Université catholique de Lille, « Déclarer l’état d’urgence pour le genre humain ? » 5 de 6 : capitalisme, économie de marché, libéralisme, le 5 mars 2019

Retranscription de Université Catholique de Lille, Déclarer l’état d’urgence pour le genre humain ? Le capitalisme, l’économie de marché, le libéralisme, face à l’état d’urgence pour le genre humain, le 5 mars 2019. Merci à Eric Muller !

Bonsoir. Si vous avez assisté à la séance du mois de février, vous savez qu’il a été question des risques existentiels, des risques qui menacent l’espèce humaine, qu’il s’agisse de risques dus à la nature telle qu’elle est autour de nous, les météorites, les volcans, les épidémies, mais aussi les risques qui sont liés à la présence même de l’homme, de l’espèce humaine, du genre humain, à la surface de la Terre. Je vais essayer de faire un exposé systématique sur ce thème de Faut-il déclarer un état d’urgence pour l’humanité ? J’espère vous avoir convaincu que, oui, il y a justification.

Il y a déjà eu quatre séances. Dans les deux dernières, je vais m’intéresser en particulier aux moyens dont nous disposons, si nous déclarons l’urgence, l’état d’urgence, comment pouvons-nous réagir, avons nous les moyens de le faire ? Et je lisais l’autre jour le compte-rendu d’un de mes livres qui a paru il y a quelques mois en allemand, celui qui s’appelait Le dernier qui s’en va éteint la lumière, le titre en allemand était une traduction littérale, et la personne qui a résumé mon livre venait avec une conclusion qui m’a un peu surpris – mais si vous écrivez ou si vous racontez des choses en public, vous savez qu’il faut toujours faire très attention à la manière dont les gens vous entendent et vous lisent, ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent dans ce que vous avez dit – et là, ce compte-rendu m’a un peu surpris et j’ai réfléchi à pourquoi la personne disait : « Jorion dit que nous avons déjà fait le deuil de l’espèce humaine, le constat – auquel d’ailleurs ce critique souscrivait – le constat qu’il fait est que c’est une affaire réglée et que le processus dans lequel nous sommes, c’est simplement de nous habituer à l’idée que cette affaire se termine. » et je réfléchissais au livre. Il a donc été publié en 2016 et je me dis « ce n’est pas ça que que je crois avoir écrit ». J’avais le sentiment d’être un lanceur d’alerte en disant : «  Voilà le risque d’extinction de l’humanité est un risque réel et il faut que nous le prenions au sérieux. » Et quand on me dit  « Personne ne réagit, personne ne fait attention, il ne se passe rien » eh bien, non : entre ces trois années, ce qui est peu de chose – 2016 et 2019 – j’ai le sentiment qu’une véritable prise de conscience est en train d’avoir lieu.

Quand ce livre a paru, en français à l’origine, il a suscité pas mal de commentaires et certains de ces commentaires consistaient à dire tout simplement « Qu’est ce que c’est que cette histoire ? De quoi nous parle-t-il ? De quoi s’agit-il ? » parce que dans cet  environnement qui était simplement il y a trois ans – c’est-à-dire mille jours – le thème était inattendu. C’est d’ailleurs l’éditeur, Fayard, qui avait pris la responsabilité de mettre les  choses au point en mettant un bandeau – pas un vrai bandeau qu’on peut enlever mais un  bandeau inscrit sur la couverture – disant « Essai sur l’Extinction ». J’essaie d’alerter et j’ai le sentiment qu’il est sans intérêt de savoir quel est l’impact  personnel sur la prise de conscience mais, vous le savez, la prise de conscience d’un risque d’extinction, elle est là, elle est présente et en particulier dans des mouvements qui concernent beaucoup moins les adultes mais qui apparaissent chez les adolescents et même chez les enfants. Il y a une véritable prise de conscience d’un risque d’extinction.

Bien entendu, la raison pour laquelle ils sont sensibles à ça, c’est que nous allons leur laisser – enfin, je parle des gens de mon âge – nous allons leur laisser un monde où nous interviendrons peu ou pas du tout, et ce sera leur responsabilité de réagir par rapport à cela. Vous avez vu cette jeune femme, cette adolescente, Madame Greta Thunberg, cette suédoise dont je ne sais pas pourquoi elle a un accent de Cambridge ou Oxford – ça doit être lié à ses parents – qui a lancé cette idée de faire la grève : elle n’est pas allée à l’école, elle a fait l’école buissonnière, elle s’est assise avec une pancarte et depuis elle fait le tour du monde. On l’appelle partout pour lancer des mouvements de type lycéen où elle nous dit pourquoi il faut se mobiliser pour la survie de l’espèce. Mais il est vrai que dans ce livre, qui date de trois ans, il est vrai que j’avais dit « si nous réagissons aussi peu, une hypothèse expliquant ça c’est que, peut-être, nous sommes déjà réconciliés avec l’idée que l’espèce va disparaître. »

Je vous ai donné un chiffre la fois dernière – je crois que c’est deux millions et demi d’années – c’est la durée de vie moyenne d’une espèce de mammifère. La plupart des  espèces animales à la surface de la terre finissent par disparaître, parfois de manière tout à fait dramatique quand c’est de manière simultanée – comme pour les dinosaures – liée à un événement cosmique, à une météorite géante, lors d’un choc avec un petit astéroïde, mais le processus a lieu de manière constante. Pour le moment, le processus est dans une phase dramatique : On parle de sixième extinction – puisqu’il y a eu, dans l’histoire de la Terre, cinq grandes extinctions – et la manière dont le genre humain utilise son environnement produit une disparition massive d’autres espèces.

Au moment où j’ai écrit ce livre, le message n’était pas celui-là : J’essayais d’éviter le sensationnalisme, mais j’ai voulu taper un peu du poing sur la table par rapport à une problématique qui, à cette époque – il y a seulement trois ans – n’était pas présente. Il n’y avait pas d’ouvrage à ce sujet. Il y a eu très  rapidement après un ouvrage [Comment tout peut s’effondrer] de Servigne et Stevens sur la collapsologie c’est-à-dire la réflexion sur un effondrement possible, mais l’effondrement, ce n’est pas nécessairement non plus la disparition. Il y avait déjà eu des livres sur l’effondrement : Il y avait eu l’ouvrage de Joseph Tainter [L’effondrement des sociétés complexes], il y avait eu l’ouvrage de Jared Diamond sur l’effondrement de civilisations particulières, de culture particulières [Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie]. Tainter s’est essentiellement intéressé à la chute de l’empire romain. Jared Diamond s’est intéressé surtout aux civilisations amérindiennes, au Mexique : Aztèques, Incas au Pérou, Maya également au Mexique – dans la presqu’île du Yucatán. Mais est-il possible – c’est la question que je me pose – que j’aie dit autre chose que ce que j’entendais dire ? J’avais eu la même surprise – et j’ai utilisé ça comme le titre d’un de mes livres – : j’avais accordé une longue interview à Monsieur Anthony Laurent – qui dirige une publication qui s’appelle Sciences Critique – et qui avait résumé notre long entretien (plus d’une heure) sous le titre Se débarrasser du capitalisme est une question de survie et là aussi, je me suis dit en voyant ça, « Ce n’est pas ce que j’ai dit » mais en relisant le texte de l’interview, je me suis dit « C’est une facette, une conclusion possible, effectivement, de ce que j’ai pu dire ». Et ce que j’avais pu dire là, ce sera bien entendu le thème spécifique de mon exposé aujourd’hui : je vais parler des systèmes économiques qui sont à notre disposition, et peut-être qu’on peut entendre là, effectivement, que les systèmes économiques que nous avons signent l’arrêt de mort de notre espèce. En particulier, si l’on suppose que nous sommes à ce point accros, à ce point dépendants par rapport à la logique du profit, que nous ne puissions pas nous en écarter et que cela signifierait que nous ne pourrons pas sauver la capacité de notre espèce à maintenir un environnement qui lui permettrait de survivre.

Nous sommes, à la surface de la Terre, tous plus ou moins liés, en ce moment, à un ensemble de systèmes dont les noms sont parfois confondus chez nous parce que, effectivement, il y a chez nous une combinaison de capitalisme, d’économie de marché et de libéralisme, si bien que pour le public, les trois termes peuvent apparaître comme étant synonymes. Ce n’est pas le cas, et je vais commencer par établir un petit peu les distinctions. On nous dit par exemple « La Chine s’est convertie au capitalisme ». Euh… Il suffit de regarder un peu : un capitalisme dirigé par un parti communiste, sans système véritablement parlementaire associé, ce n’est pas véritablement du capitalisme. Il faut être clair sur les termes.

Quelle est la différence entre capitalisme, économie de marché et libéralisme ? Le capitalisme, c’est un système, effectivement qui est le nôtre, c’est un système spécifique. Parfois, des gens à qui je parle disent « Oui mais, le capitalisme a toujours existé ». Non. On parle sans doute d’autre chose. La personne à ce moment-là me dit « Eh bien oui, les gens ont toujours voulu gagner un peu plus, etc. » et non. Soyons sérieux : le capitalisme c’est un système : il a été décrit – il est apparu chez nous à la fin du Moyen Âge, il s’est développé à la Renaissance – c’est un système spécifique qui est lié à un fonctionnement tout particulier qui est fondé sur le capital. La dimension politique, c’est que le détenteur de capital se trouve dans un rapport de force favorable pour influencer la manière dont fonctionne la société au niveau politique, social, économique, et autres. Pourquoi ? Eh bien parce que le capital, contrairement à ce qu’on imagine parfois… – il y a deux grands auteurs qui se sont intéressés au capital : il y a M. Karl Marx à la fin du 19e siècle, et M. Piketty au 20ème siècle, qui a donc écrit Le capital au 21ème siècle, un ouvrage important.

De quoi s’agit-il ? Marx l’avait déjà dénoncé en disant « Le capital, il y a des gens qui imaginent, voilà, c’est un truc, et puis c’est un truc qui grossit de lui-même et voilà, c’est ça le capital ». Entrons un tout petit peu dans le détail : un capital, c’est une somme qui a été déplacée. Ce n’est pas une somme qui se trouve quelque part, c’est une somme qui se trouvait quelque part et qui a été déplacée. Où est ce qu’elle était et où est ce qu’elle se trouve maintenant ? Elle se trouvait à la disposition d’une personne ou d’une entité juridique qui a pu se passer de l’usage de cette somme et l’a prêtée. Elle l’a prêtée à quelqu’un d’autre et cette autre personne, en échange de ce prêt, consent le versement d’intérêts. Quand il s’agit spécifiquement d’actions en bourse, on parle de dividendes, quand il s’agit d’états qui empruntent et qui rémunèrent l’emprunt qui a été fait, on parle de coupons. Mais il s’agit toujours de la même chose, il s’agit du fait qu’une somme a été nécessaire à un endroit où elle ne se trouvait pas et qui a été déplacée provisoirement,  par contrat, c’est-à-dire pour un certain temps.

