Ouvert aux commentaires.
J’ignore si le concept de découplage absolu est bien maîtrisé par les décideurs économiques et politiques. Si tel n’est pas le cas, nous avons un sérieux problème. Saviez-vous que le découplage absolu est la seule manière de « sauver » la croissance économique ? Alors que nous sommes en overshoot environnemental, et devons donc nécessairement diminuer notre empreinte environnementale (toujours en croissance), postuler qu’il est possible de découpler en termes absolu la croissance économique de l’empreinte environnementale est la seule manière de pouvoir encore vouloir désirer cette croissance économique. En termes économiques, sans découplage absolu, garder la croissance économique signifie qu’on admet qu’on va détruire à terme l’entièreté du capital naturel. Et nous avec…
L’empreinte environnementale est un macro-indicateur qui résume l’impact environnemental annuel de l’humanité sur la biosphère. Si cet impact environnemental est supérieur à la capacité de régénération annuelle de la biosphère, nous consommons plus que ce que ne produit la biosphère, nous dégradons inexorablement notre capital naturel, et nous sommes en « dépassement », en « overshoot ».
La croissance économique signifie la croissance du Produit Intérieur Brut, c’est-à-dire la somme des valeurs ajoutées au sein d’une économie sur un territoire durant une année.
Le découplage relatif signifie que l’empreinte environnementale croît moins vite que le PIB. Par exemple une hausse de PIB de 2% pour une hausse de l’empreinte environnement de « seulement » 1%.
Le découplage absolu signifie que l’empreinte environnementale décroît alors que le PIB croît. Par exemple via une hausse de PIB de 2% pour une baisse de l’empreinte environnementale de 1%.
D’où des efforts héroïques d’une certaine communauté internationale pour « démontrer » la possibilité du découplage absolu. Quand on veut sauver la croissance économique à tout prix, on comprend qu’il faille se montrer créatif sur la possibilité de la combiner avec une réduction de l’empreinte environnementale. Sans quoi, cette croissance destructrice devient un peu trop manifestement nihiliste.
Vous connaissez sans doute le GIEC pour le climat, sans doute moins l’IPBES, le GIEC pour la biodiversité. Il existe aussi l’IRP, l’International Resource Panel, qui travaille sur les ressources naturelles et minérales, et qui n’est pas constitué toutefois de la même manière que le modèle COP (Conference Of the Parties).
Le rapport 2019 Global Resources Outlook de l’IRP commence comme suit :The Panel aims to contribute to a better understanding of how to decouple economic growth from environmental degradation while enhancing well-being.
En termes d’épistémologie et de philosophie, devons-nous nous convaincre du caractère hautement problématique d’initier une recherche de cette manière ? C’est-à-dire en posant que toute la recherche devra s’inscrire dans un cadre où la croissance économique jamais ne sera remise en question ?
Autant le dire tout de suite, je crois personnellement que le découplage absolu est impossible.
Pour des raisons théoriques ET empiriques, liées à la thermodynamique et à la physique plus généralement, et sous réserve que la méthode de calcul du PIB reste constante. La croissance économique telle qu’on l’observe aujourd’hui implique d’augmenter les vols en avion, les trajets en voiture, le transport de marchandises par bateau, train et camion, le volume des habitations, la surface des routes, la part de viande dans l’alimentation, la quantité de biens consommés, etc. Certains ont tenté de vendre le concept d’économie immatérielle et donc de croissance économique immatérielle. La réalité empirique de l’impact environnemental catastrophique des technologies de l’information a douché ces techno-optimistes. Empiriquement, la croissance économique s’accompagne depuis le début d’une hausse de la consommation matérielle sous-jacente.
Pourtant en physique, on sait qu’il n’est pas possible de déplacer plus souvent, plus rapidement et sur de plus longues distances de plus grandes masses sans consommer davantage d’énergie ! On sait qu’on ne peut chauffer ou refroidir un volume sans énergie. On sait en thermodynamique que le rendement du moteur thermique, de l’éolienne, du panneau solaire thermique ou photovoltaïque, et en fait de n’importe quelle machine, est borné par une limite supérieure indépassable (sans remettre en cause les lois admises de la physique). On sait que chaque gain d’efficience matérielle ou énergétique est souvent compensé en tout ou partie par un effet rebond, c’est-à-dire une hausse ou un déplacement de la consommation matérielle et d’énergie. Quelqu’un qui isole sa maison a tendance à augmenter la consigne de son thermostat, ou à utiliser son économie de chauffage en dépenses de vol en avion. On peut pas, en thermodynamique, réduire l’entropie sans consommer de l’énergie. Pour reconstituer le bois transformé en sciure, le lingot d’or transformé en circuit imprimé de téléphone portable ou d’ordinateur, les différentes matières issues des couches d’un emballage en plastique, il faut de l’énergie.
Saviez-vous également que, si le découplage absolu est impossible, l’économie circulaire ne peut pas résoudre le problème de l’empreinte environnementale tant que la croissance économique est arbitrairement supérieure à zéro (au minimum…) ?
