Waterloo : La Renaissance du Livre, vient de paraître. Ouvert aux commentaires.
Postface : Dialogue entre Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin
Quand Xavier Dupret nous a proposé de préfacer cet ouvrage, nous avons accepté avec enthousiasme. Son initiative ne pouvait être que soutenue de rendre accessible à tous une notion clé d’économie. Que ce soit dans la position d’anthropologue et économiste de Paul, professeur associé à l’Institut catholique de Lille, ou de Vincent en tant qu’étudiant en économie et statistique à l’ENSAE ParisTech, nous regrettons que l’enseignement des sciences économiques soit un discours opaque mais surtout formaté. Contrairement à nombre de nos contemporains, Xavier Dupret met ici en relief, avec clarté, les débats qui peuvent (et doivent !) traverser l’économie et son mode de production dominant aujourd’hui, le capitalisme.
À notre sens, préfacer cet ouvrage aurait été une source de distraction inutile, car il décrit méthodiquement l’état présent du capitalisme et met le doigt sur ses enjeux clés. C’est pourquoi nous avons proposé à Xavier Dupret, plutôt qu’une préface, une postface pour prolonger ce dialogue entre les générations. Si un demi-siècle nous sépare, les mêmes interrogations pourtant nous rapprochent.
VBG : J’ai beaucoup appris en lisant cet ouvrage, mais j’ai le sentiment que la discussion n’est pas allée jusqu’au bout de la logique. Le capitalisme est ici présenté comme une bombe à retardement à cause de la multitude de ses limites actuelles (concentration des richesses, financiarisation accrue du système, raréfaction du travail, crise de solvabilité des États…). Le capitalisme va-t-il nécessairement imploser ? Et si oui quand ?
PJ : Rappelons d’abord quelques vérités de base. Le capitalisme, c’est le système économique qui donne l’avantage sur le plan politique au capitaliste, le détenteur de capital. Or, qu’est-ce que le capital ? Ce sont les ressources qui, manquant à la place où elles seraient nécessaires pour permettre la production, la distribution ou la consommation des biens et des services, doivent être empruntées. Si les ressources manquent à la place où elles sont nécessaires, c’est que la propriété privée y fait artificiellement obstacle. Parce qu’il y a eu emprunt des ressources faisant défaut, il y a rémunération par une rente que l’on appelle les « intérêts » quand il s’agit d’un prêt de particulier à particulier ou bien a été accordé par une banque, mais aussi le « coupon » quand c’est l’État qui emprunte sous la forme de l’émission d’une obligation, et les « dividendes » quand les entreprises empruntent en émettant des actions de sociétés. Qu’il s’agisse d’intérêts, de coupon ou d’actions, ce sont là autant de variations sur le même thème : celui d’une formule traditionnelle du partage des revenus et du risque entre le prêteur (détenteur de capital) et l’emprunteur (bénéficiant provisoirement de l’usage de ce capital) dans un système « à la part », plus connu sous son nom ancestral de « métayage ». Dans ce type de contrat, l’emprunteur s’engage à reverser au prêteur une part de la richesse qu’il aura pu créer grâce à l’emprunt, le montant de la part étant défini conventionnellement par contrat. Ainsi, dans la formule fifty-fifty, le métayer conserve pour lui la moitié de la moisson et verse l’autre au propriétaire de la terre qu’il a exploitée.
Le système témoigne de son efficacité si la situation permet qu’une véritable richesse soit créée en tirant parti de l’opportunité qu’autorisent ce que Proudhon appelait les « aubaines » : la générosité que la nature autour de nous manifeste à notre égard et qui nous permet d’y jouer le rôle de modestes « catalyseurs » grâce à l’apport de notre travail. Quand une véritable richesse n’est pas créée à partir de l’emprunt – dont le crédit à la consommation offre le meilleur exemple –, le versement des rentes s’assimile à une pompe siphonnant l’escarcelle des pauvres en direction des coffres des riches. C’est là que nous en sommes dans notre société contemporaine. Notons que ce que l’on appelait « usure » au Moyen Âge – et qui était interdit – n’était pas comme on l’entend aujourd’hui un taux d’intérêt excessif, mais l’exigence d’un versement d’intérêts, alors que l’emprunteur était forcé au crédit par la nécessité, à savoir précisément ce que nous appelons « crédit à la consommation ».