En fait, on accorde un prêt pour cinq ans, un état émet une obligation – c’est-à-dire emprunte – pour dix ans, avec éventuellement pour l’état la possibilité de rappeler les sommes avant terme s’il le juge nécessaire, et ainsi de suite. Une somme qui n’était pas indispensable à son propriétaire a été déplacée et va donner lieu, pour un certain temps contractuel, au versement d’intérêts. Il y a un risque pour le prêteur de cette somme –  qu’on appelle le principal – c’est que la somme ne soit pas remboursée, et c’est pour ça que le prêteur inclut dans les taux d’intérêt qui vont être réclamés, une prime de risque, pour, de manière statistique – si cette personne prête à un certain nombre de personnes une quantité d’argent – pour se constituer une cagnotte contre le risque possible de non  remboursement – parce que nous vivons sur la Terre, l’avenir n’est pas connu et donc il y a toujours des impondérables, il y a toujours des événements qui permettent qu’un prêt, éventuellement, ne soit pas remboursé. – Pour contrer cela, on a inventé des formules d’assurance – on peut s’assurer contre le risque de non-remboursement – et en particulier, il y a un instrument financier qui s’appelle de credit default swap qui a été inventé à la fin du 20ème siècle, spécifiquement pour qu’on puisse se garantir contre un non-remboursement d’une somme. Et c’est  l’existence de cet instrument de crédit qui a permis que, contrairement à 1929, à la suite de la crise de 2008, les  investisseurs – c’est-à-dire les personnes qui avaient prêté – n’ont pas subi de pertes. C’est une chose qu’il faut souligner, c’est la différence essentielle entre 1929 et 2008 : en 1929, les riches qui avaient prêté de l’argent en ont perdu des sommes considérables et n’ont pas été remboursés, et il y a eu des pertes considérables pour les prêteurs. La présence de cet instrument credit default swap a fait que des compagnies se sont présentées, des compagnies d’assurance et en particulier – parce qu’elle centralisait une grande partie de ces garanties – AIG American International Group – grande compagnie d’assurance – s’était présentée pour assurer contre le risque de non-remboursement sur des prêts. Elle avait constitué une provision, une réserve qui paraissait extraordinaire – les régulateurs la louaient d’avoir constitué une réserve de six milliards $ de réserves pour un défaut éventuel sur des prêts et des remboursements nécessaires. Le jour – je crois que c’est le 17 septembre 2008 – où tout s’est écroulé, la compagnie a dû débourser soixante-treize milliards, douze fois plus. Elle ne les avait pas. Les états sont intervenus : Quelques jours plus tard on a refait les comptes – et c’est cent quatre-vingt milliards de dollars qui auraient dû être constitué en provision – et à la surprise générale, les états ont réglé la somme, avec, bien entendu, les ressources dont ils disposaient, qui est essentiellement l’argent payé par les contribuables.

A la grande surprise générale, on n’a eu aucune difficulté à injecter une partie de l’argent sale qui circulait dans le système, et on a pu dire  – c’était le représentant aux Nations Unies sur ces questions-là qui a pu dire – que, ce jour-là, on a injecté je ne sais plus la somme exacte d’argent sale à l’intérieur du système. Quand on nous dit que l’argent sale, on ne sait pas où il est, eh bien, la preuve est que le jour où on a besoin de cet argent-là, on sait exactement où il est et on peut le faire, on peut l’injecter dans le système. Pourquoi ? Parce que, bien sûr, cet argent sale circule essentiellement dans ce qu’on appelle des paradis fiscaux, et que si on regarde un petit peu la liste des paradis fiscaux, eh bien on s’aperçoit que ces pays constituent une unité qu’on connaît bien, qu’on a déjà vu – ça s’appelait autrefois l’empire britannique – et la City de Londres a un oeil… qui n’est pas intrusif sur les paradis  fiscaux, mais qui surveille en permanence ce qui s’y passe. Ça fait partie de l’hypocrisie de nos systèmes : des choses qui sont interdites sont tolérées en réalité. Pourquoi est-ce qu’elles sont tolérées ? C’est parce qu’il s’agit soit de choses que nous n’arrivons pas à éradiquer, soit de questions sur lesquelles nos démocraties n’arrivent pas à établir une position claire sur ce qu’il faudrait faire, en raison des problèmes éthiques qui se posent. L’argent de la prostitution : bien entendu vous le savez, nous fluctuons depuis le 17ème siècle, depuis qu’il y a des états centraux, dans notre réflexion sur ce qu’il faut faire vis à vis de la prostitution : L’interdire entièrement ? Pénaliser les prostituées ou pénaliser les clients ? Et ça varie, ça évolue. Nous ne faisons aucun progrès, en réalité, parce que c’est un type de situation sur laquelle nous n’arrivons pas à définir clairement ce qu’il faut faire. Les pots-de-vin d’une certaine manière aussi, la drogue évidemment aussi – Le drogué (ou la droguée) est-il un criminel ou une victime ?-, etc. et nous fluctuons depuis le 17ème siècle dans les opinions que nous avons à ce sujet. Nous n’arrivons pas à éradiquer véritablement les pots de vin. Les états n’arrivent pas non plus à avoir une position claire sur ce qu’il faut faire quand il y a des otages – faut-il payer des rançons ou ne pas le faire ?- Dans la réalité, on dit au public « On n’a absolument rien payé » et puis en réalité on paye. Mais quand on paye, on ne le fait pas par l’intermédiaire de la Banque de France, la Société Générale, la BNP, on le fait par l’intermédiaire, bien entendu, d’un paradis fiscal. De même pour les pots-de-vin considérables sur les grands marchés dans le domaine de l’armement.

Voilà le contexte dans lequel nous nous trouvons. Le capitalisme, c’est un système qui est fondé sur le fait que des sommes doivent être prêtées. Elles doivent être prêtées parce qu’il en manque pour la production. Les usines et les firmes ont besoin d’emprunter pour pouvoir produire et malheureusement pour nous Monsieur Modigliani – pas le peintre mais quelqu’un qui a le même le nom – grand prix Nobel d’économie, a prouvé – d’une manière, à mon sens, pas convaincante – qu’il valait mieux pour une entreprise non pas de réinvestir les fonds à l’intérieur de son fonctionnement mais d’emprunter. Ce qui ne facilite pas les choses : les entreprises, vous le savez maintenant, quand elles ont de l’argent dont elles ne savent pas quoi faire  – parce qu’il n’y a pas assez de demande dans l’économie pour leurs produits – rachètent leurs propres actions.

Nécessité du capital pour la production, nécessité pour alimenter les circuits de  distribution à l’intérieur de notre système, et nécessité – dans une situation où le pouvoir d’achat n’est pas considérable pour les populations – d’emprunter pour la consommation,  c’est-à-dire, en fait, pour les ménages qui passent par là, d’hypothéquer des salaires à venir. En général, quand des prêts sont consentis à la production, il y a une valeur ajoutée qui va apparaître, et c’est grâce à cette valeur ajoutée qu’on va pouvoir payer les intérêts. Dans le cas du prêt à la consommation, il n’y a pas nécessairement de moyen – ou le mécanisme n’est pas évident – qui permettrait à quelqu’un d’utiliser les richesses créées pour pouvoir rembourser ces sommes. Il s’agit essentiellement, pour les familles qui doivent recourir à cela, de survivre du jour au lendemain.

Le prix de l’immobilier, vous le savez, augmente de manière tendancielle. Si une famille ou un ménage veut accéder à l’immobilier, les sommes qu’il faut payer au 21ème siècle sont – si l’on compare en francs constants, disons au fil des siècles – il est de plus en plus cher d’acheter un logement. Lord Adair Turner, qui était le régulateur des marchés financiers britanniques, a considéré, dans la liste qu’il avait établie des opérations financières nocives, nuisibles, le marché immobilier. Il avait créé le scandale en mentionnant cela mais il a dit : « Non. Notre système économique repose de manière fondamentale sur le fait que chaque génération vend à des prix grossièrement surfaits le parc immobilier à la génération suivante ». Et quand on regarde les chiffres, oui. C’est inattendu bien sûr. Ce monsieur – qui a été anobli, qui a été à la tête du régulateur anglais – c’est quelqu’un qui attire l’attention sur des choses que la plupart des autres économistes ne voient pas.

Dans notre système, les versements d’intérêts, les versements de dividendes, les remboursements de coupons pour les obligations d’état, constituent à l’arrivée une part considérable du prix des marchandises et des services. Vous le savez, la question a été mise à l’actualité par le mouvement des Gilets Jaunes. La perception sur les flux financiers, qu’il s’agisse de TVA, qu’il s’agisse d’impôts, etc. est considérable, et s’ajoute à cela (la perception par l’état), les perceptions faites par les entreprises dans le prix de leurs produits – parce qu’elles ont dû emprunter, qu’elles ont dû verser des intérêts, parce que les compagnies cotées en bourse versent des dividendes, etc.

C’est un Allemand autodidacte, Monsieur Helmut Creutz, qui à la fin des années 90 avait créé un petit scandale en Allemagne quand il avait analysé la constitution du prix de nombreux produits absolument usuels (pâte dentifrice, savon et ainsi de suite) et de voir que, dans le prix de ces choses de la vie quotidienne, 40% du prix ce sont des versements de dividendes, d’intérêts à quelqu’un quelque part, c’est-à-dire des composantes du prix qui ne seraient pas nécessaires si l’argent était à sa place au départ, si l’argent était réparti autrement. Et, vous le savez, nous sommes dans ce système capitaliste qui consiste à verser des intérêts, à verser des dividendes, fait qu’il y a une concentration inéluctable de la richesse. J’en avais fait une petite simulation informatique il y a quelques années, le petit jeu était le suivant – Je voulais voir ce qui se passait : La règle, c’était que des petits personnages qu’on créait – ce qu’on appelle une simulation multi-agents – il fallait qu’à la fin de l’année, ils s’arrangent pour disposer de 100 unités économiques, et il y avait une distribution au hasard entre gens qui allaient recevoir 98 au départ, 102, 101, etc. et – si j’ai bon souvenir c’est après soixante-cinq mille tirages – ceux qui avaient reçu en dessous de 100, les 97, 98, 99 étaient tous à 0 et ceux qui avaient 101, 102 au départ avaient tous 200. Ils avaient récupéré entièrement les ressources de ceux qui n’en avaient pas. Pourquoi ? Eh bien finalement, ça crève les yeux : c’est parce que celui qui n’a pas assez au départ – et qui va devoir utiliser une partie de sa richesse pour verser des intérêts à quelqu’un –  bien sûr, ne peut que s’appauvrir.

Comment est-ce que ce système se régule chez nous ? Eh bien, il ne se régule que de deux manières connues – dont sont exclues la concertation et des mesures prises contre eux – ce sont les guerres et les grandes crises économiques. Mais je viens de vous signaler que les grosses crises économiques ne jouent plus ce rôle, dans la mesure où on a inventé les credit default swaps qui permettent à ceux qui courent un risque de ne pas le courir en s’assurant, et en sachant – en tirant l’expérience de 2008 – que le contribuable viendra payer les sommes qui manquent.

