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« Raréfaction du travail : réinventer l’Etat-providence du XXIe siècle » – Paul Jorion et Vincent Burnand-Galpin
Pour la revue « Espace de Libertés » – 3 février 2019
L’Etat-providence trouve ses racines dans la « question sociale » qui émerge dans le débat public des pays occidentaux au cours du XIXe siècle. On désigne ainsi les problèmes sociaux liés à l’urbanisation et l’industrialisation, qui font craindre des troubles sociaux aux classes dominantes. Celles-ci tendent à considérer la pauvreté comme la conséquence de caractéristiques morales individuelles et non du fonctionnement de la société.
Ce n’est qu’avec les travaux de Louis-René Villermé, considéré comme le fondateur de la médecine du travail, dans le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers en 1840 qu’a lieu une révolution copernicienne dans l’approche de la question sociale. En montrant notamment que les habitants venant de quartiers ouvriers sont en moyenne plus petits que ceux venant de quartiers bourgeois, il montre comment les conditions de travail peuvent expliquer les conditions de vie des classes populaires.
Les « risques sociaux » comme fondement de l’Etat-providence
C’est à la fin du XIXe siècle qu’apparaît l’idée de « risques sociaux » : ce sont des événements qui remettent en cause la possibilité de gagner sa vie et dont les conséquences sont considérées comme devant être prises en charge par la société dans son ensemble car ils ne relèvent pas de la seule responsabilité de l’individu. Outre un choix avant tout politique, la définition des risques sociaux dépend de son assurabilité car le système de protection sociale repose sur le principe de la mutualisation des risques. Il est nécessaire que les probabilités de subir un événement soient indépendantes d’un individu à l’autre pour que les risques se compensent. La Belgique reconnait aujourd’hui quatre risques sociaux : la santé, la vieillesse, la famille et l’emploi.
Le système de protection sociale belge : un modèle fondé sur l’emploi
Le modèle de protection sociale belge est inspiré du modèle bismarkien né en Allemagne dans les années 1880 et qui repose sur un principe fondamental : les droits découlent de l’emploi ou d’un lien de parenté avec le titulaire d’un emploi. Les prestations sont alors proportionnelles aux cotisations et donc liées au salaire, comme par exemple les allocations chômage.
L’Etat-providence est aujourd’hui fragilisé
Si la fin de la Seconde Guerre mondiale et les Trente Glorieuses marquent l’apogée de l’Etat-providence, depuis la fin des années 1970, il est progressivement remis en cause. Trois phénomènes expliquent cette fragilité grandissante.
Le premier est la pensée ultralibérale, à l’influence aujourd’hui prépondérante dans la classe politique, qui considère que l’Etat doit se retirer de l’économie pour n’être qu’un « veilleur de nuit ». Son seul rôle doit être de protéger la propriété privée et garantir la concurrence « pure et parfait ». Telle une entreprise, il doit rationaliser son fonctionnement, rendre son activité rentable et donc couper dans les aides sociales.
La deuxième cause est le contournement croissant de l’Etat-providence. L’Etat est fondé sur le monopole de la violence mais aussi de la fiscalité sur un territoire donné. Une entreprise locale n’a pas d’autre choix que de payer ses impôts dans le territoire sur lequel elle exerce son activité. Mais ce monopole fiscal est aujourd’hui remis en cause par les multinationales qui mettent, au contraire, en concurrence les différents pays entre eux. Cela pousse les gouvernements au moins-disant fiscal et donc social.
La dernière explication, la plus importante de loin, est la raréfaction du travail sur lequel est fondé tout le système de protection sociale. Un rapport publié en novembre 2017 par McKinsey Global Institute, « Jobs lost, jobs gained : what the future of work will mean for jobs, skills and wages », affirme que grâce aux technologies d’aujourd’hui, 50% de la main d’œuvre actuelle est automatisable. S’il est encore à voir à quelle vitesse le travail disparaitra véritablement, il est certain que, dans les années à venir, une part croissante de l’emploi sera automatisable et automatisée.
Réinventer l’Etat-providence pour faire face aux enjeux du XXIe siècle
Face à la raréfaction du travail, aux inégalités de la répartition des richesses et à la polarisation de la société, il est absolument nécessaire qu’un Etat-providence digne de ce nom soit réinventé. Et pour cela, il faut mener un véritable changement de paradigme du point de vue des recettes et du point de vue des dépenses.
Si ce n’est pas l’Etat-providence qui est obsolète, c’est bien le modèle bismarkien qui l’est. Les risques sociaux sont en passe de devenir inassurables du fait que la probabilité de chômage dans la population augmentent inexorablement. Les dépenses augmentent car les chances d’être au chômage augmentent, alors que les recettes diminuent mécaniquement avec la raréfaction du travail. Pour équilibrer les comptes publics, nos dirigeants sont alors obligés d’adopter la politique du « rabot » : chaque année il faut trouver où réduire les dépenses de protection sociale.
Pour conserver l’Etat-providence, il est aujourd’hui impératif de dissocier le travail des droits sociaux. Du côté de l’Etat, les recettes ne doivent plus être dépendantes du taux d’emploi, et du côté de l’individu, la possession d’un emploi ne doit plus être la condition à l’accès aux droits sociaux.
Ainsi, au modèle bismarkien s’oppose au modèle beveridgien né au Royaume-Uni dans les années 1940 avec l’économiste keynésien William Beveridge. Le modèle ne se fonde non pas sur un système d’assurance mais sur un modèle d’assistance : les aides sont accordées sans contrepartie de manière universelle (tous les résidents d’un territoire sans condition ont accès aux droits sociaux) et uniforme (les prestations sont versées en fonction des besoins).
Quelles peuvent être les nouvelles recettes de l’Etat-providence ? Si le travail disparait, avec l’automatisation l’économie continue de fleurir, les impôts imaginables pour financer l’Etat-providence sont innombrables. Nous proposons notamment la « taxe Sismondi » en imposant le travail des machines, robots et logiciels en lui appliquant le même barème que celui qui vaut pour les êtres humains qu’ils remplacent.
Et pour véritablement faire face aux enjeux sociaux du XXIe siècle ? Nous proposons la gratuité pour l’indispensable pour assurer un socle commun d’accès aux biens fondamentaux à une vie décente : alimentation, logement, vêtements, santé, éducation, transports, et même connectivité. Distinguons le nécessaire du superflu et faisons-les relever de deux régimes économiques distincts.
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