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« En sciences économiques, on n’a rien inventé depuis Marx » lancent les journalistes du Monde Diplomatique et coordinateurs du Manuel d’économie critique, Hélène Richard et Renaud Lambert lors d’une conférence à l’ENSAE ParisTech le 6 décembre 2018. Leur idée ? Les concepts de la science économique actuelle sont « pauvres », autrement dit, ce sont des rustines que l’on appose par-ci par-là pour que la théorie néoclassique reste valide : un remake du géocentrisme de Ptolémée faisant face à la théorie de Copernic ? La science économique actuelle manque d’un vrai travail sur les concepts, un concept devant être une notion qui tend, par sa simple définition, à coller au mieux à une réalité. Plus il rend compte et explique un spectre de phénomènes par lui-même, plus le concept est riche.
Au-delà des « externalités » : la « brutalité » des choix économiques
Le concept « d’externalité » caractérise le fait qu’un agent économique crée, par son activité, un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite, ou au contraire une nuisance, un dommage sans compensation. Il peut être considéré comme pauvre car il n’est pas indépendant de l’idée de « marché » ; et signifie simplement « absence de marché ».
Alors, comment repenser les externalités ? Comment rendre compte d’une réalité plus grande à partir de cette idée fondamentale que, contrairement au postulat de base de la science économique, nous ne sommes pas maîtres des conséquences de nos choix économiques ? En réalité, nos actions n’ont pas parfois une externalité positive ou négative, nos actions ont toujours une infinité de conséquences non-anticipées, bonnes ou mauvaises. Au niveau macroéconomique, l’humanité est un éléphant dans un magasin de porcelaine : quoi qu’elle fasse, elle perturbera un équilibre préexistant à son action. Nous avons froid ? Chauffons-nous ! Construisons les centrales thermiques qui permettront de nous fournir en énergie. Le résultat ? Les émissions de gaz à effet de serre qui entrainent le réchauffement climatique, de la production de gaz toxiques qui détruisent la biodiversité, des rejets de particules fines qui encombrent nos poumons, etc.
Pour aller plus loin, un rien a une influence sur tout, c’est l’effet papillon de nos actions, les externalités sont infinies et incommensurables. Je m’achète un McDo à 12:32 et 28 secondes le 25 janvier 2019 pour mon déjeuner ? Je m’alourdis sensiblement et mon pas est donc ralenti pour prendre le bus, j’arrive en retard, je le rate, je dois prendre le prochain, et donc j’arrive en retard à mon entretien, rendez-vous qui sera donc annulé, entretien qui aurait pu être décisif pour le reste de ma carrière, carrière que je ne mènerai donc pas, je ne serai donc pas le grand chercheur en médecine que je voulais devenir, je ne découvrirai donc pas le vaccin contre le paludisme, des milliers des personnes dans le monde continueront à en souffrir… vous pouvez imaginer la suite.
Comment nommer cette réalité ? La « brutalité » des choix économiques. Dans le sens commun, la brutalité d’un comportement étant son caractère grossier et inattentionné, le terme reflèterait dans son sens économique, la non-prise en compte des conséquences infinies d’un choix économique réalisé. Le concept de brutalité des choix économiques peut rendre compte d’une réalité plus large que l’idée d’externalité et cela indépendamment de la notion de « marché ». Et s’ils s’appliquent aux choix individuels, la « brutalité » peut également qualifier un système économique dans son ensemble : l’engrenage infernal de son fonctionnement broie toute sensibilité à son infinité d’effets externes.
La « brutalisation » des comportements économiques au cours de l’histoire
Et si le concept historiographique de « brutalisation » proposé pour la première fois par l’historien américano-allemand George L. Mosse dans De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes (1990) trouvait un tout nouveau sens appliqué à l’histoire des faits économiques ?
Proposé dans son sens premier, il désigne l’acceptation, voire la désirabilité, d’un état d’esprit issu de la Grande guerre, par la « banalisation » de la violence, qui entraîne la poursuite d’attitudes agressives dans la vie politique en temps de paix. Cette brutalisation des esprits aurait alors entrainé le caractère fondamentalement violent de la vie politique de l’entre-deux-guerres en Europe avec le développement du fascisme.
Dans l’idée de brutalisation, on peut entendre le sens du terme « abrutissant » signifiant « rendre incapable de penser et de sentir ». Et c’est dans ce sens-là du terme que l’on peut retenir de la brutalisation des systèmes économiques : la perte progressive des facultés de percevoir les effets de l’activité économique humaine sur son environnement (tout autant naturel que social), la déconnexion de l’espèce humaine avec son environnement, sa tendance à s’en extraire psychologiquement et à ne plus pouvoir le sentir respirer.
La brutalité de notre présence au monde est omniprésente
Cette brutalisation de nos comportements économiques se légitime dans la « science économique ». D’une entité vivante dont on savait prendre le pouls, notre environnement (ou « la nature » dont on se garde bien de mettre à distance) est devenu un simple « capital » inerte et convertible en capital financier. En s’autonomisant des autres sciences, la science économique a jeté un voile pudique sur les effets de nos comportements économiques sur toutes les autres sphères de la vie. Alors que les premiers écrits économiques d’Aristote sur la formation des prix s’inscrivaient entièrement dans le contexte social et moral de l’antiquité, la « loi de l’offre et de la demande », de par même uniquement son nom, révèle bien sa prétention à la naturalité et à l’exclusivité de la sphère économique pour expliquer les faits économiques. En isolant l’activité économique du reste du monde, la science économique a agi comme un discours de légitimation de la technoscience consumériste en obstruant toute une partie de la réalité qu’elle a fini par timidement nommer « les externalités ».
