Retranscription de Brexit, contrepouvoirs et effondrement généralisé, le 14 décembre 2018. Merci à Eric Muller et moi-même (pour les bouts dont YouTube n’a pas voulu) ! Ouvert aux commentaires.
Vidéo complète ici :
Bonjour, nous sommes le vendredi 14 décembre 2018, et l’autre jour, j’avais entrepris de vous écrire un billet sur le Brexit mais vous n’avez jamais pu deviner que c’est de cela que je voulais vous parler parce que j’ai pensé qu’il fallait d’abord faire une introduction sur la collapsologie, où j’allais poser la question de savoir si le Brexit est un exemple de système qui s’effondre, et, une fois que j’ai commencé à parler de collapsologie, je me suis dit qu’il fallait penser à la manière dont les états qui sont les nôtres peuvent s’effondrer, et une réflexion m’est venue sur le fait que ce sont les contrepouvoirs qui craqueront les premiers, et que si un ennemi d’une nation voulait encourager son effondrement, il ferait un effort tout à fait particulier pour s’en prendre à ces contre-pouvoirs et, un exemple qui me venait de l’actualité, c’est bien sûr les attaques qui sont portées contre les journalistes, en particulier dans les manifestations des « Gilets jaunes » mais aussi, en dehors de cela, parmi des partis qui se présentent pourtant comme étant des partis de type démocratique et en faveur de la survie de nos nations occidentales.
Alors, cette fois-ci, je ne vais pas me laisser perdre en route. Je vais commencer par vous dire que je parle du Brexit, et c’est peut-être incidemment, par la suite, que je vous parlerai des contrepouvoirs et de la collapsologie en général.
Vous avez dû le voir, les affaires de Mme. Theresa May ne s’arrangent pas. Elle a dû faire marche arrière, il y a quelques jours, à toute allure devant un vote qui s’annonçait beaucoup trop défavorable sur sa proposition de formule pour le Brexit. Ça s’est transformé en vote de méfiance, de défiance à son égard, dont elle est sortie vainqueur par une majorité qui peut sembler confortable, mais le fait qu’il y a, si j’ai bon souvenir, cent dix-sept députés [correct] de son propre parti conservateur qui ont voté contre elle, évidemment, est un très mauvais signe.
Alors qu’est-ce qu’elle a dit ? Elle s’est rendue compte que sa proposition de Brexit, sa formule n’était pas du goût de son parti. Elle s’est retournée vers les partenaires de l’Union européenne – dont la Grande-Bretagne essaie de sortir – en demandant quelques concessions de ce côté-là. Et ce qui se passe, c’est qu’à la grande surprise et au grand désespoir des Britanniques, il n’y a pas de mains qui se tendent par là pour dire : « On va vous sortir de ce très mauvais pas ! » C’est-à-dire que s’il y avait effondrement de la Grande-Bretagne, pour le moment le reste de l’Union Européenne ne fait pas de geste en sa faveur. Pas de cadeau à Mme Theresa May pour son Brexit, ni à toute forme de Brexit : « Si vous voulez sortir de l’Union européenne, ce n’est pas nous qui allons vous aider ! », a dit en particulier M. Juncker tout à l’heure.
À quoi est-ce que cela devrait nous conduire, en termes de remarques générales et de conclusion ? La première, je crois, c’est que les efforts qui sont faits maintenant pour « dés-intégrer » les choses qui se sont intégrées, sont des tentatives qu’il ne faut probablement pas encourager. Nous avons je crois de l’ordre de 200 pays [195] – et c’est déjà bien difficile de les amener à voter ensemble sur une motion quelconque – et si on se retrouvait bientôt avec quatre cents pays, six cents pays ou huit cents pays, les choses ne s’arrangeraient pas. On oublie…. les gens qui nous parlent de souverainisme, qui nous parlent, voilà, de rester à notre niveau, entre nous, oublient qu’ils parlent au nom de pays dont les multiples provinces ont mis beaucoup de temps à s’intégrer pour produire l’unité qui est aujourd’hui la France, qui est aujourd’hui l’Italie, les États-Unis aussi, l’ancienne URSS – mais même la Russie, c’est un ensemble de régions qui ont leurs particularités -, l’Allemagne, tout ça, ce sont des pays qui se sont constitués à partir d’unités plus petites en essayant d’intégrer un tout, et comme nous sommes aujourd’hui dans une situation où il faut absolument que nous résolvions ensemble des questions comme la disparition des ressources, comme les dangers liés au réchauffement climatique, etc., ce n’est pas en étant des poussières d’état supplémentaires que nous allons résoudre les choses puisque nous devons, nous, nous mettre d’accord sur ce qu’il faut faire.
Alors, est-ce qu’une disparition de l’Union européenne serait une bonne chose ? Les gens qui critiquent l’Union européenne, qui critiquent l’euro, etc. c’est toujours à partir des défauts, des défauts de ces choses : c’est parce que l’euro est une construction inachevée, c’est parce que l’Europe est devenue une Europe des marchands – la zone euro également – mais, est-ce que ça veut dire que la tentative elle-même d’intégration est une mauvaise chose ? La littérature d’extrême droite nous le répète à l’infini, eux qui nous parlent de « gouvernement mondial », de complot de ceci ou de cela – dont des complots à relents racistes divers. Non. les tentatives d’intégration sont des bonnes choses, et s’il y a peut-être une leçon peut-être à tirer du Brexit, du vote du Brexit et de l’incapacité du Royaume-Uni à se tirer de cette affaire, c’est sans doute ça : les solutions devront être des solutions par le haut et pas des solutions par le bas. Ce n’est pas par la « dés-intégration » qu’on arrivera à quelque chose. Parfois, il n’y a pas moyen de faire autrement, comme on l’a vu à la mort de Tito avec la désintégration de la Yougoslavie : nous avons maintenant là un ensemble de nations souveraines, là où il y avait la Yougoslavie dans son ensemble, mais vous avez vu à quel prix ! La Grande-Bretagne est en train de nous montrer ce qu’une « dés-intégration » peut produire, et les autres, le corps des autres vingt-sept nations essaie de se défendre contre un risque de contagion. Ils font front-uni, ce qui est la moindre des choses.
La question suivante c’est : est-ce que l’on a affaire, avec ce qui se passe autour du Brexit, est-ce que l’on a affaire à un effondrement généralisé, ou bien, est-ce qu’on est encore dans les limites, je dirais, des variations qu’un pays peut subir sans entrer dans l’effondrement ? Et quand je parle de variations qu’un pays peut subir, je parle même de crises très très grave comme d’une révolution de type de la Révolution française – la France a survécu à cela – il y a même eu une tentative, aussitôt, une tentative de sortie par le haut, d’intégration de l’Europe toute entière – dans des conditions qui ont fait que ça n’a pas marché, et dans des conditions qui n’auraient pas été celles, je dirais, d’un régime de type démocratique puisqu’il s’agissait de la création d’un empire par un certain Napoléon Bonaparte, mais si on peut dire une chose en sa faveur, c’est quand même qu’il a essayé de sortir par le haut, et en particulier que le droit napoléonien, c’est une chose qui non seulement est toujours là, mais c’est quelque chose qui fait référence et donc qui reste toujours une bonne base pour partir.
Alors, est-ce qu’on a affaire dans le cas de la Grande-Bretagne en ce moment, du Royaume-Uni, est-ce qu’on a affaire à quelque chose qui est de l’ordre du collapse, de l’effondrement généralisé ? