« Mes vacances à Morro Bay », un extrait

Il y a onze ans, dans les premiers temps du blog, j’ai publié ici un extrait du manuscrit de « Mes vacances à Morro Bay » qui paraîtra le 15 mai. Je vous le republie tel que cela a paru le 2 avril 2008. Mon billet s’appelait « Otter Rock Café, août 2003 »

Samedi dernier nous sommes retournés à Xanadou : le palais que le magnat de la presse William Randolph Hearst s’était construit sur la Côte Centrale de Californie et que « Citizen Kane » appelait plus modestement « my San Simeon ranch ». Dans l’après–midi nous sommes allés casser la croûte au Otter Rock Café à Morro Bay. Il y a cinq ans, dans une période assez sombre mais, comme vous allez le voir, en passe de s’éclairer, j’avais séjourné dix jours à Morro Bay, j’étais seul et je n’avais rien à faire sinon écrire ce qui m’arrivait. Voici un petit morceau d’archéologie. Ça date donc du mois d’août 2003.

Sans faire trop preuve d’originalité je suis allé dîner au Otter Rock Café, l’endroit où j’étais entré par hasard lors de ma remontée de San Diego. La serveuse était sympathique : une brune, dans la trentaine, très dynamique. Daisy m’a souvent dit que je devrais épouser une serveuse. Curieusement, Nelle me disait déjà la même chose. Comme la remarque faisait toujours partie de l’argumentation au milieu d’une bagarre, je n’ai jamais demandé ce que cela voulait dire exactement. Après, quand le calme était revenu, je m’abstenais soigneusement d’éclaircir la chose, toute tentative supplémentaire d’explication ayant pu aisément apparaître comme une manière de réchauffer la soupe à la grimace. Si bien que je ne sais toujours pas ce que cela signifie précisément.

Je suppose que cela à voir avec deux choses : le fait de ne pas être une intellectuelle, et l’attitude vis-à-vis de, comment dire, le commerce charnel. Est-ce que cela signifie qu’une serveuse ne remettrait jamais en question ce que je dis, et serait en permanence bien disposée vis-à-vis de la baise ? Malheureusement, aussi alléchante qu’elle puisse apparaître au premier abord, la suggestion ne retient pas longuement mon attention puisque quelques instants plus tard, je me reprends à rêvasser à mon nouveau sujet de prédilection : ma dentiste préférée restée à San Francisco.

Je la regardais : elle me présentait son profil. Elle expliquait à sa réceptionniste comment gérer au mieux mon cas vis-à-vis de l’assurance-maladie, et contrairement à toute attente (elle tient un fonds de commerce après tout), ce n’était pas le point de vue du cabinet qu’elle présentait. Et son ton, ce n’était pas non plus : « Essayez de comprendre le point de vue de notre client », non, c’était sans ambiguïté : elle parlait en mon nom, comme on se sent autorisé dans un couple à parler librement au nom de l’autre en sa présence (chose contre laquelle, maintenant que j’y pense, Daisy s’était toujours insurgée). J’avais mentionné que je serais absent durant la semaine. Ça n’avait strictement aucun impact sur le rapport odontothérapeutique qui existe entre nous puisque nous avions de toute manière pris rendez-vous pour le samedi suivant. Mais elle a dit : « Vous serez absent la semaine prochaine ? », comme ça pour confirmer, à mon avis, en réalité pour savoir.

Il y a de la musique à l’Otter Rock Café : il y a Frankie qui chante. Son répertoire c’est Neil Young au tournant des années soixante-dix, et c’est pas mal rendu. Il raconte des trucs entre les chansons, il dit : « On est un p’tit patelin à Morro Bay, mais on est un grand p’tit patelin ». C’est sûrement vrai. Le café-bar est au bord de l’eau : on donne directement sur la baie, et la plupart des clients se préoccupent davantage du coucher de soleil sur l’océan Pacifique (et qui pourrait le leur reprocher ?) que des mânes de Neil Young. Il n’y a qu’un couple à danser, et qui doivent être plus ou moins comparses de l’établissement puisque la femme porte un T-shirt qui affiche Otter Rock Café en lettres jaunes sur fond noir (ma combinaison favorite : celle de ma province natale, le duché du Brabant).

Mais moi j’ai envie de danser, et rien dans la salle qui retienne particulièrement mon attention, sinon précisément la danseuse qui rappelle Goldie Hawn. Le gars, maigrelet, barbiche éparse, n’est pas très concentré sur ce qu’il fait. À un moment donné, il se laisse d’ailleurs carrément distraire et entame une conversation avec un passant, et votre serviteur n’hésite pas à en profiter : il se dirige résolument vers la piste et invite la danseuse déjà plus qu’à moitié délaissée.

Et ce qui est amusant, ce n’est pas ça, c’est ce qui se passe après que je me suis rassis. À la table adjacente, il y a deux types : l’un doit avoir une trentaine d’années et le second est un septuagénaire bien conservé. Ils sont probablement amants. Et le vieux jubile : il attendait manifestement avec impatience que je me sois rassis pour me dire : « Je t’ai observé mon gars, tu guettais ta chance, et quand il y a eu un moment de flottement, tu l’as saisie. C’était géant ! ». Et bâtissant sur ces prémisses, il décide qu’il m’aime bien et qu’il me dirait pourquoi. Pendant quinze ans il fut plongeur un peu plus haut sur la côte, à Big Sur. Je lui demande s’il a eu l’occasion de rencontrer Kerouac en 1962 quand il écrivait son roman sur l’endroit. Non, par contre il connaît bien la fille de Henry Miller : on reste en littérature. Il m’explique qu’il allait sur la plage, aider au débarquement des bateaux qui rentraient, pour obtenir la godaille : les cadeaux en nature offerts, dans tous les pays du monde, à ceux qui donnent un coup de main aux marins épuisés. Je suis obligé de trier dans ce que je lui dis sur moi-même : rien ne m’empêche de lui signaler que j’ai été pêcheur, ou que j’écris. Sur la finance, je décide de m’abstenir.

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