Saint-Etienne, Conférence de l’hôtel de ville : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie » (II) La science économique

Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.

GD : La deuxième question que je voulais poser à Paul, c’était que son livre parle beaucoup de la science économique. Il parle notamment de la création du Mont Pèlerin en 1947, et de savoir comment l’économie en tant que science s’est constituée autour de ce qu’on appelle en épistémologie un domaine convexe, c’est-à-dire que elle s’est autonomiser. D’ailleurs vous prenez des auteurs comme Smith, ils étaient d’abord des philosophes et puis petit à petit l’économie, en même temps que la société, s’est développée dans le cadre du capitalisme, mais la pensée économique elle même est devenue autonome, et aujourd’hui ça a atteint son acmé, je crois, quand… par exemple, si on revient sur la question financière, quand Fama a eu, en 2013, le prix Nobel d’économie. C’était l’idée que les marchés financiers étaient autorégulateurs. Donc les marchés financiers étant autorégulateurs, à l’époque, certains développaient la thèse qu’il n’y avait même plus besoin de banques centrales. Alors, elles ne font pas toujours des choses formidables mais malgré tout, c’est quand même une intervention publique, et on en a bien eu besoin, à mon sens, dans la crise de 2008.

Donc, c’est la deuxième question que je vais poser à Paul, qu’il parle un petit peu de la pensée économique telle qu’elle est devenue dominante dans sa forme néo classique, qu’on appelle parfois la pensée standard, et l’influence qu’elle a eu à la fois sur la crise et sur la société. Et puis la troisième question, c’est la question environnementale, parce que la question environnementale est venue quand même perturber beaucoup le système. On ne sait plus aujourd’hui si le système doit s’adapter à ça. Alors, en économie, la question environnementale, elle se traite essentiellement à travers la notion d’externalité, notamment d’externalité négative, or une des questions que je veux lui poser, c’est de savoir justement comment le marché peut traiter des externalités négatives, voilà.

PJ : Et après, si vous me permettez, on reviendra à ce qui a été annoncé comme étant le thème de la soirée. [rires dans la salle]

GD : J’ai pris dans votre livre les trois questions dont vous parlez le plus.

PJ : Oui, je comprends et je vais les évoquer. Mais ensuite, je crois qu’on s’intéressera au capitalisme et à sa nécessité, ou non, pour notre survie.

La question de la pensée économique, c’est effectivement une question très importante. Il est vrai que, à partir du XVIIe, XVIIIe siècle essentiellement, les penseurs se sont mis à réfléchir sur les questions économiques spécifiquement. Une telle réflexion n’existait pas auparavant. Il y avait des choses, je dirais, dans les marges de la scolastique, c’est-à-dire de la réflexion du moyen-âge sur l’éthique essentiellement- Qu’est-ce que un juste prix ? – et les discussions sur l’économie se limitaient en fait à cela. A partir du XVIIe siècle, on commence à réfléchir sur les faits économiques en tant que tels, et au XVIIIe siècle apparaît une pensée spécifiquement économique. Il y a quelques grands noms : Turgot, Adam Smith l’Écossais, François Quesnay en France, qui fait Le tableau économique de la France, Cantillon, qui malgré son nom est un Irlandais – probablement un Huguenot, une famille huguenote probablement déplacée – On commence à réfléchir sur l’économie en tant que telle mais ce ne sont pas des économistes, bien entendu, puisqu’il n’y a pas de faculté d’économie dans les universités. François Quesnay est médecin du roi mais les choses d’économie l’intéressent, Adam Smith est en fait un philosophe dont le premier livre est sur les sentiments moraux, c’est un éthicien. On commence à réfléchir, et on commence à réfléchir dans les mêmes termes, je dirais, où à la même époque, on réfléchit en terme d’astronomie – on essaie de produire un savoir sur ce que l’on voit en essayant de le décrire – et à partir du milieu du XIXe siècle, il y a des tentatives de modéliser avec des méthodes mathématiques ce qu’on observe. Par exemple, il y a l’invention de la loi de l’offre et de la demande par Cournot et qui utilise des équations pour décrire cela. C’est intéressant, parce que cette loi de l’offre et de la demande modélisée mathématiquement, c’est le sujet de l’un de mes livres qui s’appelle Le prix. On n’a jamais véritablement essayer de la vérifier – quand on essaie de la vérifier, ça marche pas trop – et donc il y a une pensée économique qui apparaît, qui s’intéresse essentiellement à deux questions : la question de la propriété privée – quelles sont les implications d’un propriété privée et quels sont les rapports entre les classes, les classes sociales, les classes économiques en particulier. On ne les appelle pas nécessairement des classes, on emploie parfois en d’autres termes, on parle des ordres par exemple, ou des états – le tiers-état – on parle des conditions, qui est un terme qu’on utilise encore, qu’on trouve chez Balzac, qu’on trouve chez Flaubert, « des gens de différentes conditions » et par exemple, justement, dans ce Tableau économique de la France de 1758 de François Quesnay, on parle de deux classes essentiellement, en lesquelles la population se distribue (les classes travailleuses – les classes laborieuses – et les classes oisives) et il décrit le rapport entre les deux. Il y a, pour la première fois, de véritables graphiques, on dirait, chez Quesnay, avec des flèches où on voit de l’argent qui circule dans une direction, des marchandises qui circulent en sens opposé, et on s’intéresse non seulement à la propriété privée – Qui est propriétaire ? Qu’est ce que c’est que la propriété privée ? – et on s’intéresse essentiellement aux classes sociales et aux rapports entre elles, par rapport à l’économie.

