La mort. Comment l’apprivoiser ?
Le marin, Tristan Corbière nous l’a rappelé dans La fin (1873), ne meurt pas :
« – Morts… Merci : la Camarde a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne-femme…
– Eux, allons donc : Entiers ! enlevés par la lame !
Ou perdus dans un grain… »
Oui sans doute, le marin « enlevé » ou « perdu », plutôt que « mort », affirmes-tu Tristan, mais « noyé » tout de même, n’est-il pas vrai ?
« Noyés ? – Eh allons donc ! Les noyés sont d’eau douce.
– Coulés ! corps et biens ! Et, jusqu’au petit mousse,
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron ! »
Ni mort, ni noyé non plus, dont acte. Juste « enlevé par la lame » ou « perdu en mer », rien de plus.
« – Sombrer – Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord, sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. – Allons donc, de la place ! –
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !… »
Le marin a sombré, et celui qui sombre, il lutte, au ciel ou aux enfers, à jamais. Le marin ne se résigne pas à la mort : la nature sauvage de l’homme, indomptable, prend là le dessus. Il y a dans ce combat furieux – entrecoupé de sourdes prières, en forme de jurons – de la jouissance à foison car le dernier d’entre eux est celui de toujours : Eros dressé contre Thanatos, cette fois dans un bouquet final formidable.
« – Voyez à l’horizon se soulever la houle ;
On dirait le ventre amoureux
D’une fille de joie en rut, à moitié soûle…
Ils sont là ! – La houle a du creux. – »
La Mer, à la place de la Mort : l’éclair dans « la tourmente qui beugle » – encore des mots de Corbière – fait apparaître, se dessinant sur l’océan où des montagnes d’eau brisent à blanc, le gréement spectral du Hollandais volant, filant bout au vent sur les flots déchaînés. Voguant pour l’éternité !
Corbière, décédé à vingt-neuf ans, auteur des seules Amours jaunes (1873). Verlaine le qualifiera neuf ans après sa mort de « poète maudit », rangé aux côtés de Rimbaud, de Mallarmé et de sa propre personne – en excellente compagnie par conséquent. « Cinglant le vers à la cravache », dira de lui Jules Laforgue. Et qui un jour de carnaval à Rome, tint en laisse un cochon paré comme un évêque.
D’autres, ailleurs, des terriens sans nul doute, laissent venir à eux la Grande Faucheuse leur faisant soudain face. Ainsi dans La mort du loup (1843), un loup-cervier en l’occurence – l’animal que nous appelons lynx aujourd’hui – telle que nous la rapporta Alfred de Vigny :
« Les couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang,
Nos fusils l’entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. »
Le lynx du poète n’est qu’un animal direz-vous, mais l’être humain sait lui aussi se résigner à la mort ou, mieux encore, en dernière extrémité, se réconcilier avec elle dans une manifestation ultime d’insolente rébellion. Jack London a su dire cela dans Faire un feu (1908), petite tragédie en un acte au statut légendaire, l’histoire d’un chechaquo, un nouvel arrivant au Klondike, perdu dans la neige pour avoir imaginé, en pied-tendre qu’il est, la Nature pleine de sollicitude envers ses créatures.
« Cette fois le frisson tomba sur l’homme plus soudainement. Il perdait son combat contre le gel. Lequel s’insinuait dans son corps de partout. Cette pensée le propulsa en avant, mais il ne couvrit pas plus de trente mètres avant de tituber, puis de s’étaler de tout son long. Ce fut là sa dernière panique.
Quand il eut retrouvé son souffle et sa maîtrise de soi, il se rassit et envisagea mentalement le concept d’une mort digne…
C’est vrai, il était irrévocablement condamné à geler, alors pourquoi pas décemment. Accompagnant cette paix de l’âme nouvellement découverte vinrent les premiers scintillements de la somnolence. Une bonne idée, se dit-il, de s’endormir à mort. Comme une anesthésie. Geler n’est pas aussi grave que les gens l’imaginent. Il y a de bien pires façons de mourir…
Alors l’homme s’assoupit dans ce qui lui sembla le plus réconfortant et le plus satisfaisant des sommes qu’il eut jamais connu. »
En 1897, London âgé de vingt-et-un ans abandonne ses études à Berkeley pour se joindre à la ruée vers l’or du Klondike dans le Yukon, la province canadienne jouxtant à l’Est l’Alaska. Départ dû à la combinaison d’ennuis financiers et du désarroi causé par son échec à débrouiller les mystères de sa filiation, son père supposé – enfin retrouvé – lui ayant fait savoir qu’il a toujours été impuissant et que le jeune Jack doit dans son enquête explorer d’autres pistes. Le Grand Nord ne sera pas pour lui une partie de plaisir, il y contractera le scorbut, et y perdra les dents de devant. Mais il ne sera pas condamné à rapporter seulement des histoires surprises un jour dans un bar : ce sont ses propres aventures qu’il pourra mettre en scène, vues à travers les yeux d’êtres semblables à lui. Ce seront L’appel de la forêt (1903), Croc-Blanc (1906). Comme Vigny donc, Jack London nous sondant, crut reconnaître en nous des chiens plus ou moins loups.
Dans certains cas aussi, bien plus rares, c’est le vivant lui-même qui invite la mort à sa rencontre. Ainsi, lorsque plongé dans une souffrance excessive. Ou plus sereinement lorsqu’il estime « avoir fait le tour de la question » de ce qu’est une vie de mortel, arguant, selon l’expression consacrée, du « devoir accompli ». Pourquoi ne pas se tourner alors vers les dieux en faisant valoir humblement qu’il serait « humain » de leur part – pour autant que la chose leur soit possible – qu’ils nous délivrent de ce qui, sans pour autant être devenu un fardeau, a perdu le goût de la nouveauté des tâches restant encore à faire. Une récompense que les dieux pourraient nous accorder en toute fin de parcours « pour services rendus » par nous à nos frères humains miséricordieux.
Vigny, encore lui, a ainsi mis en scène Moïse plaidant sa cause auprès du Dieu-tout-puissant, dans un poignant monologue, supposé dialogue par qui il est tenu :
« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : Il nous est étranger ;
Et les yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »
Avoir rempli à ses propres yeux l’ensemble de ses devoirs métamorphose un sujet en une manière de demi-dieu et rend problématique toute communication entre lui et ceux qui l’entourent, eux, ébahis, n’imaginant pas qu’une telle ambition soit même concevable.
Mais faut-il être Moïse et avoir fait que
« Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix » ?
ou bien, plus modestement, sans même avoir au soir d’une vie coché la liste entière de nos devoirs, aurons-nous cependant accompli, quelles qu’en aient été les multiples péripéties, une longue et lourde tâche ? Auquel cas la leçon du loup-cervier de Vigny s’appliquerait pareillement à chacun d’entre nous :
« Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…