Chiffre à souligner aussi – j’y reviendrai mais j’anticipe un petit peu – quand je parle de cette somme de cent soixante-quinze milliards de dollars qui a été versée – non pas par AIG qui n’avait que six milliards en réserve mais l’ensemble des gouvernements mondiaux – pour payer ces sommes, il faut savoir qu’il y avait non seulement remboursement des gens qui avaient effectivement subi des pertes sur des obligations, sur des prêts de différents types, et qui avaient pu s’assurer par le credit default swap, mais cet instrument financier avait été conçu de telle manière qu’il pouvait être utilisé par des gens qui n’étaient pas véritablement exposés aux risques en question, qui pouvaient se mettre dans une position spéculative, c’est-à-dire prétendre, par exemple, être exposé à des pertes sur la dette grecque. Et dans le mécanisme qui a conduit à l’effondrement de la Grèce, d’abord en 2010 et en 2012 ensuite, une grande partie des contrats qui ont poussé la Grèce à la faute – qui ont fait que, en particulier, le Fonds Monétaire International, avec la bénédiction malheureusement de Madame Lagarde, a approuvé l’évaluation du risque que présentait la Grèce à partir de paris spéculatifs faits par des intervenants. C’est-à-dire qu’on a mesuré comme étant un risque réel, des risques fictifs – simplement dus à des personnes qui prétendaient être exposés à un risque sans l’être. Il ne s’agissait pas de tromperie – parce que le contrat avait été conçu de cette manière. On pouvait contracter ce type d’arrangement que l’on soit exposé à un véritable risque de perte ou qu’on ne le soit pas.

C’est malheureusement la « science » économique qui justifie ce type d’attitude, en nous disant que, de toute manière, des intervenants de ce type-là améliorent la liquidité – c’est-à-dire simplement la présence d’acteurs supplémentaires à l’intérieur du système – en ne faisant pas la distinction entre position spéculative et non-spéculative. Dans notre système, donc, il faut bien savoir que, dans les pertes qui ont été essuyées aux alentours du 15 septembre 2008, la moitié à peu près des sommes qui ont été remboursées – par nous tous – était non pas de véritables pertes économiques – c’est-à-dire de gens qui avaient prêté et qui avaient perdu de l’argent là-dessus – mais des paris purement spéculatifs, essentiellement entre établissements financiers, soit des banques de type tout à fait classique, celles que vous connaissez comme moi au coin de la rue, soit des fonds – qu’on appelle fonds spéculatifs en français et qui sont des hedge funds – dont nous tolérons la présence alors même que leur seule finalité consiste à déplacer, à l’aide de paris, des sommes d’un endroit à un autre, et en créant au passage des risques systémiques. C’est-à-dire que si ces sommes ne sont pas trouvées au moment où le pari se dénoue, eh bien il y a risque d’effondrement parce que – c’est les séquelles des années 30 qui avaient déjà attirées l’attention là-dessus : si A a promis à B qui avait déjà promis à C, qui a promis à D,  etc, des sommes, il y a, bien entendu, réaction en chaîne.

Qu’est-ce que c’est que le PIB ? Qu’est-ce que c’est que la richesse ? Qu’est-ce que c’est que la valeur ajoutée ? Qu’est-ce que c’est que le profit ? Eh bien, il faut bien le dire, c’est simplement la différence entre deux sommes, entre ce que celui qui vend considère comme la somme des coûts qu’il a encourus, et la somme pour laquelle la chose a été payée. Quand nous additionnons ces profits, en terme de valeur ajoutée – nous considérons qu’ils représentent véritablement quelque chose de plus : la valeur ajoutée – et nous prenons l’ensemble de ces valeurs ajoutées et nous en faisons le PIB d’une nation – le Produit Intérieur Brut – sans se soucier – et on commence à attirer l’attention là-dessus – de savoir s’il s’agissait véritablement de créer de nouvelles richesses ou bien de faire de la réparation. Si vous montez une usine de trois millions et puis qu’on s’aperçoit qu’il y a un vice de construction et qu’il faut la détruire, et qu’on reconstruit l’usine pour trois millions également, eh bien on a ajouté six millions au Produit Intérieur Brut, puisqu’il y a eu des profits qui se sont dégagés – des valeurs ajoutées. Contrairement à ce que l’on pense souvent quand on dit « la croissance »… La croissance, évidemment, c’est la différence entre le PIB d’une année et celui de l’année suivante. C’est calculé en général sur un trimestre, et ça permet de voir si de la « richesse » a été créée.

Vous le savez, dans l’état de concentration de la richesse où nous sommes actuellement, on a pu dire – c’est un chiffre d’Oxfam mais je crois qu’il a été confirmé par d’autres analystes – que sur l’année écoulée, l’année 2018, 82 % de la richesse créée supplémentaire, de la croissance, est allé directement au 1 % le plus riche de la  population mondiale.

J’étais à une réunion – c’était il y a quelques années, il y a trois ou quatre ans – et on parlait, si j’ai bon souvenir, de l’année 2014 ou 2015, Et Monsieur Stiglitz, qui est un prix Nobel d’économie, s’était tourné vers l’assemblée en disant  : « Combien croyez-vous que de la croissance américaine est allé aller au 1 % – précisément la même question – le plus riche de la population aux États-Unis ? » Alors, il se tourne vers différentes personnes, l’un dit 97 %, l’autre 82 %, etc. Il a dit « Non, non : c’est 102%. » C’est à dire que, voilà, non seulement la totalité la richesse créée aux États-Unis était passée au 1% mais il est arrivé à capter encore 2% de la richesse qui se trouvait déjà distribuée chez d’autres personnes. Et si vous comparez effectivement les chiffres de la distribution du patrimoine aux États-Unis entre 2010 – où il y avait eu un grand recensement – et 2017, vous vous apercevez que les 40% de la population américaine la moins riche – qui disposait encore en 2000 de 2,2% – bon ce n’est pas grand chose – de la richesse créée – 40% de la population -, au chiffre de 2017, ils ne possèdent plus rien. Pourquoi ? Parce que le peu que possèdent, je dirais, ceux qui sont situés entre les 30% et les 40% – 2,2% – est annulé par les dettes accumulées par les autres.

La concentration des richesses continue et elle pose un problème pratiquement insoluble maintenant, qui est bien sûr qu’il n’y a plus assez de demande, qu’il n’y a plus assez de pouvoir d’achat dans les populations. Quand on nous présente la théorie de l’offre et la demande en nous disant… Voilà : Il y a l’attitude de l’offre : Si on offre davantage de produits, et bien on fera venir plus de gens dans les usines, il y aura plus de richesse créée et il y aura davantage de pouvoir d’achat. C’était vrai une époque, ce n’est plus vrai maintenant. Pourquoi ? Parce que les principales entreprises, les plus riches, ont besoin de très peu de même main d’oeuvre maintenant. On m’avait invité à un colloque il y a quelques années « Les entreprises innovantes créatrices d’emplois ». J’avais regardé un peu les chiffres, et j’ai dû lire dans l’exposé : « Les entreprises innovantes qui créent de la richesse ne créent plus d’emploi. Au contraire, elles restreignent les emplois. » Pourquoi ? Parce que tout est automatisé, parce qu’un laboratoire de génétique avancée qui fait du génie génétique et qui rapporte des milliards, je dirais, de la même manière que le faisait autrefois une usine automobile, au lieu d’employer des dizaines de milliers voire des centaines de milliers de personnes, utilise trois cents, quatre cents personnes. La richesse est créée de manière beaucoup plus concentrée, avec beaucoup moins de personnes.

On s’est intéressé il y a quelques années au fait que la compagnie Apple disait qu’elle allait rapatrier une usine qu’elle avait déplacée dans un pays – je crois que c’était en Indonésie – à une époque. Deux mille emplois avaient été perdus aux États-Unis. On avait créé une usine en Indonésie, mais qui n’employait pas deux mille personnes parce qu’on en a profité pour automatiser un peu davantage, et quand on a fait revenir cette usine d’Indonésie aux États-Unis, restaient trois cents emplois. Vous savez que Monsieur Trump pense, voilà, à une politique du mur : Il veut entourer son pays d’une grande muraille pour empêcher les emplois de disparaître. Un chiffre qu’il a l’air d’ignorer – mais qui a été calculé aux États-Unis – c’est : sur les dernières vingt années, parmi les emplois qui ont disparu aux États-Unis, il y en a 13% qui sont dus à une véritable délocalisation – on a supprimé un emploi aux États-Unis et on en a recréé un dans un autre pays – le reste, 87%, c’est simplement l’automation, c’est le remplacements des gens par des logiciels, et ainsi de suite. Vous le savez bien, les sténodactylos – qui était une profession importante dans nos pays à une époque – cette industrie a disparu entièrement en quelques années, et non pas parce qu’elle a été délocalisée, non pas parce qu’il y a eu des sténodactylos en Chine en Indonésie ou au Vietnam, non bien sûr, c’est un logiciel purement et simplement – qui s’appelle le traitement de texte – qui a remplacé entièrement une profession qui a disparu en tant que telle. On n’a pas créé d’emplois ailleurs quand ça a disparu.

Nous additionnons des chiffres de profit, de valeur ajoutée, en considérant qu’il y a une certaine logique dans la constitution de ce profit. Je me suis intéressé à la question incidemment – c’était au moment où je rédigeais ma thèse – je me suis retrouvé avec les données que j’avais récoltées sur le terrain, en étant marin-pêcheur – pêche artisanale en Bretagne pendant un an et demi. J’avais les chiffres. C’était l’époque où on commençait à intéresser les pêcheurs à la création de coopérative. L’époque juste avant, c’était le pêcheur qui recevait de l’argent qu’il mettait dans sa poche, et il rentrait à la maison en disant « Y’a ça ! ». Les femmes venaient sur le port pour empêcher qu’il y ait de l’argent qui soit perdu entre le moment où ils débarquaient au port et le moment où ils arrivaient à la maison – je ne vais pas vous faire un dessin. Mais on ne savait pas comment ça s’était passé : on était content à la fin de l’année quand on s’en était sorti.

