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I. L’Autre et le Tiers
Lors du “Grand débat” réservé aux intellectuels[1] qu’il avait invités, Emmanuel Macron, Président de la République, estimait que dans une société libérale la question du choix individuel est oblitérée du fait de la tension entre la liberté de chaque individu et la liberté de l’autre lorsqu’il n’y a pas de contrainte collective qui en limite l’arbitraire car dès lors on ne peut juger les choix d’autrui que comme attentatoires à l’idée du commun que l’on se fait de ce qui doit être partagé. À moins que ces intérêts soient identiques, les définitions du commun sont l’enjeu de forces divergentes en fonction de la différence de ces intérêts. Il veut, assure-t-il, l’épanouissement de la liberté de chacun, normé par la vérité objective. Son projet est la coordination des efforts des uns et des autres, aussi différents soient-ils, pourvu qu’ils contribuent au destin commun en raison de leur complémentarité pour réaliser des objectifs identifiés collectivement. Le commun doit assurer le développement d’un destin individuel dans un destin collectif. Admettons ! Mais se pose la question de savoir qui peut s’approprier légitimement la définition du commun pour pouvoir lui imposer des limites collectives ?
Par ailleurs, il soutient que la révolution numérique assure la déconnection de l’espace et du temps et l’accès à l’infini, qui s’opposent aux limites que la parole raisonnée du politique doit assurer. Et il voit dans les réseaux sociaux une dissolution du collectif à partir de laquelle chacun recrée l’autre sous une forme négative et introduit ainsi la haine de l’autre chez soi. Ce changement anthropologique, ajoute-t-il, créerait des communautés substitutives fondées sur des critères d’identité et de refus de l’autre. Seule l’appropriation [privée] permettrait de définir le rapport à l’autre, parce que s’il n’y a plus de frontière ou d’espace permettant de s’approprier quelque chose, il n’est plus possible de pratiquer l’hospitalité. Il faut donc remettre non seulement le contrôle aux frontières, mais aussi de la souveraineté dans la légitimité de l’autorité ; enfin, en appeler au tiers de confiance des corps intermédiaires pour recréer des formes de communauté nouvelles.
On a besoin de l’autre, dit Macron, pour constituer son identité. Son interprétation de l’autre est comparable à celle de Paul Ricœur qui dénonce l’idée que la réflexion de la conscience soit un retour de l’identité du Soi sur elle-même (qu’il appelle la mêmeté) et imagine, pour ne pas abandonner cette identité à laquelle il entend rester fidèle, que l’individu est capable de concevoir l’altérité à partir de lui-même. Cette place prédéterminée de l’autre justifie l’hospitalité, car l’autre devient le bienvenu du moment qu’il vient apporter la confirmation du bien-fondé de la différenciation de soi-même. Se considérer soi-même comme un autre (ce qu’il appelle l’ipséité) serait le préalable à l’hospitalité. Cette philosophie conforte l’idéologie de l’économie libérale car elle soumet le rapport à l’autre au préalable de la propriété privée et le conçoit comme un libre-échange. L’hospitalité devient seconde par rapport à la responsabilité vis-à-vis de soi-même et de son intérêt.
Comme l’économie libérale, cette philosophie repose sur la biologie, mais elle fait l’impasse sur l’anthropologie[2]. L’“individuation” n’est pas la même chose que l’“individualisme” : si celui-ci est déterminé par la différenciation biologique, l’individuation est le fruit d’une relation de face à face de chacun avec autrui. La relation réciproque fonde un Autre en chacun de ses partenaires, et ce Tiers entre les uns et les autres est le sentiment d’humanité de chaque citoyen ; dit autrement, le Tiers substitue au Moi caractérisé par son idéal personnel un Soi issu de la réflexion de sa conscience dans la conscience de l’autre. C’est la même chose pour le collectif : le “commun” signifie le face-à-face entre tous, et le “Tiers” né de cette relation dite de partage devient la puissance éthique des citoyens.
En fonction de la structure qui le promeut, le sentiment éthique s’éprouve différemment : le face-à-face singulier engendre l’amour, le face-à-face collectif (le partage entre plusieurs) engendre l’amitié, enfin si le partage devient la redistribution au plus grand nombre, le “visage” de l’autre ne peut plus témoigner du sentiment d’amitié, et celui-ci se confond avec la confiance. Mais de toutes les façons, le Tiers est individué en chacun à partir d’autrui et non par différenciation à partir de soi-même.
C’est pour avoir manqué cette genèse du sentiment d’humanité qui donne à tout le monde sa dignité vis-à-vis d’autrui que la théorie libérale a confié au collectif et au particulier le soin de substituer à la réciprocité un rapport d’équilibre entre la non-réciprocité de la privatisation et la non-réciprocité de la collectivisation : deux aliénations antithétiques dont l’équilibre produit l’insignifiance des rapports humains. Cette idéologie est périmée.
Mais nous pouvons aller plus loin dans cette critique : le corps intermédiaire dans lequel Macron voit un relais du pouvoir entre l’Etat et le peuple ou entre le capital et le travail est un relais de communication soumis à la logique de la connaissance qui légitime un langage savant du pouvoir vis-à-vis d’une pratique empirique de l’éthique. Or, le Tiers dont nous parlons est bien différent de ce tiers abusivement investi de la vérité, et crédité de la confiance populaire du fait de son ignorance. Le Tiers est le sentiment de la conscience éthique née du rapport de réciprocité de l’un à l’autre, et il est erroné de réduire le sentiment immédiat des gens du peuple à l’instinct de l’individu ou à ses réflexes, à moins que le système capitaliste ne réduise les hommes à des consommateurs conditionnés. Le Tiers est directement et physiquement celui qui recevant d’un côté donne de l’autre dans une relation de réciprocité généralisée (le marché non-capitaliste ou post-capitaliste) où chacun assume par lui-même l’individuation de la conscience commune en son propre nom, c’est-à-dire la responsabilité.
