Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.
Question de la salle : Bonsoir. Une question à propos de Jean-Baptiste Say, un économiste lyonnais qui en 1803, à propos de la science économique vis-à-vis des ressources, de la « capacité de charge » comme vous l’avez dit, avait écrit que les richesses naturelles étaient infinies sinon on ne les aurait pas gratuitement (je crois que c’est ça) et je suis en train de m’écharper sur Youtube avec quelqu’un qui me répond qu’en fait, non, c’est pas ça la définition, c’est juste ce qui est vraiment infini, comme la lumière du soleil où l’air, et que ça ne définit que ça, donc c’est pas cette affirmation qui serait un problème – et pour élargir la question, est-ce que aujourd’hui ou pendant le XXe siècle – je crois savoir que Keynes ne prenait pas la question des ressources finies de la planète – est-ce qu’il y a eu un courant, un grand nombre d’économistes, qui prend vraiment dans les calculs la finitude des ressources, et aussi les impacts, c’est-à-dire la pollution, tout ça ?
PJ : Oui. Il y a un grand économiste qui a mis cette question à l’avant-plan, au point qu’on ne parle plus de lui comme économiste, essentiellement, c’est Thomas Malthus qui a posé, dès le départ, la question de la limitation des ressources. La raison pour laquelle Keynes aimait tout particulièrement Malthus, c’est parce que Malthus avait aussi dynamité l’idée du ruissellement. Malthus avait mis l’accent sur le fait qu’une économie fonctionne par la demande, c’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait un pouvoir d’achat dans une population, et que, contrairement à ce qui est dit quand on met l’accent sur l’offre, ce n’est pas l’offre qui va créer de la richesse.
On l’a vu dans la période qui a suivi 2008. On nous a dit « L’offre va créer la demande » mais en l’absence de pouvoir d’achat suffisant dans la population, quand, par exemple, les banques centrales ont créé des grandes quantités d’argent en espérant que ça allait relancer l’économie, en l’absence de pouvoir d’achat, cet argent est allé se placer uniquement dans des opérations de type spéculatif – c’était le seul endroit où on pouvait le faire.
Déjà durant la crise, en 2007, quand on s’aperçoit qu’il y a spéculation sur le prix des matières premières, on s’aperçoit simplement que le Pentagone, aux États-Unis – le ministère de la défense – ne peut plus payer pour le kérosène au prix du marché – parce que le prix est devenu spéculatif – on convoque les plus grands spéculateurs et là, on a une surprise : ce ne sont même pas des financiers, ce sont les représentants de fonds de pension, de fonds de retraite, de musées comme le musée Guggenheim, les fondations des grandes universités privées américaines, et ces gens expliquent que s’ils spéculent, c’est simplement parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas mettre l’argent ailleurs, faute de pouvoir d’achat dans la population.
Donc Malthus, oui, a posé cette question de la limitation des ressources. Après, au moment où il pose la question, on n’est pas encore dans l’explosion : il n’y a qu’un milliard de personnes à la surface de la Terre en 1800, donc il pose la question de manière prématurée. C’est pour ça qu’on le ridiculise un petit peu, parce qu’on a pu, comme on dit maintenant : « Oui mais, le capitalisme a toujours survécu ! »
Malthus a posé la question trop tôt. Quand M. Meadows [Dennis] et son épouse [Donella] dans le fameux rapport de 1972 sur les limites à la croissance posent le problème, on commence à la poser, je dirais, à la bonne époque. Et ils produisent évidemment un modèle qui montre, justement, que nous atteignons la capacité de charge de notre espèce, en particulier dans une situation – qui aurait, je dirais, fait dresser les cheveux sur la tête de Malthus – où nous sommes 7 milliards à la surface de la Terre, et si la tendance se continue, ce n’est pas que nous arriverons à 10 milliards à la fin du XXIe siècle, c’est à 21 milliards, c’est-à-dire un triplement.
C’est le problème qu’on a, ce sont des courbes qui deviennent exponentielles, et bien entendu, une courbe exponentielle, ça finit par tomber. Quand il y a une courbe exponentielle à la bourse, vous le savez bien, c’est une bulle financière, ça finit par kracher parce qu’il y a un moment où il n’y a plus d’acheteurs ou plus de vendeurs : le système s’effondre entièrement.
La difficulté des très bons penseurs, souvent, c’est qu’ils viennent un peu en avance par rapport à leur temps, et que donc ils posent les questions à un moment où on peut les mettre entre parenthèses, parce qu’on dit : « Oui mais en fait bon, ça marche toujours ». C’est la difficulté que nous avons par rapport à une réflexion sur l’extinction : on dit « Oui mais, ça marche toujours » ou même, comme M. Steven Pinker, que ça n’a jamais marché aussi bien, simplement parce que le cadre dans lequel il pose son regard est un cadre inadéquat.
(à suivre…)
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