Paul Jorion, sociologue et anthropologue, auteur de nombreux ouvrages et entretiens, tient une chronique quotidienne d’observation du monde et des événements sur son blog. Un regard atypique et bienveillant, en surplomb de l’activité socio-économique dont il ne cesse pourtant de documenter les illusions et la chute annoncée. L’Intelligence Artificielle est-elle le signe que la civilisation est en train de dépasser les limites en matière de développement ? Il se pourrait bien, selon Paul Jorion.
Le btia.- En décembre dernier, un groupe de contestataires a fait irruption dans un forum de robotique agricole à Toulouse dénonçant l’emprise grandissante des technologies sur un homme, je cite, « coupé de la réalité sensible et vivante ». Qu’en pensez-vous ?
Paul Jorion.- Il s’est toujours trouvé des voix pour formuler une telle alerte depuis que les hommes créent des machines et vivent dans un processus – appelons cela comme on veut – de progrès, d’auto-perfectionnement ou de domestication de l’espèce par elle-même. Et cela soulève toujours des questions d’ordre éthique essentielles. J’ai moi-même été invité à aborder l’ensemble de ces questions au sein du comité d’éthique de la plateforme d’échanges de données Applifarm *. La contestation comme celle formulée à Toulouse est légitime en soi. De fait, l’attitude de la salle a été – à ce que j’ai pu lire – celle qui convenait (le groupe a pu lire l’intégralité de son communiqué pendant 45 minutes et les organisateurs n’ont pas refusé un débat improvisé, rapporte la revue en ligne Terrestres faisant état de l’incident ndlr). Ceux qui mènent ce type d’actions viennent poser le problème éthique, ils ne devraient pas se présenter comme étant les ennemis de quiconque. Avec le recul de quelques années on observe cependant généralement que ce type d’actions n’a pas véritablement eu d’impact sur le processus dénoncé.
Le btia.- L’adhésion à ces nouvelles technologies est diverse selon les éleveurs entre ceux qui refusent ou acceptent bon gré mal gré et ceux qui s’engagent plus volontairement, notamment les plus jeunes. Diriez-vous que cette révolution numérique est plutôt progressive ou disruptive ?
Paul Jorion.- Je ne suis pas un spécialiste de cette question pour ce qui est du monde de l’élevage. Mais j’observe que les humains n’ont jamais parfaitement compris les époques dans lesquelles ils vivaient au moment même. Plus les machines sont intelligentes, plus l’humanité doit partager le pouvoir avec elles et s’adapter à leur comportement à elles, qui vient toujours bouleverser nos habitudes. J’ai moi-même un fils paludier qui est habitué à ne manier que la brouette et le las (râteau du paludier ndlr). Or même dans cette profession très longtemps associée à des pratiques artisanales en apparence immuables, on devine désormais derrière les portes fermées des salorges (entrepôts à sel ndlr) là aussi des robots se substituer aux êtres humains !
Le btia.- Dans « A quoi bon penser à l’heure du grand collapse », livre d’entretiens, vous expliquez que le génie technologique construit aussi des représentations d’ordre culturel et qu’il n’est pas, contrairement à ce qu’on pense, nécessairement un garde-fou contre la survenue des crises ou pire contre le fameux « effondrement ».
Paul Jorion.- La domestication de l’animal par l’homme a toujours contribué à faire apparaître l’« animal augmenté » et ces techniques contribueront un jour ou l’autre aussi à l’auto-domestication de l’homme que nous appelons « civilisation ». Car les techniques migrent d’un usage à l’autre, de l’animal à l’homme, comme c’est le cas pour le big data. L’homme est une espèce foncièrement colonisatrice qui est peut-être sans le savoir en train de travailler à une solution de rechange – il faudrait réinterroger ce que Hegel nomme la ruse de la Raison à l’œuvre dans l’ouvrage d’Arthur Koestler intitulé Les somnambules, qui nous montre les premiers grands astronomes, cartographes de la mécanique céleste, inventeurs de la science moderne, mais croyant eux perfectionner seulement l’astrologie. Or, il existe un danger réel dans la mesure où nous sommes tout bonnement en train de dépasser la capacité de charge de notre planète et que, quand nous faisons cela, c’est notamment en compagnie des animaux domestiques que nous entretenons autour de nous. Le fait que les vaches élevées par les hommes émettent des quantités considérables de méthane dans l’atmosphère estl’une des illustrations de ce processus.
Le btia.- Mais vous dites aussi que l’intelligence artificielle, c’est du prévisible, du confort et donc du risque en moins.
Paul Jorion.- L’homme a toujours utilisé l’ensemble des moyens disponibles, et en a inventé de nombreux, pour rendre l’avenir le plus prévisible possible et cela parce que le futur nous est essentiellement inconnaissable et une source potentielle de danger.
* Applifarm, plateforme d’échange, de valorisation et de traçabilité des données d’élevage.
et Claude d’en rajouter : L’influence des « géniteurs » sur l’IA est limitée une fois que celle-ci atteint un certain niveau…