Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.
GD : Alors, pour en revenir à la question du capitalisme, la question que je voulais poser à Paul c’est que, dans son ouvrage, on voit effectivement tous les problèmes qu’il y a aujourd’hui, mais je voulais lui demander la méthode surtout, la méthode pour en sortir, et là, je suis resté un petit peu sur ma faim. C’est pour ça que je voulais lui demander ce qu’il préconisait pour sortir du capitalisme.
PJ : Mais dans un certaine mesure, de manière très provocante, je peux dire que la méthode pour en sortir, elle est relativement indifférente puisque la rue va la trouver. Eh bien oui ! En 1789, il n’y a pas de solution toute faite. Si vous regardez les grands théoriciens, les Encyclopédistes, Rousseau, Voltaire, tous les gens qui ont bien réfléchi, ils ne nous l’ont pas donnée … Oui, Rousseau a écrit une proposition de Constitution pour la Corse, il a réfléchi sur le contrat social etc. mais il n’y a pas de solution toute faite. La Révolution française, ce n’est pas la mise en application de la théorie de X ou Y, de Voltaire, de Rousseau, de D’Holbach, de Diderot, etc. non.
Nos sociétés humaines fonctionnent comme des systèmes de type physique, et M. Prigogine aurait dit « des systèmes dissipatifs », c’est-à-dire que les solutions se découvrent dans l’action. Alors, ce n’est pas une mauvaise chose qu’on ait un peu une idée, une réflexion préalable sur ce qui va se passer ou non.
Mais, c’est une question qui avait conduit à ma popularité, d’une certaine manière, c’est un clash que j’ai eu avec M. Brice Couturier à France Culture : j’étais invité pour parler de la description j’avais faite de la crise des subprimes qui allait se produire, et ce monsieur m’interrompt à tout moment en me disant : « Qu’est-ce que vous allez mettre à la place ? » et je lui disais : « Monsieur, la raison pour laquelle je suis ici n’a rien à voir avec le système que je pourrais mettre à la place : on m’invite pour avoir décrit une crise qui va se produire », « Oui, mais qu’est ce que vous mettriez à la place ? » C’est-à-dire, en fait, dans sa représentation, on ne peut critiquer, on ne peut dire qu’un processus est un processus d’effondrement que si l’on est en même temps le théoricien de la chose à mettre à la place.
Bon, ça ne veut pas dire que, depuis, je n’ai pas réfléchi à ce qu’on pourrait mettre à la place, mais la question est tout-à-fait différente : un système peut s’effondrer sans qu’on ait la moindre solution.
Quand l’empire Maya s’effondre, il est probable que personne dans l’empire Maya ne savait ce qu’il fallait mettre à la place ! Les analyses qui ont été faites montrent qu’on a probablement un processus du même type que le nôtre, c’est-à-dire une situation dont la population dans son ensemble se rend compte qu’elle est dramatique, mais les élites imaginent qu’elles sont protégées, qu’elles pourront survivre, que le problème n’est finalement pas pour elles. Je crois que c’est Jared Diamond qui a souligné cela, et un autre, Joseph Tainter [L’effondrement des sociétés complexes (1988)], quand il a parlé de l’effondrement de l’empire Maya. Les choses peuvent s’effondrer sans que les grands théoriciens aient des réponses à ça.
Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas encore réfléchi, à différentes époques, à des choses que l’on pourrait mettre en place. Et en particulier, il y a cette période tout à fait extraordinaire de réflexion qui est la première moitié du XIXe siècle, quand apparaissent tous ces mouvements qu’on a appelé « socialistes » par la suite, ou « anarchistes », et qui viennent avec des idées tout à fait neuves, au point que quand en 1960 la jeunesse se rebelle, elle peut aller puiser à nouveau dans la réflexion de cette époque-là, mais dans les années soixante a lieu une nouvelle réflexion, qu’on appelle « la pensée critique », la pensée freudo-marxiste etc. qui vient avec de nouveaux apports, et j’ai le sentiment qu’en ce moment, oui, on vient aussi avec de nouvelles propositions. Nous ne sommes pas tout à fait désarmés : nous pouvons puiser dans ce qui a déjà été compris, nous pouvons produire d’autres choses et nous pouvons avancer, mais ce serait un piège d’imaginer que nous ne pouvons pas réfléchir à l’effondrement si nous n’avons pas, toute prête dans nos cartons, une autre chose à mettre à la place. Je dirais : notre lucidité doit séparer les deux problèmes, entièrement.
(à suivre…)
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