Quant à l’implosion du capitalisme, j’ai rappelé dans Le capitalisme à l’agonie (Fayard, 2011) que la date du 18 mars 2009 serait retenue par l’histoire comme celle qui signalerait la fin du capitalisme. Ce jour-là, la Federal Reserve Bank, la Banque centrale américaine, avait annoncé son intention de racheter des bons du Trésor (dette à long terme des États-Unis) en quantités considérables (pour un montant de 300 milliards de dollars), sans jamais disposer du moyen de retirer ces sommes, toute tentative en ce sens étant condamnée à provoquer une crise obligataire du fait de la remontée des taux qui en résulterait, dépréciant alors l’ensemble des obligations en circulation.
Pareil au serpent ouroboros dévorant sa propre queue, les États-Unis avalaient désormais leur propre dette, un processus désigné par l’euphémisme sympathique de « quantitative easing ». La Banque centrale européenne suivrait le même exemple à partir de mai 2009.
Le dollar cessa de disposer d’un équivalent or quand, en 1971, le président Nixon mit fin à la parité du dollar avec ce métal. En 2009, le président Obama, en permettant à la Fed d’imprimer autant de dollars qu’elle le jugea bon, mit fin à la parité du dollar avec quoi que ce soit, faisant de l’arrogance de la nation américaine la seule mesure restante de la valeur de sa devise.
Anticiper une reprise de l’économie par une injection massive de liquidités aurait eu un sens si une garantie existait que les sommes faramineuses injectées se soient retrouvées dans l’économie sous la forme de pouvoir d’achat des consommateurs, mais dans un monde économique où les salaires stagnent depuis la fin des années 1970 – ayant décroché à cette époque des gains de productivité –, elles n’eurent d’autre exutoire que d’alimenter des bulles spéculatives, fragilisant l’économie au lieu de lui rendre la santé.
VBG : Presque dix ans après le 18 mars 2009, le capitalisme est pourtant toujours bel et bien le système économique dominant aujourd’hui.
PJ : Oui, mais le processus est en marche. Les grandes crises se déroulent par phases apparaissant sur un graphique comme une baisse en dents de scie, la situation se rétablissant toujours quelque peu avant que ne reprenne le déclin. C’est un processus qu’on appelle « fractal » du côté des mathématiciens et des physiciens.
VBG : Si je vous comprends bien, serait-ce en quelque sorte le chant du cygne que nous observons aujourd’hui ? Le dernier sursaut avant la mort définitive du capitalisme ?
PJ : Tout à fait ! Il suffit maintenant d’un grain de sable pour faire basculer le tout.
VBG : La future crise de solvabilité des États que dessine Xavier Dupret, peut-elle être l’élément déclencheur ? La prochaine crise économique sera-t-elle fatale pour le capitalisme ? Quel autre « grain de sable » peut-on imaginer ?
PJ : La spéculation gangrène l’économie depuis son autorisation (en 1860 en Suisse, en 1867 en Belgique et en 1885 en France). Elle est la principale source de risque systémique : qu’un établissement financier provoque, par sa chute, celle de la finance dans son ensemble. Les États se sont endettés à l’automne 2008 pour combler les pertes considérables qui avaient été essuyées. Mais il ne s’agissait pas que de pertes économiques : la moitié environ des sommes perdues l’avaient été à l’occasion de paris spéculatifs entre eux par des banques et des hedge funds (appelés à juste titre en français « fonds spéculatifs »). Les contribuables de toutes les nations réglèrent l’ardoise causée par l’hémorragie, sans même qu’un seul banquier fût inquiété.
VBG : Mais après, qu’adviendra-t-il ? Aujourd’hui, on voit progresser les populismes dans le monde entier, que ce soit Donald Trump (président des États-Unis), Viktor Orban (Premier ministre de la Hongrie) ou encore Jair Bolsonaro (président élu du Brésil). Tous, malgré leurs spécificités particulières, prospèrent sur les ruines du capitalisme. Est-ce le conservatisme moral, le repli sur soi et la haine de l’autre l’avenir de notre monde ?
PJ : Non. Le problème est que nos dirigeants sont à la fois frileux, car sans imagination, et inféodés aux schémas de pensée que véhicule la prétendue « science » économique : un dogme se parant des plumes de paon de la scientificité grâce à un recours caricatural – exagéré et hors de propos – à des modélisations mathématiques coupées de toute réalité, idéologie dont le principal usage est de servir aux financiers à terroriser intellectuellement la classe politique et la population dans son ensemble à sa suite.
Une sortie par le haut des impasses présentes s’impose. Il faut pour cela que les institutions internationales cessent de se préoccuper essentiellement de problèmes marchands. Il convient aussi, sans plus tarder, de remettre entièrement à plat la question du travail en rapide disparition (pas simplement celle de l’emploi) du fait des progrès de l’automation sous toutes ses formes, pour déconnecter une fois pour toutes le travail effectué des revenus perçus par les ménages.
