Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.
Question de la salle : L’Union européenne s’est construite autour du dogme de la concurrence libre et non faussée. Est-ce vraiment une vérité incontournable, ou est-ce qu’on peut remplacer « concurrence » par « coopération » ?
PJ : Oui, c’est tout à fait ça. En fait, on nous vend ça essentiellement depuis les années soixante-dix. C’est Mme Thatcher en Grande-Bretagne, c’est M. Reagan aux États-Unis qui ont été les grands chantres de l’ultralibéralisme tel qu’il avait été conçu. Il est né… cette pensée ultralibérale est née au colloque Lippmann à la fin des années trente [1938]. Ça s’est passé à Paris, si j’ai bon souvenir c’était au Trocadéro. Ensuite, il y a eu création, c’était en 1947 si j’ai bon souvenir, de la Société du Mont-Pèlerin . Il y a une autre société dont le nom m’échappe qui a été créée en Grande-Bretagne un peu plus tard. Ce sont des gens qui se sont réunis autour de gens comme von Mises, de gens comme von Hayek, dont il faut bien souligner que ce sont des gens qui ont été soutenus, au départ, essentiellement par le milieu des affaires, et pas par le milieu universitaire. M. Von Mises, c’est quelqu’un qui a essentiellement bénéficié de bourses dispensées par des sociétés financières, pour délibérément créer un système de ce type particulier, ce type ultralibéral dont on ne souligne à mon avis pas assez la complicité que ce système a avec des régimes autoritaires. M. Friedman, M. Milton Friedman qui est un élève de von Hayek, au moment où Pinochet prend le pouvoir de manière extrêmement sanglante, vous le savez, au Chili en 1974, et M. Friedman et M. von Hayek vont délibérément se mettre au service de M. Pinochet (qui n’avait rien demandé) et il y a cette fameuse déclaration de M. von Hayek en visite au Chili, et qui dit « Entre une société qui serait libérale et non-démocratique et une société démocratique qui ne serait pas libérale, je choisis la société libérale et non-démocratique », ce qui était affirmer son soutien tout à fait bien marqué à M. Pinochet, en soulignant le fait que ces gens n’ont pas d’allégeance particulière à la démocratie. Entre un libéralisme, c’est-à-dire en fait le pouvoir de l’argent tout à fait débridé, et la démocratie, ils choisissent eux le pouvoir débridé de l’argent. L’escroquerie, je dirais, à partir des années soixante-dix mais qui est tout à fait présente autour de nous, et on nous oppose cela comme étant la seule solution face à des populismes un peu, un peu délirants dans leurs suppositions, c’est cette idée que ce qui règle les sociétés humaines c’est essentiellement la concurrence, et qu’il faut bien veiller à ce que cette concurrence soit pure et parfaite. C’est mettre entre parenthèses ce que d’autres personnes dans nos cultures ont souligné – ça commence par Confucius en Chine, puisqu’il arrive même avant Socrate chez nous – ça apparaît chez Socrate, chez Aristote, ça va apparaître dans toute la réflexion du XVIIe siècle : nos sociétés fonctionnent essentiellement grâce à la solidarité. La concurrence règle des mécanismes ici et là, elle peut être utile dans certaines situations particulières, mais le fondement même c’est, dit Aristote, le fondement même la société c’est la philia.
Qu’est-ce que la philia ? C’est un mot qui désigne l’amour de manière générale en grec ancien, mais chez Aristote spécifiquement, c’est la générosité, c’est la bonne volonté que nous mettons tous à faire fonctionner les sociétés autour de nous. C’est la bonne volonté que nous mettons dans un embouteillage, c’est la bonne volonté que nous mettons à tout moment autour de nous. J’ai relevé, dans un de mes livres qui s’appelle Le prix, j’ai relevé des exemples de la philia même dans le milieu de la finance, même dans l’interview d’un requin, d’un trader vedette, je souligne que dans une certaine situation où il n’arrive pas à expliquer son propre comportement, c’est la philia, c’est la bonne volonté, c’est pour sauver le marché dans son ensemble que ce monsieur se conduit de telle manière. Dans tous les marchés que j’ai pu étudier, sur les marchés de la pêche en Bretagne, dans le domaine artisanal sur les plages africaines, la philia joue à tout moment. À aucun moment le vendeur n’essaye d’assassiner l’acheteur, à aucun moment l’acheteur n’essaye d’assassiner le vendeur : on est tous d’accord sur le fait qu’il faut que l’acheteur puisse acheter, et il faut que le vendeur puisse vendre.
