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Greta Thunberg est une adolescente suédoise de bientôt 16 ans, célèbre pour avoir lancé une « grève de l’école pour le climat » et pour manifester toutes les semaines devant le parlement suédois afin d’exiger une action politique à la hauteur de cet enjeu. Elle est atteinte du syndrôme d’Asperger, dont certains porteurs présentent une intelligence hors norme, ce qui semble le cas pour elle.
Greta Thunberg incarne au sens propre notre futur, elle est la génération future qui prendra les rênes de la cité un jour. Mais seulement si cette cité humaine existe encore.
Car la question que pose Greta est la suivante : vais-je avoir un futur ? Aurons-nous un futur ? Et son exigence est en conséquence : j’exige d’avoir un futur ! Vous qui avez actuellement les rênes de la société, agissez de sorte que j’aie une chance raisonnable d’avoir un futur ! Ce qui n’est pas le cas actuellement.
Ce n’est pas sans rappeler la maxime du philosophe et écologiste allemand Hans Jonas, dans son Principe Responsabilité : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Jonas y lie la responsabilité de la femme et de l’homme d’Etat à celle, archétypale, des parents vis-à-vis de leur enfant. Le politique doit répondre vis-à-vis de la communauté des citoyens de l’existence et de l’avenir de cette communauté comme le parent doit répondre vis-à-vis de son enfant de son existence et de son avenir. Greta nous somme de répondre, d’être « responsables » de nos actes vis-à-vis d’elle, de son existence et de son avenir. Elle nous somme de répondre au visage qu’elle nous présente, le visage du futur, un visage humain qui devrait nous affecter tous. La fragilité de son visage nous demande de répondre à la question, selon le philosophe lituanien Emmanuel Lévinas, du « que m’as-tu fait ? », ce qui est le condensé de la responsabilité.
Car voilà où nous en sommes : nous ne sommes plus certains d’avoir un futur, individuellement et collectivement, à terme temporel « humain ». Nous ne sommes pas certains que l’espèce humaine, que la culture humaine, que la population humaine, c’est-à-dire la triade qui forme le concept d’Humanité, existera encore dans 3 siècles, voire 1 siècle, voire moins peut-être.
Cela parce que nous sommes sur une trajectoire manifestement délétère, qui nous mène mécaniquement à l’effondrement de la capacité de support de la Biosphère et partant, à un effondrement sociétal global, qui serait la résultante d’une multitude d’effondrements locaux en série.
Depuis qu’il existe, l’humain se sait mortel. Depuis l’antiquité, les civilisations se savent elles-aussi mortelles. Depuis l’explosion de la première bombe atomique, l’Humanité s’est découverte potentiellement mortelle. La différence fondamentale entre ces trois niveaux de prise de conscience c’est que, contrairement aux individus et aux civilisations, l’Humanité ne mourra qu’une seule et dernière fois.
Aujourd’hui, le scénario de la mortalité de l’espèce humaine toute entière, qui a toujours eu une probabilité supérieure à zéro comme pour toute espèce vivante, a vu sa vraisemblance augmenter de manière drastique. Le scénario d’extinction est devenue le « baseline scenario », le scénario de base, qui ne fait que prolonger mécaniquement, par simple extrapolation, les tendances du « business as usual ». Sauf inflexion majeure de la trajectoire sociétale, nous nous dirigeons de façon certaine, « à mesure que t tend vers l’infini », vers l’effondrement globale et l’extinction.
Bien sûr l’Humanité a toujours eu une fin certaine, « à mesure que t tend vers l’infini ». Mais c’est la proximité (relative ?) du fait monstrueux qui menace désormais toute construction existentielle individuelle et collective que nous pourrions tenter de formuler. Sans futur, comment construire son présent ? Comment construire le présent de la cité ? C’est la nouvelle tragédie de l’existence.
De facto, la condition humaine vient de changer, ces quelques dernières années : l’Humanité a perdu son futur. Et donc une partie essentielle de la fondation de bien des « modalités existentielles », c’est-à-dire de la plupart des « raisons d’exister, de vivre ». C’est d’ailleurs cette destruction consciente du futur par la société qui mène nombre de militants de l’écologie à la dépression et au burnout. Et c’est ce malaise qui se répand insidieusement dans toute la société et qui nous rend pareils à des zombies, somnambules, cyniques, apathiques et nihilistes.
En cherchant bien, ce phénomène de « fin du futur » s’est déjà produit pour des parties importantes de l’Humanité, comme lors du génocide des Juifs en Europe durant la seconde guerre mondiale. Dans les camps d’extermination, certains ont dû faire face à la fin de leur futur : la fin de leur propre vie, la fin de leur famille toute entière, de leur culture et de leur descendance. Conduisant de nombreux individus au suicide. Mais cela n’était jamais arrivé pour l’ensemble de l’Humanité.
Greta et des millions d’enfants attendent notre réponse, nous les adultes. Nous ne pourrons répondre à Greta que si nous prenons nos responsabilités, que si nous devenons tous des femmes et des hommes politiques dans la cité, c’est-à-dire des citoyens, que si nous nous rebellons collectivement contre cette fatalité, en nous réappropriant par exemple l’éthique du midi et la philosophie des limites chère à Albert Camus (Le mythe de Sisyphe et L’homme révolté). Une éthique qui accepte la tragédie et l’absurde de l’existence mais qui ne s’y résigne pas, qui se révolte et qui cherche à retrouver la tempérance des anciens Grecs, cette pensée du midi, de la modération, du juste milieu, de la reconnaissance des limites face à une mythologie de l’illimité. Les limites de l’espèce humaine, celles de la Terre, celles de notre civilisation. Une pensée qui rende une place authentique pour l’humain dans l’existence.
Alors nous pourrons répondre à Greta, en la regardant dans les yeux, confrontés à la fragilité de son visage et du nôtre : « Nous ne sommes que des enfants qui ont grandi trop tôt, faibles et inconséquents, refusant comme des adolescents les limites du monde. Mais ce sont nous les adultes et toi l’enfant, et nous sommes responsables de toi. Et même si nous ne pouvons garantir que ton futur sera parfait, nous allons tout faire pour devenir adultes, pour t’offrir une vie authentiquement humaine sur cette terre, et pour que perdure cette possibilité le plus longtemps possible. »
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