Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.
Question de la salle : [inaudible] …du secret qui permet au citoyen d’être écarté et il n’est plus partie prenante de sa vie, la collectivité ne peut plus agir. C’est quelque chose qui, je trouve, est très grave. Et donc, le monde vient de mettre en place un procès avec des avocats, des tas de choses.
PJ : Oui. Mais ce qui est intéressant, c’est quand on va voir un petit peu dans les coulisses, quand on va regarder exactement comment les choses fonctionnent. Alors, on nous dit, par exemple – on le dit à Bruxelles – : « Eh bien les lobbys écrivent des textes de loi et ce sont eux qui sont effectivement votés, en-dehors de tout processus de type démocratique ».
Il y a une étude, par exemple de MM. Gillen & Page qui a été faite aux États-Unis il y a quelques années – dont je parle dans mon livre qui s’appelle Le dernier qui s’en va éteint la lumière – MM. Gillen & Page ce sont des sociologues dans des grosses universités, l’un au MIT et l’autre à Northwestern à Chicago, et ils regardent ce qu’on dit dans les journaux, ce que la population veut véritablement, ils regardent les journaux, les émissions de télévision, et ils font une liste de mille choses que la population américaine demande, et ils regardent si des décisions sont prises au niveau du parlement, du sénat, à propos de ces choses-là, et ils s’aperçoivent que ce n’est même pas que des décisions sont prises et que le sénat, la chambre des députés, le congrès américain votent contre ces propositions, c’est que tout ça n’émerge jamais, n’arrive jamais même au niveau d’être discuté par les parlements. Les parlements ignorent ce que la population veut véritablement. Pourquoi ? Parce que ce sont des lobbys, des intérêts de type commercial, financier, qui écrivent les textes, et ce sont eux qui sont discutés.
Dans un livre qui s’appelle Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (2015), le sociologue Sylvain Laurens s’est intéressé à cette dynamique-là, il s’est demandé pourquoi ça fonctionne de cette manière-là, en Europe en particulier, et au niveau des gouvernements, et au niveau des institutions européennes. Il s’est aperçu que, de la même manière que j’avais soulignée tout à l’heure que, quand on parle des « trente glorieuses » on oublie de parler du plan Marshall et des sommes considérables – ce sont des milliards véritablement – qui ont été mis – pour des raisons stratégiques essentiellement – à la disposition de l’Europe dans la période de reconstruction. Quand le plan Marshall distribue tout cet argent, il demande quand même au pays de faire une comptabilité, de montrer comment l’argent est utilisé, ce qui paraît tout à fait logique pour éviter que ce soit de l’argent qui disparaisse entièrement dans la corruption. On demande aux gouvernements européens qui reçoivent ces sommes de rédiger les choses dans les termes de la comptabilité américaine pour que les Américains s’y retrouvent, pour que ce soit pas chaque comptabilité nationale qui vienne avec ses propres chiffres. Mais les structures n’existent pas. Les structures n’existent pas pour le faire, et ce sont les premières institutions européennes le Bénélux, la CECA – Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier – l’Europe des six, le Marché commun, qui imposent aux entreprises de créer des lobbys qui soient leur interlocuteur, à qui on peut dire comment on va comptabiliser les choses pour que l’on puisse présenter des chiffres aux Américains. Ces lobbys n’émergent pas spontanément des industries, qui se satisfaisaient très bien de la situation telle qu’elle était. C’est pour une raison historique que ces lobbys sont apparus. Et maintenant ils existent, et ils existent dans une très grande solidarité entre eux parce que, quand on regarde les choses de près, il y a une grande solidarité à l’intérieur des industries, il y a des collusions, bien entendu. Quand on nous dit que dans les banques, c’est la concurrence pure et parfaite qui joue, quand les traders de toutes les banques se mettent d’accord pour tricher sur les taux du Libor – qui sont créés artificiellement avec des chiffres qui sont cités – c’est une grande solidarité remarquable. Quand il s’agit de truander le système, la solidarité émerge d’elle-même, de manière spontanée et splendide qui rassurerait Aristote, à l’intérieur même du monde de la finance.
Laisser un commentaire