VBG : Les populismes n’apportent pas non plus de réponses aux véritables enjeux auxquels le capitalisme ne sait pas faire face. Concentration accrue des richesses, raréfaction du travail, destruction de l’environnement, et ainsi de suite… que faire face à tous ces défis ?
PJ : En effet. Si, comme le rappelle Xavier Dupret, l’un de mes ouvrages s’intitule Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, la solution ne viendra pas pour autant des populismes !
Pour commencer, il faudrait rédiger collectivement une constitution pour l’économie. On entendra cette constitution au sens où les constitutionnalistes parlent de « constitution cosmopolitaire ». À savoir une constitution au niveau le plus global, comme peut l’être une déclaration universelle, mais qui vaudrait ici pour l’économie et la finance.
Son principe fondamental devrait être la préservation non seulement de l’outil monétaire (le « système sanguin » d’une économie, nécessaire à son développement), mais aussi la préservation de l’homme et de la nature qui l’environne et à laquelle il appartient. Aujourd’hui, l’économie est tournée vers le profit à défaut d’être axée sur la survie de l’espèce humaine reposant bien entendu, comme sa condition, sur la préservation de l’environnement.
Une constitution devrait ainsi stipuler qu’il existe trois éléments à conserver à tout prix : la monnaie, l’homme en tant que tel (et non en tant que prétendu « capital » humain !) et la nature dans son ensemble, comme environnement de l’homme, car il n’y a pas d’économie florissante sans interaction harmonieuse entre les trois. Alors que la théorie néoclassique considère l’argent, l’homme et la nature comme des capitaux quasiment convertibles les uns dans les autres, une constitution pour l’économie devrait affirmer que ces trois entités – système monétaire, homme, nature – sont incommensurables. En effet, si l’humanité entend persister, les trois doivent être nécessairement préservés comme sources d’avances à l’économie : le travail humain constitue des avances dans la production et la distribution, la générosité de la nature constitue la source des avances, qui rend fécondes celles provenant des deux autres sources.
VBG : Donc, si je comprends bien, lutter contre la concentration des richesses et faire face au défi de la raréfaction du travail, c’est préserver l’homme. Comme le rappelle Xavier Dupret, aujourd’hui, l’enrichissement des plus aisés passe avant tout par la stratégie d’accumulation par dépossession que modélise David Harvey : les 90 % les plus pauvres s’appauvrissent, alors que les 10 % les plus riches s’enrichissent. Et la concentration des richesses est en lien étroit avec la raréfaction du travail : les individus les plus « employables » (les plus désirables sur le marché du travail) sont statistiquement les plus diplômés, et cette catégorie se recoupe avec les plus aisés. Les individus les moins employables sont les moins diplômés et donc, statistiquement, les plus pauvres, et le chômage de masse les touche en priorité.
PJ : Exactement, et quand le taux de chômage atteindra 30 ou 40 %, un abysse séparera ceux qui auront un emploi de ceux qui n’en auront pas, étant donné que, à l’exception de celui à même de vivre aujourd’hui de ses rentes, un emploi est indispensable à assurer une vie décente. Il faut donc dissocier travail et subsistance et c’est pourquoi je propose la gratuité pour l’indispensable (éducation, santé, alimentation, logement, habillement, transport et même connectivité).
Pour ce qui est de la préservation de l’environnement, la règle verte devrait être respectée : ne pas prendre à la nature plus que ce qu’elle peut produire dans son renouvellement naturel. La destruction de la nature est irréversible. Pour certains de ses composants, la nature se reconstitue très lentement et par elle-même. Voilà plus de trente ans que nous vivons à crédit sur la planète Terre. Chaque année, le « jour du dépassement » se rapproche du début de l’année. Ce jour correspond à la date, calculée par l’ONG américaine Global Footprint Network, à partir de laquelle l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an. Passée cette date, l’humanité puiserait donc de manière irréversible dans les réserves non renouvelables de la Terre. En 1986, la date du dépassement était le 31 décembre, en 2018, c’est le 1er août…
VBG : Je comprends qu’il y ait urgence, mais la dimension des enjeux me dépasse ! À mon échelle de lycéen, d’étudiant ou de jeune actif, que puis-je faire ?
PJ : Taper du poing sur la table ! Vous faire entendre : faire comprendre que cela ne se passera plus ainsi, et coordonner les efforts en vue de rétablir un monde viable et prospère, ce qui ne pourra être le cas que s’il est juste !
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