On a commencé à récolter les chiffres et, donc, je me suis trouvé à la tête d’une grande quantité de chiffres qui étaient ce qu’on avait vendu et à quel prix on l’avait vendu, et donc je m’étais dit, je vais faire un chapitre de ma thèse qui s’appellera « La détermination du prix par l’offre et la demande. » Et puis, quand j’ai commencé à analyser mes chiffres, ça ne marchait absolument pas : « L’offre et la demande » ne pouvait pas rendre compte du prix. Parfois, il y avait peu et c’était vendu pour rien, parfois il y avait énormément et on le vendait pour très cher : ça ne marchait pas. C’était autre chose et, voilà, aucune des théories économiques dominantes – ni le marxisme ni quoi que ce soit d’autre – ne donnait une explication autre que « l’offre et la demande », qui est une chose qui a été mise au point, vous le savez peut-être par Cournot, au milieu du 19eme siècle, sans beaucoup de vérification expérimentale – c’est un modèle essentiellement théorique. Et quand on regarde un peu dans la théorie économique, il y a très peu de gens, finalement, qui se sont intéressés à essayer de vérifier ça. Et dans la réalité… J’ai travaillé ensuite dans la finance pendant 18 ans : ça ne marche pas plus dans la finance. Ce qui joue, c’est un rapport de force, c’est un rapport de force entre les acheteurs et les vendeurs, et je peux vous donner une illustration de ça parce qu’elle est assez parlante : Il y a une époque – on était en 1980 – on me dit « C’est extraordinaire ! Il faut absolument que tu vois ce gars-là : c’est un vieux pêcheur, il est au Croisic et il a encore pêché la sardine à la voile. Il faut absolument que tu voies ce type-là avant qu’il meure. » Alors je vais voir ce pêcheur, et au bout d’un moment, dans la conversation vient le fait qu’il a encore des carnets de pêche, voilà, de la guerre de quatorze, de 1920, etc, et il dit « Est ce que tu veux voir ça ? » Je dis oui, bien sûr, parce que moi, j’avais des données récoltées sur le terrain entre 1972 et 1974, mais voir ce qui se passait dans les années vingt, ça m’intéressait aussi. D’autant que la pêche se posait dans des termes différents.

A la pêche, quand j’ai fait la pêche, on savait qu’on était parti à trois heures de route de l’endroit dont on partait, et s’il y avait une vente à telle heure… On pouvait faire le calcul, et à moins d’une panne de moteur, on pouvait être au bon endroit. A la pêche à la voile, évidemment non, parce qu’on pouvait partir avec un bon vent, et puis le vent allait tomber et il faudrait essayer d’arriver à temps. Alors, il y avait des combines qui avaient été mises en place – il y avait des charrettes qui faisaient la course avec le train entre le Croisic et Saint Nazaire, des choses cet ordre-là – au cas où on arrivait trop tard, et ainsi de suite. Mais ça, ce sont des anecdotes.

Ce que je vois essentiellement dans les carnets de ce pêcheur, c’est que, deux jours sur trois, il met « taxation ». Alors, je lui demande quand je le revois « C’est quoi « taxation » ? ». Il dit « Ça c’est l’exception. Il faut pas en parler, c’est pas intéressant. » J’ai dit « Deux jours sur trois, c’est pas l’exception » : Quelle que soit la manière dont on détermine l’exception, c’est pas possible. Il dit « Ça c’était autre chose, c’était pas « l’offre et la demande ». Voilà : « taxation », c’était quand on n’était pas content : On voyait le prix affiché pour les sardines devant la conserverie, alors on allait gueuler devant la porte, alors le patron nous faisait entrer en disant « Qu’est ce que c’est que cette histoire ? Venez. » – donc deux jours sur trois – Alors le patron de la conserverie nous faisait asseoir. Il disait « Mais c’est quoi tout ce chahut devant la porte ? » et on répondait « A ce prix-là on va pas ! Nous on peut pas bouffer, on peut pas acheter des vêtements aux enfants, qu’est ce que vont dire nos femmes ? etc : à ce prix-là, on peut pas ! » Alors le conserveur disait « A quel prix vous partirez demain ? » et on donnait notre prix, alors le conserveur lançait les bras au ciel en disant « Parfait ! Je vous donne ce prix-là aujourd’hui et demain je ferme l’usine, c’est terminé ! » Au bout d’un moment, on se mettait d’accord. » C’était ça la taxation, et en fait, ce mot « taxation », c’est un vieux mot romain et ça ne veut pas du tout dire « taxé » comme on l’entend maintenant ou à l’impôt. C’était la détermination d’un prix par un accord. Et, deux jours sur trois à cette époque-là, c’était de cette manière que le prix se déterminait. Et ça c’est très intéressant, parce que ça nous permet de comprendre, je dirais, un peu le capitalisme contemporain. C’est qu’un prix se détermine à un endroit qui permet au marché de se survivre, de se poursuivre, qui permet à l’acheteur de payer le prix, un prix qui soit abordable et un prix aussi qui permet aux vendeurs de survivre, de revenir le lendemain – et de rouvrir son usine.

C’est de cette manière-là en fait, et quand vous regardez, c’est exactement la même chose dans la finance. J’ai pu reproduire dans un livre qui s’appelle Le prix où je parle de toutes ces questions-là. J’ai pu montrer une conversation entre un journaliste qui interroge un trader, un trader exceptionnel, légendaire sur les marchés américains, et il y a une situation particulière qui est décrite, c’est que ce trader refuse, à un moment donné, de faire une transaction qui lui rapporterait des millions, et le reporter lui pose la question « Pourquoi accepter cette perte ? », et il dit « Je ne pouvais pas ». En général, ce bonhomme pouvait expliquer son attitude, alors le reporter lui dit « Est ce que c’est parce que ce marché était neuf ? » et il dit « Oui ça a un rapport ! », et il lui dit « Si tu avais accepté le paiement auquel tu avais droit – qui était dû, en fait, à une erreur de virgule de sa contrepartie – est ce que le marché était en danger si tu avais accepté cette somme ? » et l’autre dit « Oui. Le marché risquait de s’écrouler, il aurait pu être terminé ». Et donc, qu’a fait ce bonhomme ? Il a fait ce que tout acheteur et tout vendeur fait quand il y a négociation : il a fait passer avant tout la survie du marché en tant que tel.

Quand on regarde une transaction, c’est comme la « taxation » de ce pêcheur, c’est de cette manière-là que nous fonctionnons. Le prix s’établit dans une fourchette de ce qui est possible pour l’acheteur et de ce qui est possible pour le vendeur. Et bien entendu, le rapport de force entre les deux parties en présence, comme le disait Aristote – parce qu’il est le premier à avoir décrit la formation des prix de cette manière-là. C’est le modèle d’Aristote qui m’a permis de rendre compte non seulement de ce que j’ai pu observer là, en Bretagne, mais un peu plus tard également sur des plages africaines, et ensuite dans mes dix-huit années dans la finance. C’est de cette manière-là que le prix se détermine. C’est-à-dire que le profit, ce n’est pas une somme qui se détermine  objectivement, c’est le rapport de force de manière générale, pas seulement entre les acheteurs et les vendeurs, mais aussi entre les emprunteurs et les prêteurs, etc. Keynes – qui est un bonhomme très intéressant mais qui était un spéculateur fou à titre personnel – il imagine que les taux d’intérêt sont déterminés essentiellement par celui qui va prêter, dans un vide. Mais non : il y a un dialogue entre celui qui va prêter et celui qui va emprunter. Là aussi, il faut que le montant du prêt soit faisable. Quand il ne l’est pas, on a la crise des subprimes et puis ça se termine assez rapidement.

Je vais évoquer la spéculation. J’ai attiré l’attention sur le fait que c’est extrêmement dangereux, que ça représente la moitié du coût des pertes qui ont été épongées en 2008, et que c’est un facteur de création de risque. On me dit en général « Oui mais, que voulez-vous faire ? La spéculation, ça a toujours existé. » Alors cela, en fait, c’est une amnésie : La spéculation n’a pas toujours existé. La spéculation a été interdite en France jusqu’en 1885. Elle était interdite à la fois sur le plan pénal et sur le plan civil. Sur le plan pénal, c’était l’article 421, sur le plan civil, c’est l’article 1965 (qui existe toujours – il a été modifié et le 421 a été supprimé) qui interdisaient les paris à la hausse ou à la baisse sur le prix des titres financiers. C’était interdit par la loi. Alors, on me dit « Oui mais, ça existait sûrement. Regardez chez Zola;» Oui ça existait et Zola en parle, mais ces gens étaient poursuivis par la police, donc c’est quand même autre chose. En particulier, au 19e siècle, il y avait une chose qu’on appelait « la coulisse » à la bourse de Paris. La coulisse, en fait, c’était une barrière coulissante, et derrière la coulisse étaient tolérés, à certains moments, des spéculateurs qui apparaissaient là et avec lesquels les agents de change, les « opérateurs » comme on dit aujourd’hui, allaient parfois négocier. Mais dès que ça tournait mal, dès qu’il y avait une crise, on mettait tout ce beau monde sous les verrous, et donc ce n’est pas la même chose que de dire que c’était autorisé. Non, ce n’était pas autorisé. Et c’était ancien : c’était un édit appelé « l’exception de jeu », mis en place par François 1er, donc ce n’était pas récent. Il faut dire à la décharge de la France qu’elle a été parmi les derniers pays d’Europe à lever l’interdiction sur la spéculation. En Suisse, toujours innovateur sur le plan de la finance, ça avait été levé en 1860, mais la loi existait en Belgique jusqu’en 1867. En France, l’interdiction de la spéculation est levée en 1885.

Je me suis posé la question… Parce que si vous avez lu cet admirable livre de Zola, effectivement, qui s’appelle L’argent et qui décrit très bien la situation telle qu’elle était à peu près vingt ans auparavant, avant que lui la décrive, celle de la Banque Universelle. Il montre des tas de petits drames privés, comme la femme qui est la mère d’une jeune fille qui a déjà trente ans, et il y a toujours la dot, et la banque vient la démarcher en disant « Mais vous savez cette dot, on construit un chemin de fer en Turquie, pour l’économie nationale, pour le progrès, pour être moderne, etc, il vaudrait peut-être mieux investir cet argent-là que le garder comme la dot de votre fille que vous pourriez encore garder un certain temps etc, » Bien entendu, c’est un drame et donc tout l’argent est perdu, y compris la dot. Ce qui est bien décrit dans ce roman, c’est le fait que nous parlons d’une époque où il manque de l’épargne. Vous voyez les discussions autour de la SNCF ? – Ça coûte cher de créer une ligne entre Turin et Lyon etc – ? A cette époque-là bien sûr, on créait simultanément tout le réseau ferroviaire de l’Europe et des États-Unis. Les États-Unis, vous le savez, en voiture, ça prend dix jours d’aller d’un côté à l’autre (si on s’arrête la nuit) et on crée la ligne transpacifique : ça coûte des fortunes, et les chiffres du creusement du canal de Suez et du canal de Panama, ce sont des sommes absolument colossales. Il n’y a pas assez d’argent, d’épargne dans l’économie pour faire tout ce qu’on voudrait faire. Alors pourquoi autoriser, à ce moment-là, la spéculation qui devra demander de l’argent supplémentaire et créer un risque de prédation ? Pendant longtemps – quelques années – je n’ai pas connu la réponse, et je suis tombé dessus par hasard: A cette époque-là, Jules ferry n’est pas ministre de l’éducation mais il est premier ministre, et entre le moment où il lève l’interdiction sur la spéculation et celui où, très solennellement devant l’assemblée nationale, il lance l’empire colonial français, il n’y a que quelques semaines qui s’écoulent. L’argent dont nous avons besoin pour relancer l’économie, en plus de l’épargne, nous allons le prendre ailleurs : là où il se trouve, là où il y a des fortunes colossales. J’en ai parlé récemment dans un article – la préoccupation d’intervenir dans les pays qui étaient ravagés par ce qu’on appellerait maintenant des guerres civiles était réelle également, mais on a trouvé là des sommes qui étaient nécessaires pour faire avancer les choses. Quand on y réfléchit maintenant, en termes de libéralisme…

J’ai parlé du capitalisme. Disons un mot de l’économie de marché. L’économie de marché, elle est essentiellement chez nous pour des questions de distribution : Le marché permet de faire se rencontrer les vendeurs et les acheteurs par l’utilisation d’intermédiaires qui sont les commerçants qui organisent un marché. Ça peut être organisé aussi au niveau de l’état, comme c’était le cas par exemple en Union Soviétique où dans l’empire Inca, mais nous laissons à l’initiative privée le fait d’organiser cela, en permettant, bien entendu, aux commerçants de se faire rémunérer au passage, d’avoir un profit entre l’acheteur et le vendeur.