On appelle ce domaine l’économie politique, c’est une réflexion qui caractérise le XIXe siècle. Un très très grand traité d’économie, probablement le premier, c’est véritablement l’essai d’Adam Smith sur La richesse des Nations , ce sont des ouvrages très intéressants qu’on lit encore avec un énorme plaisir, ou le Tableau économique de Quesnay. Il y a, en Angleterre, un agent de change appelé David Ricardo qui commence aussi à théoriser toutes ces questions et un grand élève de Ricardo apparaîtra, c’est Karl Marx, au point d’ailleurs que Keynes (qui avait très peu de sympathie pour Marx), considère que Marx, ce sont des notes marginales sur Ricardo et sur Adam Smith. D’une certaine manière, c’est un peu vrai. Fondamentale chez Marx, bien entendu, la théorie de la valeur travail de Ricardo, c’est-à-dire qu’il n’y a de valeur créée à l’intérieur de l’économie que par le travail.

Quand, à la fin du XIXe siècle, le milieu de la finance est particulièrement irrité par cette idée de valeur travail, qu’il n’y aurait de justification à une rémunération que par le travail, une tentative se lève de créer un autre type de discours. Mais c’est intéressant de savoir que l’irritation des banquiers dans les années 1870 ne vient pas de Marx, elle vient d’avant. Elle vient de cette introduction de la théorie de la valeur travail de Ricardo qui, lui, était non seulement un spéculateur mais un agent de change ! C’était au sein même de la finance que le ver était entré dans le fruit.

Et là apparaît un nouveau discours qu’on va nous appeler « science économique », et moi j’attire toujours l’attention sur le fait qu’il faut être très prudent par rapport à la dénomination de science de ce type de discours. Parce que, comme le soulignent certains auteurs du début du XXème siècle en particulier Charles Gide et Charles Rist. Dans un grand livre d’histoire de la pensée économique [Histoire des doctrines économiques], ils nous montrent que le tournant des années 1870, ça consiste essentiellement à éliminer entièrement du discours économique les deux questions qui étaient fondamentales : celle de la propriété privée et celle des rapports de classe. Gide et Rist nous disent dans leur livre de 1909 « Prenez un traité d’économie. Si on n’y parle plus ni de la propriété privée, ni des classes sociales, c’est que c’est de la « science » économique. » On produit là un discours qui obtient l’assentiment du milieu de la banque. On élimine entièrement les questions qui conduisent à controverse – la propriété privée et les classes sociales. Que dit-on à propos de la propriété privée ? On dit que ça relève d’une sorte d’ordre naturel. Vous verrez, par exemple chez Walras, qui est un des grands inventeurs de la science économique dans les années 1870, ces choses de la propriété privée, c’est pratiquement de l’ordre de la biologie : c’est comme ça que les êtres humains fonctionnent et donc ce n’est pas quelque chose dont la science économique doive parler. Les classes sont entièrement éliminées, et il n’y a plus qu’une sorte de personnes, ce sont les consommateurs. Nous sommes tous pareils en tant que consommateur : le patron d’une grosse usine est un consommateur, le mendiant au coin de la rue qui quémande est un consommateur aussi.

Nous sommes tous les mêmes, et on invente – et là ce n’est pas Walras mais c’est Carl Menger à la même époque, tout ça c’est dans les années 1870 – cette notion d’individualisme ontologique : nos sociétés ne s’expliquent pas en termes de classe sociale, mais uniquement en termes d’individus. Il n’y a pas de phénomène de foule, comme on dirait, il n’y a pas de phénomène mimétique. On peut aussi bien décrire le système économique en se contentant de décrire le fonctionnement d’un seul individu, et une société économique, c’est l’ensemble de ces individus qui sont essentiellement des consommateurs, tous identiques. Le fait qu’ils disposent de moyens importants ou réduits – sur le plan économique, sur le plan financier – c’est de l’ordre de l’anecdote. On n’en parle plus.

Alors, voilà effectivement l’héritage de la « science » économique. C’est une opération, je dirais, de type « com » ou relations publiques : on va produire un discours que les politiques et les financiers vont pouvoir utiliser, qui sera extrêmement compliqué parce qu’il sera modélisé de manière extrêmement complexe d’un point de vue mathématique, ce qui permettra de dire au public « Nous comprenons, nous, ces choses, mais il serait très très difficile de vous expliquer exactement comment ça marche parce que c’est extrêmement compliqué » – On en parlait tout à l’heure – Donc, c’est tout à fait rassurant quand M. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, dit « Oui, faudrait peut-être commencer à réfléchir un peu comme les sociologues, les anthropologues sur ces questions-là » c’est formidable – ça date de quelques mois, de quelques semaines – c’est formidable. Il y a une évolution, qui est peut-être liée à des choses qui se passent dans la rue. Il y a un peu d’inquiétude par rapport à, comment dire, une colère qui gronde ici et là.

