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Dans Le Monde : « De la valeur de marché à la tragédie des communs »
Dans L’Écho : Quand la valeur doit laisser la place aux valeurs
[J'apprends à l'instant par un coup de téléphone que cette chronique dans Le Monde sera ma dernière : un courrier m'est adressé qui m'expliquera la suppression du cahier Économie en raison du coût du papier].
En novembre 2013, le comité pour les affaires économiques et monétaires du Parlement européen mit en accusation la Troïka, dont les trois composantes sont la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. En cause, la politique drastique d’austérité imposée à la Grèce.
Les parlementaires et les experts présents furent ulcérés par la mauvaise foi flagrante des représentants de la Troïka dans leurs réponses aux questions posées. Des grondements s’élevèrent même de l’hémicycle à plusieurs reprises. Ils mentaient, mais avec maladresse, trahissant ainsi leur malaise. Convoqués pour expliquer comment ils envisageaient les enjeux d’un monde humain axé sur des valeurs, ils n’avaient à opposer à leurs accusateurs que la valeur nue : la logique froide d’un monde sous l’empire seul de sommes d’argent.
Alors que les deux univers du Parlement européen et de la Troïka trouvaient en temps ordinaire à se déployer dans des mondes parallèles voisins, pouvant s’ignorer l’un, l’autre, la mise en accusation ce jour là, conduisait à la confrontation explosive de deux formes contradictoires de la rationalité : celle du Parlement fondée sur les objectifs, sur les fins, et celle de la Troïka, fondée sur les coûts, c’est-à-dire sur les moyens.
Depuis qu’Aristote en avait démonté la mécanique, le monde gréco-chrétien vivait sous le règne d’une Raison visant des buts, or tout avait changé dans les années 1870 sous l’action des Stanley Jevons en Grande-Bretagne, Léon Walras en France et Carl Menger en Autriche : la Raison s’était transformée en allocation optimale de ressources rares selon l’utilité subjective.
Dès ce jour, la fin ne définirait plus les moyens, ce seraient la minimisation des coûts et la maximisation des profits qui deviendraient des fins en soi. Le résultat aurait cessé d’être un objectif visé initialement, pour devenir « pragmatiquement » quoi que ce soit que l’on constate à l’arrivée. Libre à chacun de compter alors les pots cassés, comme il en allait à cette époque de façon navrante d’une Grèce martyrisée.
Les États avaient cessé d’être gérés comme un ménage où l’on aspire au bonheur de tous, ils l’étaient maintenant comme une boutique où l’on s’efforce de « faire des sous ».
L’image de la « main invisible » d’Adam Smith avait tout pour séduire : chacun suivrait son intérêt bien compris et l’intérêt général en serait assuré de manière plus sûre que si chacun à sa façon s’efforçait d’y concourir. Mais l’image, moins séduisante, de la « tragédie des communs » s’est avérée plus pertinente : dans un monde aux ressources limitées, au moment où l’environnement bascule dans une dégradation irréversible, la rationalité économique veut qu’il demeure de l’intérêt de chacun d’accroître encore son empreinte. Las ! la main invisible ne valait donc que pour un monde aux ressources infinies.
Or, l’hypothèse d’une extinction du genre humain a cessé d’être une élucubration : notre espèce épuise chaque année 1,6 planète en termes de ressources renouvelables, transgressant la capacité de charge de la Terre par rapport au poids que nous lui imposons. Quant aux limites planétaires, trois d’entre elles ont déjà basculé dans l’irréversibilité : le réchauffement climatique (en voie de signer l’arrêt de mort de tous les mammifères à l’horizon 2200), la réduction de la biodiversité (la 6e extinction est en cours) et la rupture du cycle de l’azote (le protoxyde d’azote que nous produisons est un gaz de serre 300 fois plus nocif à poids égal que le C02). Inutile de souligner que dans ces conditions la musique finira par s’arrêter.
Prévenir l’extinction du genre humain constitue la fin par excellence, qu’il faut laisser libre de définir ses moyens, dont la justification va alors de soi. Le moment est venu pour les comptables de la main invisible de s’écarter pour laisser la place aux sages de la protection des communs. Le moment est venu pour la valeur de laisser la place aux valeurs.
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