Le libéralisme, c’est un autre type de considérations. Il apparaît véritablement dans le discours politique à l’époque où Thomas Hobbes, le philosophe anglais, parle de la révolution anglaise, la révolution anglaise au 17ème siècle où le parlement anglais renverse un despote, et un général, Cromwell va exercer, je dirais, un despotisme éclairé, suivi par son fils, jusqu’au moment où il y a rétablissement de la monarchie. C’est à propos de cette discussion-là que Adam Smith, le philosophe écossais, va introduire cette idée de la « main invisible ». La discussion à cette époque-là, c’est Qu’elle est l’initiative que l’état doit laisser au privé pour ne pas écraser le peuple sous des directives essentiellement contre-productives – comme on dit maintenant – et en provoquant l’insatisfaction dans la population ? Quel est le degré de liberté qu’un état qui veut s’organiser doit respecter chez les citoyens ? C’est à ce propos-là qu’Adam Smith introduit cette idée de la « main invisible » : « Confions aux brasseurs, aux bouchers, aux boulangers », dit-il, « le soin de s’occuper de leurs propres intérêts et l’intérêt général en sera dégagé de manière plus certaine » que si on demandait à ces individus de se préoccuper de l’intérêt général. C’est le principe libéral de base. La difficulté que nous voyons maintenant, c’est que c’est un principe qui peut être extrêmement fertile et productif dans un monde aux ressources illimitées, mais nous sommes en train d’atteindre la limite de cela. Il y a ce qu’on appelle, d’une certaine manière, le problème de la tragédie des communs , c’est qu’il continuera d’être positif et souhaitable pour les individus, individuellement, de continuer à accroître leur empire sur le monde, à un moment où l’intérêt général voudra, au contraire, qu’il y ait restriction de cela. Il y a contradiction entre la main invisible d’Adam Smith et le fait d’avoir un univers limité autour de nous. Nous sommes en train de voir les limites de cela. Est-ce que la logique de profit, est ce que la logique qui tolère les opérations de type spéculatif, est ce qu’elle est conciliable avec la nécessité, maintenant qu’il y ait un intérêt général qui définisse les choses autrement ?

Parce que, qu’est ce qui apparaît à la fin du 19ème siècle ? Il apparaît qu’il y a une révolution qui apparaît dans les esprits – et ça coïncide avec la création de ce qu’on appelle la science économique, au sens moderne : c’est un mouvement marginaliste au sein de ce qu’on appelait jusque là l’économie politique. Ce sont des gens comme Stanley Jevons en Angleterre, Carl Menger en Autriche, et Léon Walras, qui est Français mais qui professera essentiellement en Suisse. C’est une redéfinition de la rationalité. Jusque-là, la rationalité – voilà de nouveau Aristote, le premier qui a théorisé véritablement ce que c’était la rationalité – c’est la capacité, par le syllogisme, d’arriver à des conclusions par une déduction bien fondée.

Comment utilisons-nous la rationalité, je dirais, jusqu’à la fin du 19ème siècle ? Nous définissons des objectifs, et nous allons définir les moyens en fonction des objectifs que nous voulons atteindre. Et que font Jevons, Menger et Walras – avec l’encouragement essentiellement non pas du milieu universitaire mais du milieu des affaires, du milieu de la finance ? Ils vont redéfinir une nouvelle rationalité qu’on appellera la rationalité économique. Vous connaissez la formulation : « Comment gérer des ressources rares ? Eh bien, en fonction de l’utilité subjective de chacun des consommateurs. » Qu’est ce que c’est comme logique ? C’est une rationalité non plus des fins mais des moyens.

Nous arrivons dans un monde où l’application de cela devient totale, dans un monde où les grandes puissances économiques ne sont plus seulement des états mais aussi des firmes. Nous nous trouvons dans un monde où la logique qu’on nous applique… Quand nous protestons spontanément contre les lobbys, quand nous protestons spontanément contre Bruxelles, contre quoi protestons nous ? Contre ce modèle de rationalité. C’est-à-dire, on nous dit maintenant « nous allons rationaliser l’utilisation des moyens pour maximiser le profit, et nous verrons bien à l’arrivée quelles sont les choses que nous aurons obtenues ». Ce n’est plus une rationalité des objectifs, c’est une rationalité des moyens.

A moment-là, ce qu’on ce qu’on retrouve à l’arrivée, ce n’est pas la réalisation d’un objectif, c’est que, quoi que ce soit que nous voyons à notre disposition – dans cette logique de rationalisation des moyens – on adopte le résultat. Ce n’est plus un objectif qu’on s’était fixé, c’est ce qu’on constate pragmatiquement à l’arrivée. Si vous voulez traduire, je dirais, dans un langage un petit peu scientifique, ce que réclament en ce moment les Gilets Jaunes, c’est le retour à une rationalité qui n’est pas la « rationalité économique » de la fin du 19ème siècle – rationalité des moyens uniquement – mais une rationalité des fins.

Je crois que les limitations que nous constatons maintenant – parce que les ressources sont des ressources limitées, parce que comme je l’ai dit dans un exposé précédent, nous sommes en contravention avec la nécessité de respecter un environnement pour notre espèce qui nous permette de survivre – c’est à cela que nous sommes confrontés. La difficulté du rapport que nous voyons maintenant entre les états et les grosses entreprises, c’est qu’il n’y a plus que la seule « rationalité économique » que l’on observe – Elle a déteint, si vous voulez, des entreprises sur les états – c’est une rationalité des moyens et ce n’est pas une rationalité des fins. Si nous voulons assurer la survie de l’espèce, à mon sens, il faudra réintroduire une rationalité des fins.

Je l’ai déjà dit l’autre fois mais je le résume brièvement : Comment en sommes-nous arrivés là ? C’est essentiellement, non pas des conspirations ici ou là, mais c’est en ayant attribué aux entreprises une personnalité juridique semblable à celle des êtres humains – pour leur permettre de survivre à la mort de leur propriétaire – que nous avons introduit cette logique-là, ce qui fait que les individus que nous sommes, nous sommes en rivalité avec des entreprises à qui nous avons donné la personnalité juridique et qui se trouvent dans des situations parallèles aux nôtres, sauf qu’elles peuvent disposer de moyens bien plus grands que les nôtres. Il y a beaucoup d’entreprises maintenant – vous les connaissez – qui ont des budgets supérieurs à celui de certaines nations, et les nations ne sont plus simplement dans un commerce – comme on disait – entre elles, il y a en plus le commerce qu’elles ont avec les entreprises autour d’elles, avec, je dirais, des concurrences qui s’instaurent de cette manière-là.

Quand nous parlons des lobbys, qu’est ce que c’est qu’un lobby ? C’est que ces grosses entreprises sont semblables à des nations en terme de leur puissance économique, et qu’elles ont besoin – comme des nations – elles ont besoin d’un corps diplomatique. Elles ont besoin d’ambassadeurs, de consuls, de gens qui vont parler au nom de ces entreprises. C’est ça les lobbys. En soi, ils ne jouent pas un rôle négatif – ils jouent le rôle d’un corps diplomatique – mais le fait est que les grandes entreprises sont suffisamment grandes pour que leurs ambassadeurs, leurs consuls, aient un rapport de force qui soit en leur faveur par rapport à certains types de nations, et les nations ne sont pas encore habituées, je dirais, à avoir comme partenaire non pas d’autres nations nécessairement, mais ces grosses entreprises qui se trouvent devant elles, et qui font intervenir d’autres principes de lois, d’autres principes juridiques que ceux qui règlent les nations.

Le rapport des nations – c’est une chose qu’on souligne rarement – il est dirigé par ce qu’on appelait la Lex mercatoria. Qu’est ce que c’était la Lex mercatoria ? C’est un droit qui s’était créé de manière spontanée à l’époque des grandes compagnies, comme la Compagnie des Indes Orientales, des compagnies que les différents états avaient et qui faisaient du commerce international : Quand un conflit apparaissait entre ces entreprises – et souvent ce conflit apparaissait en mer – on arrêtait les deux bateaux, on faisait venir des représentants objectifs – dans un système qu’on connaît maintenant, qu’on appelle l’arbitrage – et il y avait des sortes d’ambassadeurs, et on discutait entre soi de ce qu’on pouvait faire. C’est la Lex mercatoria et c’est la descendance de cette Lex mercatoria qui définit maintenant le rapport que les états ont avec les entreprises.

Les entreprises ont conduit à ce que les états posent les problèmes dans les mêmes termes qu’elles – c’est-à-dire dans ce que je viens de définir comme étant la logique économique plutôt que la logique qui existait précédemment – c’est-à-dire en termes d’allocation, de calcul fait sur l’allocation de ressources rares, etc. dans cette logique commerciale que j’ai décrit précédemment.

Alors, je vais terminer là parce que j’arrive au bout de l’heure. Où en sommes-nous ? Comment allons-nous pouvoir, dans un monde où il faut redéfinir des objectifs qui sont ceux de la survie de l’espèce en tant que telle, à l’intérieur d’un système tel qu’il a été défini maintenant, et qui est un système qui n’a pas intégré, en aucune manière, la prédation qu’il exerce sur le monde. Cette création de valeur ajoutée, de bénéfices, de différence de coûts et de prix qui est obtenue, c’est une logique, vous le savez, qui est destructrice de l’environnement autour de nous. Nous n’avons pas encore intégré l’aspect destructeur de cela. Il faut que nous redéfinissions la comptabilité et la manière de faire nos comptes, la manière d’imaginer ce qui est une perte et ce qui est un bénéfice. Il faut que nous l’intégrions maintenant dans une image globale qui est nécessairement celle de la survie de l’espèce. Si nous ne le faisons pas, nous allons vers sa disparition.

Je suis triste que des lecteurs de mes livres puissent lire là une résignation à cela. Ce n’est pas ça le but. Mon but est essentiellement d’alerter, d’attirer l’attention sur les dangers de ce qui pourrait se produire – il faut que nous en tenions compte. Il y a peut-être dans cette lecture, je dirais, pessimiste de ce que j’ai pu écrire, il y a peut-être la conclusion du lecteur que nous n’y arriverons pas, que nous préférons la logique de l’apparition de valeur ajoutée, de bénéfices, à celle de la survie de l’espèce, mais je trouve rassurant le fait que nos jeunes et nos très jeunes font la grève, se révoltent. Ils veulent un monde qui continue et ne sont peut-être pas prêts à accepter nos habitudes.