L’exemple même que je raconte là, c’est des choses qu’on m’a racontées. C’est une petite anecdote, mais elle est très amusante : on me dit, dans les années 80, « Tu sais, il y a encore, au Croisic, il y a encore un pêcheur qui a fait la pêche à la sardine à la voile ! Il faut absolument que tu ailles le voir. Il a quatre-vingt-dix ans ». Je vais voir ce monsieur, effectivement – M. Piroton, c’était son surnom. Je ne me souviens plus de son vrai nom – et ce monsieur me dit dans la conversation « J’ai encore des carnets de pêche de l’époque », voilà, de 1913, 1914, etc. Je dis « C’est formidable ! Est-ce que je pourrais regarder ça ? » Alors, je regarde ses carnets, et puis je reviens vers lui. Je dis : « Comment c’est déterminé, les prix, en particulier pour la sardine, à la conserverie ? » « Ah ben, c’est la loi de l’offre et de la demande. » Je dis : « Oui mais, tu mets « taxation ». La plupart des jours, il est mis « taxation ??? » Et il dit : « Oui mais, ça c’est l’exception ». Je lui dis « Non, c’est dans deux tiers des cas ! C’est pas l’exception, c’est comme ça que ça se passait le plus souvent ». « Oui mais, c’est l’exception à la loi de l’offre et de la demande ».
Alors, il m’explique ce qu’est la « taxation » : « La taxation, c’est quand on n’était pas content. Le conserveur mettait, affichait à l’entrée de l’usine, combien il allait payer pour la sardine. Alors, il y a des jours où on n’était pas content du tout ! Alors, on allait chez le conserveur. On disait « Non, on ne peut pas faire ça ». Alors le conserveur disait « Bon allez, on se réunit, on se met dans une salle, on discute », les pêcheurs et le conserveur. Alors le conserveur disait « Combien vous voulez si c’est pas le prix que je donne ? », « Ben, on veut autant [X francs du kilo] ! ». Alors le conserveur disait « Non, ça c’est impossible. Je ne peux pas donner autant. Si c’est ça, je ferme l’usine et je rentre chez moi, etc. je vais aller faire aut’ chose, etc. ». On discute. Alors, le conserveur répète son prix et les pêcheurs disent « Non, on ne peut absolument pas. On ne peut pas nourrir nos femmes et nos enfants ! on ne peut pas être là demain ! ». Et on se mettait d’accord sur le prix. »
C’est ça qu’on appelait la « taxation ». Et en fait, la taxation, ça rien à voir avec la taxe – c’est un vieux terme, et apparemment, un terme qui vient de l’antiquité romaine – C’est l’entente ! C’est l’entente : les deux tiers des jours, à la pêche, en 1914, au Croisic, on se mettait d’accord sur le prix ! Que le prix n’assassine pas l’acheteur, et qu’il permette au conserveur d’acheter de la sardine et de ne pas fermer l’usine. On se mettait d’accord. C’est comme ça que nos sociétés fonctionnent. Et même je vous dis, dans une interview d’un trader-requin, il admet que s’il n’a pas demandé un prix excessif, c’est parce qu’il fallait que le marché continue, qu’on continue à pouvoir revenir le lendemain matin. C’est comme ça que nous faisons. Malheureusement, à partir des années soixante-dix, on nous met l’accent sur quelque chose qui existe effectivement, qui est sympathique dans le sport, la compétition, etc. mais qui n’est pas le principe directeur de nos société. Nos sociétés n’auraient pas pu fonctionner sans la solidarité spontanée, organisée parfois, qui nous permet de continuer. Comme le disait Proudhon dans une remarque sur l’érection de l’obélisque sur la place de la Concorde : « Deux cents grenadiers en quelques heures ont érigé l’obélisque, un seul grenadier pendant deux cents jours aurait été bien incapable de le bouger. » C’est ça ! C’est ça qu’il y a.
Une partie de la richesse créée, disait-il aussi Proudhon, une partie de la richesse créée, c’est simplement l’effet spontané de notre solidarité qui crée de la richesse en tant que telle, qui nous permet, en agissant de concert, de produire des choses. Il faut absolument effectivement que nous revenions sur cette idée que c’est la concurrence qui décide de tout. La rivalité, la « compétitivité » nous dit-on. Non, non. C’est essentiellement quand nous nous entraidons, c’est la solidarité, c’est ça qui a fait fonctionner nos sociétés jusqu’ici. Ce qui fait que nous avions été prêts à accepter cette histoire de compétitivité, de concurrence etc. c’est, heureusement, le fait que nous nous sentons davantage coupable en situation de rivalité que dans les situations de solidarité. Et c’est peut-être ça, malheureusement qui a attiré notre attention là-dessus, c’est qu’on est conscient du fait, dans des situations de rivalité, alors que quand on travaille tous ensemble sur quelque chose, on n’en est pas nécessairement conscient. C’est, d’une certaine manière, la nature humaine : Aristote le disait déjà – zoon politikon – nous sommes des animaux faits pour vivre en société.
(à suivre…)
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