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La seconde de mes chroniques mensuelles pour
« Tu auras cessé de gagner ton pain à la sueur de ton front » :
« Player Piano », le premier roman de l’auteur américain Kurt Vonnegut Jr. fut publié par Scribner en 1952. Étiqueté « science-fiction » par la critique maigrelette qu’il suscita à sa parution (« Je parle bien d’aujourd’hui », s’insurgea alors l’auteur), l’ouvrage se vendit mal.
La renommée ne viendrait à Kurt Vonnegut (1922-2007) que dix-sept ans plus tard, en 1969, quand Slaughterhouse 5 or the Children’s Crusade serait, lui, un succès de librairie assurant la gloire de son auteur. Vonnegut rapporte là, sur le mode du désarroi et dans le style de la dérision, son aventure de prisonnier de guerre américain, capturé lors de la bataille des Ardennes en décembre 1944 et ne survivant au bombardement de Dresde, où il a été emmené, que pour s’être enfermé parmi les carcasses dans une chambre froide, au troisième sous-sol d’un abattoir. Le livre était porteur du message pacifiste qu’attendait l’Amérique, tout spécialement sa jeunesse écœurée par la guerre menée en son nom en Asie et dont elle était à la fois le bras armé et la victime sacrificielle.
Si le titre de cet ouvrage fut traduit, conformément à l’usage, en Abattoir 5 ou la Croisade des enfants, Player Piano subit, vingt-trois ans après sa publication, l’avanie d’être appelé Le Pianiste déchaîné. Incongruité inexplicable – car il n’est question nulle part dans le roman d’un pianiste, a fortiori déchaîné – due sans doute à une confusion dans le chef de la traductrice entre « piano player », ce qui veut dire « pianiste », et « player piano », le nom en anglais du « piano mécanique ».
Cet automate réjouissant apparaît bien dans le roman en tant que symbole même du monde nouveau décrit par Vonnegut et dont il entend dévoiler la nature cachée aux yeux éberlués de lecteurs au nez toujours chaussé de lunettes aux verres devenus déformants, car reliques d’un autre âge.
La scène se déroule dans un bar où s’encanaille le héros du roman, Paul Proteus, transgressant par sa présence en ces lieux la séparation implicite mais devenue irréversible entre ceux qui ont été irrémédiablement remplacés par la machine et ceux qui travaillent encore au titre de ses servants : ses instructeurs et superviseurs.
Bien que Proteus soit l’un des ultimes barons d’un univers quasi entièrement mécanisé, adepte attardé de l’antique fierté de l’ouvrage bien faite, son cœur continue de « battre à gauche ». Il ne peut ainsi s’empêcher de se frotter aux travailleurs de jadis, devenus des désœuvrés sans lendemain.
Au moment où le projecteur se tourne vers le piano mécanique, Proteus, accoudé au comptoir, vient d’être reconnu par un vieux de la vieille qui l’apostrophe et qui oscille entre l’admiration qu’il porte à un vainqueur du nouveau monde automatisé et le ressentiment qu’il éprouve envers un complice de l’avènement d’une société fracturée en deux secteurs désormais séparés par un gouffre. Le vieux s’avisant de quémander du boulot pour l’un de ses fils, Proteus, dans ses petits souliers, improvise, cherchant désespérément une voie de sortie :
« “Il devrait peut-être se faire dépanneur.”