GD : Jean Tirole a dit récemment que l’homo oeconomicus, c’est un concept à revoir, qui n’était plus d’actualité.

PJ : C’est tout à fait extraordinaire, et puisque vous avez évoqué les questions d’environnement, vous savez sans doute que cette année, le prix Nobel d’économie ont été décerné à deux personnes qui ont proposé une solution aux problèmes d’environnement en termes purement économiques, dans la logique de profit absolument classique. Les commentateurs ont noté que leur système marche, je ne sais plus exactement, jusqu’à quatre degrés, voilà, qu’il permet de baisser l’augmentation de température au niveau quatre degrés peut-être à l’échelle du XXIème siècle, alors que tous les commentateurs nous disent que deux et demi c’est déjà énorme et peut conduire à la disparition de la plupart des espèces animales – dont nous sommes à titre anecdotique. Comment ose-t-on donner un prix Nobel d’économie à des personnes qui nous proposent une solution en termes de profits qui s’assimile à la disparition, à l’extinction du genre humain ? Ça montre que le discours que ces gens tiennent, ils le tiennent essentiellement les uns pour les autres, en-dehors de tout souci de la société autour d’eux. Ce n’est pas seulement scandaleux, c’est effarant qu’on puisse, qu’on ose donner un prix Nobel d’économie – parce qu’il y a quand même un prestige associé à ça – à des solutions qui sont inutilisables.

GD : Une petite parenthèse, c’est que c’est pas un vrai prix Nobel d’économie : c’est le prix de la banque de Suède. C’est toujours présenté dans la presse comme un prix Nobel, au même titre que la chimie, la physique, mais c’est pas un prix Nobel, c’est le prix décerné par la banque de Suède.

PJ : Oui, c’est vrai, mais c’est un prix Nobel. C’est à dire qu’on a accepté de l’appeler à ce titre. Il date, si j’ai bon souvenir, de 1968 donc il est beaucoup plus récent que les prix Nobel qui datent des années 1910, si j’ai bon souvenir [1901], et est décerné par un jury qui est rassemblé par la banque de Suède. C’est effectivement, je dirais, là aussi une opération de com des milieux bancaires, des milieux financiers, et vous avez mentionné le nom de la Société du Mont Pèlerin : les gens qui décernent ce prix, c’est essentiellement un petit club de gens qui s’auto-congratulent et qui se cooptent les uns les autres, des gens qui n’ont pas un rapport, je dirais… ils ont un rapport de pouvoir parce qu’ils sont reconnus : ce sont les économistes officiels, se sont ceux aussi qu’on voit dans les émissions de télévision etc. mais c’est une opération de type idéologique, comme on dit, ce n’est pas véritablement un discours de type scientifique malgré l’utilisation des mathématiques. D’ailleurs, cette utilisation des mathématiques est absolument excessive.

Je pourrais signaler une petite anecdote à ce propos là qui montre bien la logique. C’est la chose suivante : je travaille donc dans une banque, et c’est une banque américaine, et celle-là, c’est une banque des subprimes, et dans ma fonction à la gestion du risque, je m’aperçois que nous utilisons un modèle de gestion du risque qui est faux. Alors, je pose la question autour de moi « Que faut-il faire ? » et j’ai comme interlocuteur quelqu’un de la firme d’audit KPMG qui me dit « Ah ? c’est très intéressant. Je vais m’enquérir, dans les autres entreprises pour lesquelles je travaille, de la manière dont les choses fonctionnent, et aussi vis-à-vis de ce qu’on appelle le régulateur. » Et la personne me revient quelques semaines plus tard en disant « Mais il n’y a pas de problème. Il n’y a pas de problème parce que toutes les banques utilisent le même modèle » et je dis « Oui, d’accord, mais moi je vois ça plutôt comme un problème, plutôt que comme une solution » et il dit « Non, parce que ça permet que la concurrence parfaite soit encore maintenue ». La seule préoccupation de ces milieux, c’est que la concurrence pure et parfaite soit maintenue. Le fait qu’un modèle de gestion du risque soit entièrement faux était considéré comme accessoire puisque toutes les banques étaient à égalité par rapport à cela. Et ça, ça nous montre qu’on n’est pas dans la science. Dans la science, un modèle de gestion du risque aurait dû gérer le risque, et pas être dans une situation où simplement dans une logique purement commerciale, c’est la question de la concurrence qui permet de juger si une question est importante ou non, et « Comme on utilise tous le même modèle faux, eh bien, il n’y a aucun problème ! ».

(à suivre…)

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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