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Revirement : Le Monde ne publiera pas mon analyse de Deux études indépendantes sur les ingérences russes durant la campagne présidentielle américaine. La voici pour vous.
Russie – États-Unis : la nouvelle forme de la guerre
Deux rapports commandités par la commission sénatoriale américaine sur le renseignement nous apportent quantité d’informations sur les ingérences russes durant la campagne présidentielle américaine de 2016 et dans la période qui suivit.
La première étude émane du Computational Propaganda Research Project de l’Université d’Oxford [1], la seconde est produite par New Knowledge, une compagnie de sécurité numérique américaine, en coordination avec Columbia University [2]. Toutes deux s’intéressent aux activités de l’Agence de Recherche sur l’Internet (ARI), un organisme de guerre numérique ayant son siège à Saint-Pétersbourg, et dont treize dirigeants de nationalité russe furent inculpés pour ingérence en février de cette année par la commission Mueller enquêtant sur une éventuelle collusion entre l’équipe Trump et la Russie. L’inculpation restera bien entendu lettre morte et son objectif premier est seulement de constituer un cadre juridique pour d’éventuelles inculpations de citoyens américains ou de nations avec lesquelles les États-Unis entretiennent des accords d’extradition. Il est reproché à l’équipe de Saint-Pétersbourg d’avoir « promu la discorde aux États-Unis et sapé la confiance publique dans la démocratie ».
Les deux études détaillent dans le fonctionnement de l’ARI une opération à grande échelle dans le cadre de la politique appelée doctrine Guérassimov, du général du même nom, visant à l’affaiblissement de nations jugées ennemies de la Russie.
Formulée en 2013, cette doctrine brouille les frontières entre débat politique et combats sur le terrain en affirmant que les guerres se gagnent désormais par des moyens non-militaires dans des opérations de guérilla aux formes multiples : piratage informatique, guerre commerciale et médiatique, fuites et désinformation. Il s’agit de créer chez l’ennemi un environnement en proie à des troubles constants, en manipulant, selon les termes de Guérassimov, « l’opposition interne pour créer un front d’opération permanent sur l’entièreté du territoire de la nation ennemie ». La doctrine fut appliquée en 2014 en Ukraine, où des factions opposées de nationalistes ukrainiens et de séparatistes pro-Russes furent toutes deux financées en vue de provoquer une instabilité propice à l’annexion de la Crimée.
Lors de l’élection présidentielle de 2016, une double stratégie fut adoptée : motiver les électeurs potentiels de Donald Trump tout en démotivant ceux d’Hillary Clinton. Il s’agissait d’une part, de défaire une candidate ayant encouragé, en parlant d’élections truquées, les manifestants lors de troubles en Russie en 2011, et porter au pouvoir un candidat favorable à la Russie depuis 1987, époque où Trump fit campagne dans les principaux quotidiens américains en faveur des positions géopolitiques de ce qui était alors, l’URSS.
L’effort de l’ARI fut massif et efficace, tirant parti des facilités qu’offrent les réseaux sociaux en matière de diffusion de l’information. Ainsi, les messages affichés par elle sur Facebook furent-ils partagés 31 millions de fois, « laïkés » 39 millions de fois et donnèrent lieu à 3,5 millions de commentaires. Les messages affichés sur Instagram furent eux à l’origine de 185 millions de « Laïkes » et de 4 millions de commentaires. Les 3.841 comptes Facebook attribués à l’ARI générèrent eux 8,5 millions de messages.
Révélation des deux études, la communauté afro-américaine fut davantage ciblée que l’opinion d’extrême-droite, en vue de l’encourager soit à s’abstenir, soit à porter ses suffrages sur une autre candidate : Jill Stein du Parti vert, ou encore pour lui communiquer des instructions erronées relatives à l’inscription sur les listes électorales.
L’étude de New Knowledge souligne que si la propagande russe n’hésite jamais à recourir à la désinformation (on pense aux 46 explications concurrentes relevées par le Washington Post à propos de la tentative d’assassinat du transfuge Sergueï Skripal en mars 2018), le ciblage des Afro-américains fit valoir essentiellement des informations vraies telle que la pauvreté de la communauté dans son ensemble et la disproportion flagrante des Noirs dans la population carcérale, dans le profilage et parmi les victimes de bavures policières, attirant ainsi l’attention sur le fait que la doctrine Guérassimov n’est efficace que s’il existe dans la nation ciblée, de véritables foyers d’infection, en l’occurrence aux États-Unis, les séquelles toujours présentes de l’esclavagisme d’autrefois.
Pour mener à bien sa campagne, l’ARI utilisa les techniques les plus éprouvées de la publicité et les méthodes commerciales les plus récentes de ciblage de fragments de la population. Elle construisit ainsi des noyaux de « followers » sur des sites Facebook avant de faire dériver les messages en direction de la cible visée, par exemple parmi les fans de la série Les Simpsons.
Deux éléments donc dans la fragilité des États-Unis devant la Russie : d’une part, son ouverture à la circulation libre de l’information, l’étude de New Knowledge souligne ainsi : « C’est précisément notre attachement aux principes démocratiques qui nous met en position asymétrique désavantageuse face à un adversaire pratiquant avec enthousiasme dans sa politique intérieure la censure, la manipulation et l’étouffement des affaires », d’autre part, son incapacité à résoudre certains de ses problèmes sociaux, même centenaires, tel l’héritage de l’esclavage.
Les réseaux sociaux, parce que protégés contre les ingérences de l’État, se sont révélés le cheval de Troie grâce auquel les Russes ont pénétré l’Amérique. L’étude d’Oxford observe ainsi qu’ils « sont passés d’infrastructure naturelle du partage des doléances et de la coordination de l’engagement civique, au moyen numérique du contrôle social, manipulé par des agents habiles au service du politique, aussi bien dans les dictatures que dans les démocraties ». Elle rappelle aussi qu’au sein même des nations visées par les ingérences russes, certains partis politiques utilisent des tactiques identiques à celles l’ARI, cette fois les uns vis-à-vis des autres.
Ironie de l’actualité, au moment même où paraissaient les deux études, une enquête relative au National Enquirer, organe de la presse de caniveau américaine, dont le directeur David Pecker est un proche de Donald Trump, mettait en évidence la politique de désinformation et d’étouffement des affaires à grande échelle menée par le magazine, partiellement financée par celui qui n’était alors que candidat à la présidence.
[1] The IRA (Internet Research Agency), Social Media and Political Polarization in the United States, 2012-2018.
[2] The Tactics and Tropes of the Internet Research Agency.
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