Pour être des citoyens égaux, tout le monde doit pouvoir revendiquer sa responsabilité et sa compétence vis-à-vis de la société entière quant à son organisation économique : c’est de la participation de tous que se construit l’économie qui n’est pas interrompue par le puits sans fond de la privatisation de la propriété des biens naturels, des ressources de la terre et bien entendu des bien sociétaux engendrés par le génie humain. Ces biens et notamment ceux dus à la science, la première communauté de réciprocité universelle, ces biens appartiennent à tous et nul ne peut légitimer leur appropriation privée.
La théorie libérale, qui prétendait justifier le capitalisme par le succès de ses entreprises du moment qu’il pouvait renvoyer ailleurs ceux qui ne souscrivaient pas à ses conditions, ne peut plus invoquer cet ailleurs, la technologie et la science ayant atteint les limites de la planète. Non seulement cette théorie est obsolète, mais elle devient de façon ostentatoire criminelle. C’est de cela dont témoigne la prise en considération des limites de la planète par la nouvelle génération.
L’économie sociale ne peut donc être différée sous le prétexte que l’idéologie libérale s’étant emparée du pouvoir exclut que le peuple puisse la contredire. La mise au pas du génie de l’expérience sociétale ou civile est un attentat contre les libertés fondamentales. Si le marché capitaliste ne peut que faire violence à la dignité humaine, si la propriété privatisée ne peut que défaire la propriété sociale, si la liberté des uns ne peut que se déployer au détriment de la liberté des autres, alors les auteurs de ces crimes doivent être traduits devant la justice, pourvu que celle-ci soit indépendante du pouvoir.
Le système capitaliste est condamné par les citoyens en phase avec son développement le plus évolué parce qu’ils deviennent conscients de ses conséquences chiffrées par les scientifiques. Et ils sont rejoints par les plus démunis qui sont les premiers au contact de la catastrophe. Les sociétés périphériques franchissent immédiatement les étapes du développement capitaliste y compris par l’intermède de révolutions libérales éphémères comme les printemps arabes qui devant la mort annoncée de leurs espérances basculent de leurs illusions dans la conscience universelle ou dans l’alternative religieuse. La prise de conscience des fondements du système capitaliste, le vol de la propriété de la terre et l’exploitation de l’homme par l’homme, est désormais à la portée de tout le monde.
Le libéralisme économique a ruiné l’espérance de l’humanité dans la civilisation occidentale, et à plus forte raison dans le projet européen de l’économie néo-ultralibérale. Cependant, grâce aux réseaux sociaux qui s’interconnectent en temps réel sur l’ensemble du monde, l’humanité peut faire face à la mise à mort de la vie sur la planète par le pouvoir capitaliste. L’information échappe au contrôle des usurpateurs du droit qui rêvent de la contrôler à leur profit, et elle instaure entre tous les hommes une relation de réciprocité généralisée qui engendre un sentiment éthique immédiat et un sens commun à toutes les représentations humaines y compris scientifiques.
Madame Delmas-Marty a rappelé opportunément à monsieur Macron que la Chine s’est donné comme objectif constitutionnel la construction du “commun universel”, l’humanité. La réaction capitaliste d’un commun européen défini par son intérêt collectif face à l’avenir de l’humanité masque mal que le pouvoir capitaliste fondé sur l’exploitation du plus faible par le plus fort est acculé sur sa dernière ligne de défense. L’anthropologie en effet dément toute légitimité de l’appropriation privée de la terre et du ciel depuis le commencement de l’humanité dans quelque société que ce soit. Elle dit que l’Interdit sur lequel se construisent toutes les sociétés humaines pose l’altérité comme le contraire de l’identité, et non pas comme une différenciation de celle-ci. Elle dit pour le moins fermement que l’homme ou la conscience n’est pas la vie. Tout être vivant se différencie de lui-même, mais cette différenciation ne concerne que le vivant. L’anthropologie établit que l’homme est un animal politique, un vivant, mais un vivant pensant. Elle précise que la pensée n’est pas le stade suprême de l’évolution ou de la vie. La sensibilité entre la vie et le monde, lorsqu’elle se réfléchit sur elle-même grâce à la relation de réciprocité entre les hommes, s’affranchit de tout déterminisme et devient la conscience. La conscience naît d’une relativisation des contraires (l’identité et la différence) fondée par la négation à la fois de l’identité collective et à la fois de la différenciation individuelle : l’Autre, donc, doit être respecté comme un absolu, non pour sa différence ou son identité, mais pour sa conscience. C’est du Verbe réciproque et non de la vie que naît l’éthique, et celle-ci est un Tiers absolu qui s’incarne en chacun.
L’éthique est commune à tous les hommes,
quelle que soit la représentation qu’ils s’en donnent dans leur imaginaire. Dans
la réciprocité généralisée, le premier élan de ce Tiers commun est la
conscience de l’humanité en chacun d’entre nous. Cela s’appelle la Démocratie.
[1] Grand débat national, du lundi 18 Mars 2019.
[2] Sur les limites que l’anthropologie oppose à la philosophie de Ricœur, cf. D. Temple, « Paul Ricœur – Reconnaissance et réciprocité », Journal de mars 2015 sur le site Dominique Temple
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