On sait en thermodynamique que le recyclage lui aussi connaît une borne supérieure de rendement. Un taux de recyclage de 100% est en réalité impossible. La plupart des bornes de rendement du recyclage se situent largement en dessous de 90%.
Schématiquement, imaginons qu’une économie produise 100 unités de biens en consommant 100 unités de ressources en année 1 et qu’elle croisse de 5% en 1 an, avec un taux de recyclage de 60%. En année 2, elle produira 105 unités de biens en consommant 105 unités de ressources. Comme elle aura recyclé 60 unités de ressources utilisées en année 1, elle ne devra plus extraire que 45 unités de ressources vierges en année 2. Mais à taux de recyclage constant, elle avait dû en extraire 40 seulement en année 1.
L’extraction de ressources est donc passée de 40 à 45 unités en 1 an, malgré un taux de recyclage annuel de 60%, parce que l’économie a crû de 5% !Ainsi, dans une économie en croissance moyenne de 5%, avec des taux de recyclage réalistes, l’économie dite circulaire ne résout pas la question environnementale, l’empreinte environnementale continue à croître inexorablement.
Il faut donc postuler des exploits technologiques soit impossibles, soit inouïs, pour satisfaire le pseudo-impératif de croissance économique ET le véritable impératif de baisse de l’empreinte environnementale. C’est-à-dire des taux de recyclage héroïques.
On le voit, le découplage absolu est un pari pour le moins audacieux sur l’avenir.
Un scénario nommé « Towards sustainability » dans le rapport de l’IRP conclut ceci :
« Environmental pressures fall, with absolute decoupling of environmental damage from economic growth and resource use.Resource efficiency and sustainability actions are projected to achieve absolute decoupling of economic activity and resource use from environmental impact, so that income and other well-being indicators improve, while key environmental pressures fall – including dramatic reductions in greenhouse gas emissions and substantial restoration of forests and native habitat from 2015 levels.Sustainability measures promote stronger economic growth, boost well-being and help support a more equal distribution of income and reduced use across countries. »
Pourtant, au-delà de ce scénario prospectif (et on y écrit toujours ce que l’on veut), on ne trouve pas dans ce rapport le fondement scientifique qui démontre la possibilité du découplage absolu, physiquement et thermodynamiquement.
Nous avons donc a priori un sérieux problème : un panel politico-scientifique international qui laisse croire, en mêlant scénario/modélisation et conclusions hâtives, que le découplage absolu est possible, ceci afin de répondre à l’objectif assumé de conserver en ligne de mire la croissance économique.
Soyons de bons comptes, le rapport ouvre la possibilité du découplage absolu du bien-être par rapport à l’empreinte environnementale. C’est-à-dire une transition sociétale où l’on diminuerait nos impacts environnementaux tout en augmentant notre qualité de vie, notre bien-être, etc. Ce dont il est facile de se convaincre d’un point de vue physique/thermodynamique. On représente Bouddha plutôt heureux alors que son empreinte environnementale était largement sous le seuil de la durabilité planétaire.
Mais alors pourquoi cet entêtement à vouloir sauver la croissance économique contre toutes les évidences ? Est-ce que cela ne confine pas au dogme religieux ?
La phrase :« The Panel aims to contribute to a better understanding of how to decouple economic growth from environmental degradation while enhancing well-being » continue à refléter la nature quasi-religieuse du phénomène sous nos yeux. Le « while enhancing well-being » renforce ce constat : elle indique à quel degré de déchéance spirituelle et philosophique est parvenu une partie du corps scientifique et politique international. Ainsi, le bien-être est accessoire, la croissance économique le principal.
La phrase adéquate pour qualifier l’objectif de l’IRP, digne de recueillir l’assentiment d’un large panel de citoyens et de philosophes sur les visées de la vie bonne, aurait dû être : « The Panel aims to contribute to a better understanding of how to decouple well-being/happiness/wisdom/serenity from environmental degradation while enhancing the minimum material well-being of the poorest. »
Ainsi, je crois que nous devons éthiquement et moralement réduire notre empreinte environnementale sous le seuil de la capacité de régénération de la Biosphère.Il en découle que je crois la poursuite de la croissance économique impossible sous la contrainte d’abaisser notre empreinte environnementale sous le seuil de la durabilité.
Comme nous sommes en overshoot environnemental, je crois également que nous n’avons pas le choix que d’initier une décroissance économique absolue (matérielle) afin de ramener notre empreinte annuelle dans les limites de la Biosphère, et d’ensuite poursuivre un objectif d’économie stationnaire, comme le préconisait déjà John Stuart Mill (un économiste classique) en 1848 !.
Je trouve que ce raisonnement du réalisme techno-scientifique et économique, du réalisme éthique, de la recherche de l’état stationnaire, déjà ancien, est beaucoup plus solide et crédible scientifiquement et philosophiquement que le raisonnement « mainstream » actuel de poursuite de la croissance grâce à un mythique découplage absolu, fondé sur une foi irrationnelle en le progrès techno-scientifique.
Ce raisonnement ancien est pourtant cruellement absent aujourd’hui du débat public belge, français et européen.
Et vu notre situation environnementale, on conviendra que c’est dramatique.
Laisser un commentaire