Dans les questions qui ont été posées récemment dans le Grand débat public, il y a des manières de poser les questions qui sont décourageantes, où on nous met de côté la survie de l’espèce en disant : « Quelle solution vous proposez en tenant compte de la nécessité de dégager des bénéfices pour les entreprises, etc. » – Les choses sont formulées de cette manière-là – Non : Si nous mettons dans la balance d’un côté la survie de l’espèce et de l’autre des nécessités qui sont purement conventionnelles, des actions d’ordre comptable, etc. nous n’y arriverons pas, bien entendu. Il faut pouvoir accorder les priorités dans le cadre des problèmes comme ils se posent.

Voilà. J’arrête là mon exposé pour vous laisser un peu de temps pour poser des questions.

1:05:15 Les questions sont difficilement audibles et certaines parties échappent entièrement.

Question : Je suis physicien, pas économiste, je vais peut-être poser une question basique : Le PIB, c’est la somme des valeurs ajoutées; on ne parle jamais de valeur supprimée. Ce matin, je passais à vélo, j’ai vu un abris-bus saccagé […] en physique […] désordre, une notion essentielle par rapport à la dégradation […] Est ce qu’il n’y a pas dans l’économie quelque chose d’incomplet ?

PJ : Oui tout à fait incomplet, c’est à dire que les coûts véritables pour la planète autour de nous, ils ne sont pas intégrés dans l’équation, ça ne fait pas partie de nos règles comptables. Au 18ème siècle, on parlait du fonctionnement de l’économie en termes d’ « avances » faites par les uns et par les autres : Les travailleurs faisaient une avance en travail, ceux qui apportaient du capital faisaient une avance en capital, etc. Il y avait une symétrie entre les différentes avances qui étaient faites. Vous le savez, maintenant, celui qui apporte son travail dans l’entreprise, dans notre comptabilité, c’est considéré comme un coût pour l’entreprise, le partage de dividendes aux actionnaires, c’est une somme positive. Il y a une asymétrie qui a été introduite dans nos calculs. La destruction de la planète et des espèces, la nôtre y compris, est inscrite dans nos règles comptables. Ce qu’il est intéressant de savoir, c’est que nos règles comptables ne sont pas déterminées par nous : c’est confié à des organismes de type privé – qui sont en général domiciliés d’ailleurs dans des paradis fiscaux – et nos états ont délégué à des organisations qui sont constitués de deux choses : des représentants des grosses entreprises – en fonction de leur participation, liée à leurs chiffres économiques – et les grandes firmes d’audit. Ce sont eux qui rédigent nos règles comptables. Ce sont eux qui disent que le travail apporté par un travailleur est un coût pour l’entreprise mais que la distribution de bénéfices aux actionnaires, c’est une partie d’une somme positive qu’il faut faire grossir : il faut diminuer les coûts, en particulier les coûts de main d’oeuvre.

C’est une idéologie pure et simple. ça ne correspond pas du tout à l’analyse qui était la nôtre même au 18ème siècle, au 19ème siècle, où chaque partie apportait quelque chose à l’entreprise et devait être rémunérée de cette manière-là. Une chose que nous devons faire, c’est récupérer un droit démocratique de parler de la manière dont les règles comptables sont écrites, parce qu’il y a là tout un système de prédation et, effectivement, où les choses ne sont pas écrites de manière symétrique, et où se cachent des rapports de force qui ont été inscrits là une fois pour toutes – je dirais, par des coups idéologiques successifs – et mis dans une bulle sous prétexte qu’il s’agit de choses absolument objectives. Si elles étaient aussi objectives que cela, ces associations ne seraient pas domiciliées dans des paradis fiscaux. Je crois qu’il y a là quelque chose qui est révélé dans ce fait même. Il faudrait que nous récupérions le droit démocratique de discuter des règles comptables, parce que tout est écrit là-dedans et en particulier la destruction de la planète est inscrite là-dedans. La destruction de la planète n’apparaît pas comme coût.

Je fais partie d’un petit groupe de personnes qui réfléchissent à comment modifier les règles comptables pour réintroduire une protection de la planète contre notre prédation. Une petite anecdote : J’avais découvert, dans une équation qui était utilisée par l’ensemble des banques américaines, qu’il était inscrit – sous forme d’une valeur absolue pour un chiffre particulier – que le prix des maisons ne baisserait jamais. C’était inscrit dans l’équation. Quand j’ai posé la question – on était peu de temps avant la grande débâcle – on m’a dit « Ça n’a pas d’importance puisque – la justification est toujours la même – comme tout le monde prend la même équation, il n’y a pas danger : pas de distorsion dans le marché par rapport à ça ».

Ce qui est très intéressant en ce moment, c’est qu’effectivement, il y a des scientifiques sérieux qui commencent à s’intéresser à l’économie. J’ai fait allusion au fait qu’à la fin du 19ème siècle, ce sont essentiellement des associations de banquiers qui créent cette nouvelle « science » économique. Il y avait des choses qui dérangeaient tout particulièrement le fait qu’était inscrit dans l’économie politique, jusque-là, qu’il n’y avait que les travailleurs qui produisaient de véritables créations de richesses et que tout le reste était une prédation.

Alors, il y a eu une réaction à la fin du 19e siècle, et là, pour la petite histoire… C’est amusant parce qu’il y avait bien sûr l’influence de Karl Marx à l’époque, qui attirait l’attention là-dessus, mais ce n’est pas Karl Marx qui avait introduit ça dans la science économique, c’était Ricardo, qui était non seulement un banquier mais aussi un spéculateur, mais qui dans ses calculs avaient fait apparaître simplement, ben voilà, que tous ceux qui ne travaillaient pas dans l’économie étaient en fait des parasites par rapport aux autres. Et là, il y a eu réaction, et c’est essentiellement l’action de lobbies venant des milieux financiers, qui a créé cette science économique moderne, mais dont les méthodes se sont fort écartées de la pratique scientifique.

Il y a un livre par un certain M. MacKenzie qui interroge M. Scholes – qui a eu le prix Nobel d’économie – et quand il attire l’attention sur le fait que tous les gens qui utilisent la formule de Black et Scholes (Monsieur Black était mort prématurément), que cette formule est fausse et que tous les gens qui l’utilisent doivent la corriger, Monsieur Scholes répond à ce jeune sociologue qui l’interroge « Oui, moi je le savais. Quand j’utilise la formule, je la corrige ». Alors le jeune étudiant qui fait sa thèse dit « Pourquoi alors faire circuler une formule dont on savait qu’elle était fausse ? », il dit « Parce que la formuler correctement aurait remis en cause la théorie des marchés efficients », c’est-à-dire un dogme, en fait, inscrit à l’intérieur de cette « science » économique. C’est-à-dire une démarche inverse à celle de la science où, quand une découverte empirique remet en cause le modèle, on modifie bien sûr le modèle, et on ne sacrifie pas l’observation au maintien du dogme économique.

Ce que ça produit, c’est que ce sont maintenant des physiciens qui nous produisent de la bonne théorie économique, en particulier quelqu’un que j’ai bien connu, Monsieur Didier Sornette qui analyse maintenant comment fonctionnent les marchés et qui utilise les méthodes qu’on utilisait en géologie pour prédire les tremblements de terre. Ça va nous permettre d’utiliser maintenant de vraies méthodes scientifiques, où il y a pas des erreurs mises intentionnellement dans les équations pour satisfaire tel ou tel dogme. Bien sûr, ce n’est pas admis de dire « Toute cette théorie de science économique, c’est en fait un dogme qui circule dans les universités, qui n’est pas du même ordre que la biologie ou la physique » parce que, voilà, ça s’est mis en place de cette manière-là dans les années 1870 avec Jevons, Walras et Menger.

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19 réponses à “Université catholique de Lille, « Déclarer l’état d’urgence pour le genre humain ? » 5 de 6 : capitalisme, économie de marché, libéralisme, le 5 mars 2019”

  1. Avatar de Bernadette
    Bernadette

    Bonjour,
    Ça fait longtemps que l’on nous rebat les oreilles avec les Paradis fiscaux.
    Quand ces paradis fiscaux vont il être utilisés pour réinjecter de l’argent pour le travail lorsque l’entreprise est en liquidation ou redressement judiciaire ou autre fait judiciaire ?.
    Il y a eu aussi du chômage pour des entreprises qui avaient l’argent nécessaire pour continuer à honorer les salaires.
    Les delocalisations partielles d’entreprises vers des pays à faibles coûts salariaux, rentabilité oblige.
    Pourquoi n’y a t’il pas un suivi plus rigoureux de ces entreprises puisqu’elles pratiquent la spécluxation financière ?

      1. Avatar de Bernadette
        Bernadette

        Merci Monsieur Jorion

      2. Avatar de Dissonance
        Dissonance

        6 ans après, on voit à quel point le problème a été pris en main par la classe politique… Ou pas.

  2. Avatar de Bernadette
    Bernadette

    6 ans après on voit bien que rien n’a été fait et que les entreprises off shore ont été intégrées dans des grands groupes gères par des PDG fort bien rémunérés, très certainement au service des actionnaires majoritaires.

    1. Avatar de Germanicus
      Germanicus

      Bien sûr « au service des actionnaires »; c’est politiquement voulu et soutenu, à droite comme à gauche (socialiste). Comme disait la mère Lagarde: « enrichissez-vous ».

  3. Avatar de PMA
    PMA

    Comment prendre en compte les externalités négatives ? Comment faire à nouveau pencher la balance du rapport de force vers les humains plutôt que vers les multinationales ?

    Est-ce qu’une généralisation de la taxe carbone ne pourrait pas faire l’affaire : En asseyant un droit à polluer (consommer de l’énergie) individuel (au sens être humain) ne pourrait-on pas envisager de solutionner ces deux problèmes que vous mettez en exergue dans votre analyse ?
    Si chacun – entreprise compris(SA, par exemple) – devait payer une taxe proportionnellement à son dépassement de la consommation en ressources « moyenne », la consommation «autorisée » étant assise sur les individus composant l’entreprise (ses propriétaires, pas ses salariés) ; et qu’inversement les individus ne dépassant pas le seuil se voient alloués des sommes (correspondant partiellement à la « revente » de leur droit non utilisé à polluer), n’arriverait-on pas à rééquilibrer le jeu économique et à intégrer dedans l’enjeu de la survie de l’espèce ?

    1. Avatar de Bernadette
      Bernadette

      Non notre système est mort et pas operationnel.
      Il faut recréer un système qui soit au service de tous et toutes.
      Si c’est toujours les plus riches qui en reçoivent le plus. C’est anormal et inégalitaire.

