Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Dernier épisode. Ouvert aux commentaires.
Question de la salle : Vous venez de vous employer à nous démontrer la toxicité du système capitaliste par rapport à nos sociétés, et y compris à la survie de l’homme qui est mis en grand danger, mais je serais tenté de vous poser la question de l’injonction à se débarrasser de ce capitalisme. Qu’en pensez-vous ? Quand on sait sa puissance, quand on sait qu’il contrôle absolument tout, et nos vies et le détail de nos fonctionnements, qu’il a entre les mains l’armée, les médias, ce qui fait que l’humanité est aujourd’hui sous contrôle, y compris dans la pensée unique.
PJ : Oui. Ce livre, vous l’avez compris, est un recueil qui s’appelle Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, un recueil essentiellement de dix ans de chroniques faites pour le journal Le Monde et pour une revue du monde des affaires en Belgique qui s’appelle Trends-Tendances, qui ont eu l’amabilité, de m’avoir nommé comme poil à gratter pour dire un peu le contraire de ce qu’on voit dans tous les autres articles de cette revue. Si j’ai appelé ce volume de cette manière-là, c’est parce qu’au début de ce livre, j’ai voulu reproduire un long entretien que j’ai accordé à une publication [Sciences critiques] et cet article a été intitulé de cette manière-là par l’auteur de l’entretien [Anthony Laurent], et j’étais un peu surpris quand il m’a renvoyé son texte avec ce titre-là, mais je me suis dit « Il a raison : c’est effectivement ce qui est dit à l’intérieur de ce livre ! », donc je ne l’ai pas renié, je l’ai même utiliser pour le livre dans son ensemble.
Ce que vous me dites, c’est que les pouvoirs en place dans nos pays, ça va presque de soi, sont à l’intérieur ce qu’on appelle un paradigme, une manière de pensée. Le pouvoir, qu’il soit aussi bien populiste d’ailleurs que libéral, ultra-libéral, est à l’intérieur d’un type de structure de pensée qui ne se révolutionne pas d’elle-même. C’est pour ça que quand on appelle à modifier le système, avant de faire autre chose – il y a une certaine logique là-dedans – le système n’est pas adapté à cela. C’est pour ça qu’on m’interroge, par exemple en ce moment, sur un mouvement qui apparaît en Grande-Bretagne et qui s’appelle Extinction rebellion, la rébellion de l’extinction. Là, c’est un mouvement qui est arrivé à la conclusion suivante : ce n’est pas à l’intérieur des parlements, ce n’est pas à l’intérieur du Parlement européen, de parlements nationaux, ce n’est pas là que l’espèce pourrait trouver le moyen éventuellement de survivre au sort qui lui est donné actuellement : il faut que l’activité ait lieu à l’extérieur de cela. Et ce que proposent ces gens, ça va dans la lignée d’un certain type de pensée contestataire au fil des siècles, il y a beaucoup, dans cette pensée-là, de choses qui viennent du mouvement Quaker par exemple.
Les Quakers, c’est une rébellion à l’intérieur du protestantisme au XVIIe siècle, c’est un mouvement qui est devenu très puissant malgré qu’il ne soit représenté que par des fractions infimes de la population, qui est devenu très important dans la politique américaine à différentes époques… C’est le mouvement qui a lancé l’abolitionnisme pour la disparition de l’esclavage. C’est un mouvement très pacifiste, vous le savez sans doute : les Quakers ont essayé d’empêcher la plupart des guerres. Ils ont prôné dès le départ de – comment appelle-t-on cela ? – la « désobéissance civile ». Il y a en particulier un petit livre là-dessus de Henry David Thoreau, qui n’était pas quaker mais qui était très proche de leur philosophie : La désobéissance civile.
Les mouvements de désobéissance civile, c’est-à-dire que les populations au « grass roots level », comme on dit en anglais, au niveau du citoyen ordinaire, doivent prendre l’initiative si on veut sauver l’espèce. Ce ne sont ni les entreprises ni nos gouvernement tels qu’ils sont constitués – avec des alternances entre des gauches et des droites qui ne sont pas nécessairement interchangeables mais qui ne remettent pas le cadre en question – ce n’est peut-être pas là du tout que les choses vont pouvoir se faire, et moi je suis assez intéressé par cette idée que c’est peut-être en-dehors, effectivement, des structures de type classique que peut apparaître, dans la population, une contestation qui pourrait poser les questions importantes d’une manière tout à fait différente. [Des mouvements lycéens dans ce sens sont effectivement nés entre le moment de ma conférence, le 29 novembre de l’année dernière et aujourd’hui : il n’aura pas fallu trois mois !]
Vous le savez, nous sommes en même temps dans un monde où se développe l’hyper-surveillance, où les gens qui, en Ukraine, se rendaient à la place Maïdan avaient leur smartphone qui sonnait et que la police secrète leur disait : « Vous êtes en train de vous diriger vers la place Maïdan. Il vaudrait mieux que vous rentriez à la maison ». Nous sommes dans un monde de ce type-là, avec une hyper-surveillance – Vous pouvez aller à la gare où on dit « Vous êtes maintenant surveillé… pour votre protection » mais, bon, peut-être pas seulement !
Nous sommes dans un monde où il est plus difficile, peut-être effectivement, de faire émerger une pensée contestataire. Mais l’élément le plus encourageant peut-être c’est la chose suivante, c’est une anecdote que j’ai déjà eu l’occasion de raconter. Je suis à une émission à France Culture. On a mis face à moi, pour s’opposer à moi, un banquier, et j’ai la surprise que ce banquier m’approuve absolument sur tout, de manière absolument bruyante, à dire : « Mais oui, vous avez entièrement raison ! ». Bon, donc je me retrouve après dans les couloirs, je dis : « Oui mais, Monsieur, je suis quand même un peu étonné : on nous avait mis là pour que vous disiez le contraire et pas que vous m’approuviez sur tout » et il me dit « C’est parce que vous avez raison ! ». « Mais si j’ai raison, pourquoi alors la banque fait-elle le contraire de ce que je prône ? » Il dit : « Mais c’est parce que les marchés ne sont pas encore prêts ! Mais dès qu’ils seront prêts, ils prendront votre parti et les choses évolueront de cette manière-là ! ».
Il y a quelque chose bien entendu de risible, mais d’une cette certaine manière, ce monsieur avait raison. Il viendra peut-être le moment où, même ce que nous appelons le marché – je donnais l’exemple tout à l’heure de ce trader qui sauvait son marché en perdant des millions – où le marché aura peut-être le sentiment, lui aussi, qu’il est important que la musique continue, et que le marché continue, et qu’il y ait des êtres humains. Et pour qu’il y ait des êtres humains, il faudra s’assurer de leur survie et pas simplement produire, comme nous le faisons maintenant avec beaucoup de, je dirais, de détermination, produire simplement les robots qui nous remplaceront un jour parce qu’eux n’ont pas besoin d’eau potable, eux n’ont pas besoin d’oxygène dans l’atmosphère. Regardez la sonde qu’on vient d’envoyer sur Mars et les petits véhicules qui se promènent déjà là : pas besoin d’eau, pas besoin d’alimentation assimilable, juste besoin des rayons du soleil qui va permettre de recharger leurs batteries.
GD : On va être obligé d’arrêter. Merci à tous.
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