L’homme fit entendre un râle. Découragé, il se tassa. “Du dépannage. Entreprise de dépannage, soupira-t-il, combien de boîtes de dépannage une ville comme la nôtre peut-elle compter, hein ? Une boîte de dépannage, mais oui, pourquoi pas ? J’allais en ouvrir une quand on m’a viré. Et Joe aussi allait en ouvrir une, et Sam, et Alf, lui aussi. Nous nous débrouillons bien tous avec nos mains, et c’est pour ça que nous ouvrirons des boîtes de dépannage. Un réparateur par ustensile cassé dans la ville. Et pendant ce temps-là, nos femmes deviendront couturières : une couturière par femme dans notre ville.” »
Sur quoi le vieillard se dirige vers le piano mécanique qui se trouve là et, glissant une pièce dans la fente, il dit : « De la musique ! » Et commentant la manière dont les touches se meuvent d’elles-mêmes : « Regardez ! regardez ces deux-là qui montent et qui descendent, Docteur ! Juste comme si un type mettait son doigt. Regardez comme elles bougent ! »
Et, la musique s’étant tue : « Ça vous donne la chair de poule, pas vrai, Docteur ? de voir ces touches qui montent et qui descendent ? C’est presque comme si on devinait là un fantôme jouant de tout son cœur ! »
Ce thème des salariés d’autrefois, désormais laissés pour compte, sera repris dans les livres que Vonnegut écrira par la suite sous la forme générique du mépris qu’éprouvent ceux qui travaillent pour ceux qui ne le font pas ou qui ont cessé de le faire. Du moins quand ces derniers sont pauvres, le riche oisif ayant toujours suscité – sauf en de rares époques d’esprit rebelle – l’admiration respectueuse. Vonnegut offrira à ce mépris une ascendance inattendue pour nous qui ne sommes pas du Nouveau Monde : ce serait celui qu’éprouve le travailleur libre envers le travailleur asservi, dont la protestation devant son sort se manifeste par la résistance passive, la volonté d’en faire le moins possible : l’esclave enlevé autrefois de sa patrie, l’Afrique. « La terreur, la culpabilité et la haine que ressentent les Blancs pour les descendants des victimes d’un crime incroyable que nous avons commis il n’y a pas si longtemps : l’esclavage humain », dira-t-il lors d’un entretien en 1973.
Anthropologue de formation, Vonnegut jeta sur son pays le regard d’un hérétique, dynamitant ses mythes les plus chers, comme à l’accoutumée aussi les plus complaisants, tel celui du sans-travail comme mauvaise herbe ne devant s’en prendre qu’à lui-même, thème aujourd’hui repris dans de fameux propos : « Du travail ? Je traverse la rue et je vous en trouve ! », écho persistant d’une mémorable brioche. Mais il alla plus loin encore : de ces addictions de toutes sortes dont on nous dit qu’elles sont l’aboutissement de calamiteux choix personnels ou, plus charitablement, qu’elles sont l’effet d’une maladie, Vonnegut affirme qu’elles n’ont qu’une seule cause : elles sont le fruit des inégalités, et la concentration de la richesse les répand. Voici ce qu’il en dit dans le même entretien de 1973 :
« Eh bien, des milliers de gens dans nos sociétés ont découvert qu’ils étaient trop stupides, trop peu attirants ou trop ignorants pour s’élever dans la société. Ils ont pris conscience qu’ils n’arriveraient jamais à avoir une belle bagnole, une belle maison ou un bon boulot. Car ce n’est pas donné à tout le monde, n’est-ce pas ? Il faut être très aimable. Il faut avoir belle mine. Il faut avoir des relations. Et ils ont réalisé que si vous êtes perdant, si vous ne vous élevez pas dans notre société, vous vivrez au sein d’une grande laideur, et que la police cherchera à vous y ramener chaque fois que vous tenterez d’y échapper. […] Alors, que faire ? On peut changer son esprit. On peut changer ce qui se passe à l’intérieur. […] Et cela me frappe comme étant à la fois atroce et risible que nous partagions dans notre culture cette attente qu’un homme soit toujours capable de résoudre ses problèmes. Il y a ce présupposé qu’avec un petit peu plus d’énergie, en étant un peu plus combatif, le problème pourra toujours être résolu. »
La violence de tels propos n’empêchera cependant pas Vonnegut, dans une nouvelle de 1961 intitulée « Harrison Bergeron », de ridiculiser une société qui tenterait d’éliminer toutes les formes d’inégalités en imposant un handicap à quiconque décollerait du niveau standard : enlaidissant délibérément les plus beaux en leur faisant porter un masque de « personne ordinaire », alourdissant les ballerines les plus gracieuses de sacs de chevrotines ou vrillant le cerveau des plus intelligents par des sons inopportuns en vue d’interrompre le cours de leurs raisonnements trop brillants. Cette satire offrira à Vonnegut l’occasion de confirmer la thèse éminemment pessimiste qui fit sa renommée : à la plupart des problèmes auxquels la condition humaine est confrontée, il n’existe décidément aucune solution.
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