Symptomatique de la brutalité de notre présence au monde est la banalisation de la destruction de la nature. Que Serge Gainsbourg mette feu à un billet de 500 francs en direct à la télévision, cela a choqué la France entière mais qu’en 2018 la déforestation de la forêt amazonienne, le « poumon de la planète », ait atteint 7 900 km², soit 1,2 milliards d’arbres abattus, ou encore 75 fois la ville de Paris, cela n’a pas offusqué grand monde : la preuve en est, les Brésiliens en veulent toujours plus en élisant comme Président du Brésil Jair Bolsonaro. À son investiture, notons que sa première mesure « écologique » a été de fondre le ministère de l’Environnement dans le ministère de l’Agriculture… tout un programme !
Pour observer ce processus de brutalisation des sociétés à l’économie « développée », citons l’exemple historique de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique : alors que les Européens ne débarquaient qu’avec pour seul objectif de trouver des richesses à exploiter, les Amérindiens se ruaient pour leur offrir milles merveilles en signe de bienvenue. Mais les Européens ont commencé à devenir insistants et quand les Amérindiens n’ont pas été tués par la violence ou la maladie, l’esclavage a conduit des familles entières au suicide collectif : les suicides amérindiens furent massifs ne supportant pas cette brutalité inouïe venue du « monde moderne ».
« Développement » économique et brutalisation : un cercle vicieux
Comment expliquer cette brutalisation progressive de nos comportements économiques ? Les différentes étapes du développement économique de l’humanité (domestication de la nature dans l’agriculture, urbanisation, industrialisation…) expliquent notre distanciation progressive avec notre environnement et donc la brutalité croissante. À chaque étape supplémentaire, le surcroit de brutalité permettait de passer à l’étape d’après. C’est uniquement parce que nous sommes nés dans une société brutalisée que nous la supportons comme telle et que nous pouvons ainsi la pousser plus loin encore dans de nouveaux « progrès » techniques. C’est uniquement parce que nos sociétés contemporaines sont à un stade élevé de brutalité, que nous connaissions, par exemple, les industries les plus polluantes comme les centrales à charbon, que nous avons pu moralement accepter la construction des centrales nucléaires, véritable épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Plus généralement, c’est un changement d’approche vis-à-vis de la nature qui s’opère dans le processus de brutalisation. L’anthropologue américain Marshall Sahlins, dans Âge de Pierre, âge d’abondance, affirme qu’il existe deux conceptions différentes de la richesse dans les sociétés du monde. La première est celle vécue par les sociétés aux systèmes économiques dits « primitifs » vivant au plus près de la nature : contrairement à ce que l’on peut croire, ils vivent sous le signe de l’abondance car, pour eux, la nature leur donne tout, ils sont si riches de leur environnement qu’ils n’ont pas besoin de travailler. Il suffit de cueillir le fruit du travail de la nature. Les travaux de Marshall Sahlins montrent comment les tribus Bemba, ne travaillent que très peu. Si ce sont uniquement les hommes de plus de 20 ans qui travaillent (chasser, construire, cueillir,…), on ne travaille environ qu’un jour sur 2 et uniquement 3 ou 4 heures par jour de travail. Eux connaissent les spécificités de chaque plante, connaissent les cycles de la nature, sentent les effets de leur activité sur la nature et sentent la nature respirer : ils se fondent dans leur environnement au contact de celui-ci, ils savent vous dire si la nature « va bien » ou non.
La deuxième conception de la richesse et de son environnement est la vision occidentale : la nature nous « mène la vie dure », elle est hostile et nous devons travailler sans cesse pour nous permettre d’y survivre. L’environnement est une réalité inerte que l’on ne sait plus appréhender. C’est cette vision qui nous fait dire que les pauvres « Indiens » et autres tribus reculées vivent dans le dénuement le plus total…mais c’est une illusion de nos esprits brutalisés devenus si empêtrés qu’ils ne ressentent plus la richesse de la nature, nature que l’on a de toute façon défigurée et dont on doit donc se passer pour survivre.
Vers l’extinction de l’espèce humaine ?
Comme la brutalisation politique des années 1920 et 1930 en Europe qui a mené au chaos de la Seconde Guerre mondiale, la brutalisation économique nous mène-t-elle à la catastrophe ? Notre inconscience écologique faisant que nous dépassions la capacité de charge de notre environnement et que nous l’endommagions donc de manière irréversible ; notre inconscience sociale faisant que l’on tolère un système économique inégalitaire, ne partageant pas la richesse mais les concentrant de plus en plus dans les mains que quelques-uns seulement ; et notre inconscience politique faisant qu’arrivent progressivement au pouvoir des partis portant la haine et la violence, bientôt prêts à se battre les uns contre les autres ; tout cela, nous amène-t-il à l’extinction prochaine de l’espèce humaine ?
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