    2. Avatar de 2Casa
      2Casa

      Excellente idée ! 😉

      Par m2 de surface habitable, écart de température moyen ext/int l’hiver, cylindrée de l’automobile et nombre de km parcourus, type d’alimentation carnée ou non, locale ou pas, capacité thoracique…

      Comme je le disais ailleurs, les plus pauvres pourront se constituer un petit capital en respirant une fois sur deux ou choisir d’arrêter de respirer à l’âge médian !

      Ce qu’il faut c’est que l’excédent coûte vraiment une blinde et que les pauvres organisent un marché : une bourse ? T’auras beau être plein aux as pour maintenir ton niveau de vie faudra assurer le ruissellement ! Et ensuite tu pilotes le truc en ajustant le niveau de carbone autorisé par tête de pipe, jusqu’à atteindre un taux moyen général acceptable…

      (Pas de géographe en vue ? Et moi je continuerai à avoir des chats ! 🙂 )

      1. Avatar de Bernadette
        Bernadette

        @ 2 casa,
        L’exploitation humaine, l’esclavage moderne ça suffit. L’ensemble des politiques voire syndicats traverse une crise démentielle, seules la rémunération et le pouvoir qui les honorent restent la meilleure des choses.
        La manipulation est aujourd’hui la plus terrible des souffrances

      2. Avatar de 2Casa
        2Casa

        Bonjour Bernadette,

        Je suis désolé, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

        N’accordez toutefois pas trop de poids aux âneries que je peux débiter, ce n’est que trop souvent pas très sérieux !

        De la « réaction viscérale » programmée au « troll prolixe », mon profil est tout tracé.

        Bon 1er Mai apocalyptique à tous !

    3. Avatar de Germanicus
      Germanicus

      Taxe carbone: je connais la mentalité du patronat. On vous dira: « vous voulez une taxe carbone? D’accord, mais dans ce cas là on augmente les prix de nos produits/services- ll faut bien revenir à l’équilibre de nos marges ».
      Bref, en termes prosaiques: plus vous montez haut, moins il y a une tendance à partager.

      1. Avatar de daniel
        daniel

        Taxe carbone et patronat sont donc légèrement incompatibles, selon vous.
        Intéressant, non?
        Imaginons que la taxe carbone représente notre survie et la démence carbonée notre mort à terme, de quoi ou de qui devrait-on se débarrasser, tout comme une vieille chaussette trouée? ( dans le cas, où l’hypothèse survie est choisie…)

  4. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    En fait, on demande à la société occidentale en phase terminale de chosification sous les contraintes du cadre qu’impose le système capitaliste, d’inventer un nouveau système qui en corrige les biais et de le mettre en application.
    Étant donné les constantes de temps de ce type de phénomène, si une solution existe, nous ne ferons pas partie des premiers peuples qui l’expérimenterons.

    1. Avatar de Bernadette
      Bernadette

      @ un lecteur,
      Qui est ce « on qui demande à la société occidentale » ?

      1. Avatar de un lecteur
        un lecteur

        Notre extection, sous le regard bienveillant de la terre.

    2. Avatar de Jac
      Jac

      il y a bien un moyen

      si vous ne l’avez pas vu, voir ce film de 2008 : 8th wonderland réalisé par Nicolas Alberny et Jean Mach.
      Mais dans le film, ça n’a pas marché…. Mais à voir !

      1. Avatar de un lecteur
        un lecteur

        Paul Jorion a une idée assez précise de qui va trouver la solution dans les temps, et qu’elle jenre d’individu va la mettre en oeuvre, l’IA est sa progéniture .

  5. Avatar de Jac
    Jac

    En définitive, je me demande s’il ne serait pas bénéfique en un certain sens que les humains redeviennent des singes, ou même antérieurement des éomaias, mais qu’ils naissent les plus forts de la portée pour être bien nourris par le lait de leur mère (parce que je me suis si souvent posé la question « pourquoi les humains sommes nous si différents de nos cousins les bonobos ? », que j’en ai conclu que nous avons dû faire partie des plus chétifs de la portée qui, non résignés à servir de nourriture pour animaux féroces carnivores, avons développé une hargne à vivre qui nous a rendu plus malins que les autres et surtout plus imaginatifs : une option non ?)
    La terre s’en porterait mieux. Vous avez vu des chimpanzés faire exploser des bombes nucléaires vous ?
    Encore que… si on leur injecte des gènes humains….

    (Avec une pensée très émue pour Anémone à la parole si libre dont je me suis depuis les années 80 sentie si proche ! )

    Cf ci-dessous un post non posté précédemment (cynique ? ironique ? naïf ? tendre ? indécent? ou tout à la fois ?)

    Salut à tous ! Mon absence n’a pas été vaine. Entre deux coups de balai, quelques bons plats à préparer pour les copains que j’avais négligés et ma santé à bichonner, j’ai fait une rencontre formidable dont je viens vous narrer.

    Une petite clope aidant, je suis allée consulter au milieu de la fumée quelques vieilles photos de famille. Non pas les argentiques ni celles d’ancêtres tirées sur plaque de verre ; celles de mon arbre généalogique imprimé dans mon génome. Pile poil en même temps que d’autres faisaient la même chose en expérimentation :

    https://www.msn.com/fr-fr/actualite/sciences/chine-un-scientifique-implante-des-gènes-humains-chez-des-singes-et-améliore-leurs-fonctions-cognitives/ar-BBVT8mF?ocid=spartandhp

    Mais eux en bien plus prétentieux.

    En remontant de gène en gène un de mes lointains ancêtres m’a interpellée :
    « psitt ! Petite ! Viens ici ! Viens voir ce que j’ai à te montrer »
    Me suis un peu méfiée par réflexe, me souvenant de ce que ma mère me disait il y a longtemps : « n’écoute pas les vieux messieurs qui t’interpellent ». Mais comme je ne suis plus une enfant depuis.. hou ! (je crois) je me suis approchée. Après tout, c’était un arrière arrière arrière grand oncle. Je l’apercevais un peu flou ; l’avantage d’être myope sans porter mes lunettes, ça efface les détails perturbateurs pour ne voir que l’essentiel. J’ajuste un peu mon zoom et m’approche de lui sans trébucher.

    Voici donc notre dialogue, que les grands parents peuvent raconter à leurs petits enfants :

    – Bonjour Tonton ! (lui dis je un peu intimidée) Comment tu t’appelles ? 
    – Toujours cette manie de mettre un nom à tout ! Appelle moi comme tu veux ça m’ira.
    – Alors je t’appelle Eugène. Ça te va ?
    – Très bien. Regarde ces vieux ancêtres, ceux que tes contemporains ne veulent pas reconnaître parce qu’il ont des poils partout et ne s’épilent pas (C’est vrai qu’ils ne sont pas très séduisants, mais je leur trouve une bouille sympathique). Que remarques tu ?
    – Il sont à quatre pattes et ont huit mamelles. On dirait des rats.
    – En effet, ce sont des eomaias. Mais il ont d’autres ancêtres dont je n’ai pas de photos. Tu as bien remarqué qu’ils ont huit mamelles. Regarde celles de cette femelle.
    – heu… je ne les vois pas, il y a des petits amalgamés qui tètent goulûment.
    – Compte ces petits.
    – Heu… difficile à voir. Il y en a neuf me semble-t-il (tiens ! Le chiffre angélique de l’idéal).
    – Juste ! (je suis un peu fière…) Que fait le neuvième ?
    – Il essaie de pouvoir téter mais les autres l’en empêchent, le pauvre… (je suis un brin sensible)
    – Exact. Chez de nombreuses espèces cousines, il peut y avoir plus ou moins de mamelles et les moins dégourdis ne pouvant se nourrir sont rejetés par la mère et en meurent. C’est la sélection naturelle. Ils servent de nourriture pour la flore et la faune carnivore (bon là tonton ne m’apprend rien ; suis pas si cruche). Mais que remarques tu ensuite ?
    – Il s’écarte et semble chercher ailleurs.
    – Celui là, c’est celui du milieu de la portée. Il est le cinquième, plus chétif que les autres. Et ensuite, que remarques tu ?
    – Il va renifler tout autour, il regarde là puis là, il furette… Il semble grignoter quelques nourritures éphémères.
    – Celui là ne se laisse pas abattre. Il résiste. C’est un malin. Mais regarde ensuite ce qu’il fait.
    – Il lève la tête et semble happer quelques insectes, ou vouloir cueillir quelques baies en se mettant sur ces deux pattes arrières.
    – Exact. Puis là ensuite, sur cette autre photo, il regarde plus haut encore. Et que voit-il ?
    – Il semble observer des oiseaux sans pouvoir les atteindre.
    – Et que voit il donc en les observant ?
    – Le ciel.
    – Bravo ! (je suis de plus en plus fière) Et comment est-il à présent sur cet autre photo ?
    – Ils est debout (comme moi ! bon, on passe à autre chose ? sinon va me barber).
    – Remarque ce qui apparaît sur sa tête quand il regarde le ciel à l’infini.
    – On dirait… heu.. c’est trop flou… (j’ajuste mes lunettes) On dirait un point d’interrogation…
    – Et voilà ! Tu as trouvé! En regardant le ciel il est si impressionné qu’il ne se met plus à quatre pattes. Il a grandi. Son point d’interrogation encore tout petit, il commence à s’interroger : « comment faire pour attraper de la nourriture qui n’est pas accessible avec mes petites pattes ? » Observe le ensuite sur cette nouvelle photo.
    – Il ressemble à un singe. Il a des mains à présent et… il y a un bâton entre ses doigts, comme une baguette bien affûtée.
    – Et oui ! Il vient d’inventer l’outil. Et que remarques tu sur sa physionomie  ?
    – Celui ci est une femelle qui a deux grosses mamelles. C’est une guenon (ça va vite finalement l’évolution quand on regarde les photos, c’est assez peinard).
    – Voilà ! Il y a donc deux petits qui peuvent téter en même temps. Mais combien y a-t-il de petits sur cette photo ?
    – J’en compte cinq. Il y en aura donc trois qui vont se disputer. Mais il y en a un sur les trois qui est à part (étrange, 5 est le signe du pentagramme et des 5 sens).
    – C’est celui du milieu de la portée, celui rejeté par les deux aînés entrain de téter pendant que les deux plus jeunes se disputent la place. Et que remarques tu sur sa tête ?
    – Son point d’interrogation est encore plus gros et il semble adorer le ciel.
    – Et oui, il rêve. Il s’imagine entrain de voler pour pouvoir voir en bas toutes les petites plantes savoureuses, sur les arbres les fruits les plus mûrs, les petits animaux courant sur les sols planes et même ceux qui cherchent à se cacher pour ne pas être mangés. C’est un malin ! Mais surtout, il voit d’où arrivent les mammouths qui avec leurs grosses pattes détruisent toutes ces bonnes choses et écrasent ses frères et sœurs se disputant la tétée. Alors il les prévient, ce qui lui vaut toute leur reconnaissance. Ainsi de plus gringalet il en devient leur chef.
    – C’est bizarre ça ! En principe ce sont les mâles les plus forts qui commandent le groupe. Du moins chez les grands singes. Peut-il être une femelle ?
    – Oui, mâle chétif mais avec un point d’interrogation plus gros, ou femelle plus petite soucieuse de ses petits qui en devient plus maline. Simultanément en complémentaires. En devenant chef, lui est rehaussé sur un piédestal et voit les bêtes féroces s’approcher dangereusement, de même que les orages grondant au loin dans un vacarme effrayant, les flammes poindre détruisant tout sur leur passage ou les crues des cours d’eau inondant les plaines. De sa grosse voix il peut prévenir tout son groupe. Elle, ayant observé depuis une branche d’arbre tant plus légère elle en est plus habile, et capable elle aussi de crier aussi loin qu’une sirène, elle peut courir chercher ses petits soucieuse de préserver la pérennité de l’espèce, en improvisant quelque abri sûr, ou en leur apprenant à grimper aux arbres selon danger imminent.
    – Il est beau le chef ! On dirait presque un bouddha assis sur son piédestal. Un peu rondouillard mais ça lui va bien. Cependant sa tête semble un peu gonfler, pour supporter le poids du point d’interrogation probablement. La cheffe, elle, me paraît plus discrète. La tête reste plus petite, plus harmonieuse, son point d’interrogation bien plus élégant. Ses mamelles sont bien gonflées. Beaucoup de lait sûrement pour de plus beaux petits.
    – Et oui ! (tonton Eugène semble nostalgique… Toujours un tantinet amoureux de tantine sûrement, celle qui savait si bien soigner ses blessures et couver avec soin ses enfants). Mais regarde là, sur cette photo, ce que sont devenus les petits quelques siècles plus tard.
    – Ils perdent de plus en plus leurs poils. Ils ressemblent de plus en plus à des humains avec de longs cheveux. Et puis ils portent de la fourrure (à rendre jalouse ma cousine Germaine, celle qui se la pète en snobant mes cousines Clémence et Félicité vêtues de vieilles fripes) et sont parés de bijoux en dents de lion des cavernes.
    – C’est tout à fait juste. Bon point (ça je l’avais déjà appris à l’école, facile). Ils sont à présent des hominidés. Mais remarque bien qui est chef.
    – (bon on me la fait pas, je joue le jeu) Le mâââle !
    – Tout à fait, le mâle, armée de grandes lances. La femelle est derrière lui tenant les petits par la main. Plus besoin de poils puisqu’ils savent se mettre à l’abri autour d’un feu de camp (déjà ils savaient faire du feu ? Rapides. Point d’interrogation efficace.) Là les hominidés ne se contentent plus de fruits ou plantes, ni même de petites bêtes chargées de protéines. Devenus de plus en plus nombreux (merci qui? Les femelles bien sûr, à l’attention des plus grincheux qui n’auraient pas encore compris) ils chassent à présent mammouths, tigres féroces et smilodons, ou aurochs aux cornes impressionnantes. Les mâles se répartissent autour d’eux malgré leur plus petite taille à la manière des piranhas, en lançant leurs lances aux pointes de pierre acérée. De plus en plus malins. Chaque gros animal tué constituant une réserve importante pour de longs soirs d’hiver.
    – Et alors ! Ils sont chasseurs habiles d’accord. Mais pourquoi la femelle est derrière eux ?
    – Pour la protéger évidemment (quel hypocrite ce tonton Eugène !)
    – La protéger ??? Mais elle est bien plus musclée qu’eux ! Et sait chasser très bien. N’a pas d’armes elle, pour couper le bois servant à faire le feu et construire des huttes là où il n’y a pas de grottes. Tout en portant bambin sur le dos de surcroît. Pas besoin d’artifices, bien plus forte qu’eux !
    – Tu as raison (ah quand même!), c’était bien là le problème. Sans leurs armes, les mâles savaient bien qu’ils ne pouvaient pas survivre. Les femelles auraient pu sans eux. Mais qu’auraient-elles pu faire sans leur semence pour faire des petits ?
    – Certes (bon, je m’écrase un peu…) Et alors ? Pouvaient pas être côte à côte ?!
    – Oui bien sûr. Mais ainsi en les faisant servantes, ils pouvaient développer leur point d’interrogation en le parant de plumes scintillantes et colorées. Le point d’interrogation des femelles occupé à reconnaître les meilleures graines, occupé aux meilleures recettes pour les rendre comestibles, occupé à mieux isoler les huttes ou à trouver les meilleures plantes pour soigner les blessures, elles ne pouvaient s’interroger sur le fondamental de l’origine des hominidés qui a fait du mâle chétif un chasseur redoutable.
    – Gna gna gna. Et alors ? Le fondamental, selon eux, c’était le ciel peut-être ?
    – Et oui, le Ciel ! Celui qui leur a fait lever la tête et rêver, puis se mettre debout. Le ciel infini, qui pouvait être d’un bleu serein, ou chargé de couleurs sombres déchirées d’éclairs aussi foudroyants qu’un soleil se jetant sur la terre. Ou un ciel obscur, à peine éclairé de la lumière douce de la lune où scintillaient de multiples diamants. Que d’imagination ils avaient ! Tiens, regarde sur cette photo, quand ils sont sapiens. Regarde le totem autour duquel ils sont réunis. Puis regarde leurs armes. Elles sont en airain rutilant pour conquérir les peuplades sauvages du nord au sud, d’est en ouest.
    – Taratata. Les armes de cuivre, l’or, le scintillant, ce ne sont qu’artifices prétentieux ! Cela au fil des siècles n’a pas rendu les hommes plus intelligents mais juste plus habiles à conquérir le monde et soumettre les peuplades fragiles. Ils n’ont fait que les aveugler. Après avoir cru en Dieux, ils se sont voulu leur égal de tout leur orgueil imbécile et s’entre tuer pour que seul l’idéal domine. Ils ont inventé les pièces d’or jusqu’à en faire de vulgaires monnaies de papier. Fatigués de se battre ils ont voulu acheter le monde entier. Mais en sont-ils des Dieux ? Ils n’en sont que plus pauvres encore. Et ce sont bien eux qui ont paré les femmes de bijoux pour mieux enserrer leur cou. Ce sont bien eux qui, jaloux de leurs muscles, les ont cachées sous des étoffes fines parsemées de pierres précieuses pour n’en faire que des bijoux factices aux formes ramollos. Ce sont eux qui en ont fait des êtres fragiles. Pas pour être plus forts, mais pour croire l’être. Toujours l’illusion.
    – Tu as raison petite. Mais ne te fâche pas. Les hommes sont des rêveurs qui se veulent plus grands que l’univers c’est vrai. Mais c’est pas toi peut-être qui berçais tes garçons en leur chantant des chansons de princes et de bergères ? C’est pas toi qui leur disais de bien manger pour être forts ? Quand tu offrais à tes petites filles des poupées pour qu’elles apprennent à les emmailloter, ou des mini cuisinières pour qu’elles apprennent à cuisiner, ou encore qui leur disais qu’en mangeant bien elles auraient un teint d’opale, des joues plus roses et des lèvres plus rouges.
    – Ma mère, mes tantes et mes grands mères oui, mais pas moi (heu… pas de mauvaise foi ; pas du tout). J’ai conté Cendrillon et Blanche Neige à mes filles mais aussi des histoires de Princesses au petit pois ou de Shéhérazade, tout en leur apprenant les saveurs et les produits sains. J’ai conté à mon fils les vieux contes de princes vainqueurs de dragons ou de petit tailleur terrassant le géant, mais lui ai aussi appris à faire la cuisine ou à coudre ses boutons pour qu’il sache être libre. J’ai aussi enseigné à mes enfants le respect. Tu te trompes d’époque, tu es trop vieux tonton Eugène.
    – Petite, tu es bien gentille mais ne dis pas que tu n’as pas aimé être belle . Que tu n’as pas aimé que les hommes te désirent et que tu n’as pas aimé leurs muscles bien bandés.
    – Bon c’est vrai (profil bas). Mais tu sais pourquoi je jouais leur jeu prétentieux de puissance et de domination ? Pour qu’ils me donnent du plaisir dont j’avais tant besoin bien sûr, et pour leur susurrer à l’oreille une fois repue : « tu étais très très bien, mais j’aime aussi quand tu ne bandes plus, je me sens ton égale » ; puis qu’ensuite on soit amis et non concurrents. Alors tu sais, comme tant de consœurs, à tout le pognon à milliards dont certains rêvent encore je préfère de beaucoup leur sourire. Là est le vrai paradis, celui dont mes filles rêvent et qu’elles obtiennent plus sûrement et moins prétentieusement. Elles en sont bien plus belles. Et mon garçon est si charmant quand il regarde les filles sans vouloir les croquer tel le loup du petit chaperon rouge. Il connaissait toutes les étoiles, tous les dinosaures quand il était petit ; et pourtant aujourd’hui il ne rêve pas de monter dans une fusée pour conquérir des planètes stériles, il ne rêve pas de vaincre les dragons, mais juste de pouvoir vivre en paix. Comme tous ses copains. Il en est bien plus beau sans se priver de rêves bien plus beaux encore.
    – Je sais que tu aimes le beau, que tu frissonnes devant un beau tableau, tu es subjuguée devant la beauté sublime d’une cathédrale, que tu es sensible devant un paysage naturel magnifique autant que devant une belle âme. Pourquoi en vouloir aux hommes de leurs rêves de beauté qui ont fait du rat malingre ou du singe fragile destinés à n’être que nourriture pour bêtes carnivores des hommes intelligents et forts ?
    – C’est vrai tonton, j’aime le beau, mais derrière cette beauté il peut y avoir plein de laideurs. C’est ce qui me dérange, c’est ce dont se méfient beaucoup de femmes comme moi. C’est vrai aussi que nous les femmes, en mettant à nu leur médiocrité nous nous sommes rendues médiocres, et le monde de mon époque devient de plus en plus mesquin, petit, étriqué, ordinaire.

    – Allez va ma petite. Je t’ai interpelée parce que je craignais que notre espèce ne disparaisse. Me voilà rassuré. Il y a beaucoup d’humains qui se battent pour ça ?
    – Il y en a de plus en plus, hommes et femmes côte à côte, avec des mots et non plus des maux. Ils en deviennent enfin égaux malgré leurs différences. Enfin, pas tous encore, trop de musclés partout s’abrutissant pour protéger leurs richesses illusoires se servent d’armes et de lois pour tenter de les arrêter. Mais ça vient. Bisou oncle Eugène.

    P.S. à tous les scientifiques : peut-être trouverez vous quelques erreurs, mais je ne fais que rapporter ce que dit mon arrière arrière arrière grand oncle (qui est aussi le vôtre). Il est peut-être sénile vu son âge avancé et peut déformer un peu la réalité, mais cependant… c’est lui qui se trompe ? Ou vous parfois ?… Nous ne sommes que des humains imparfaits après tout, pas des Dieux ni Déesses.

    https://www.youtube.com/watch?v=n_zpcmNOTMU

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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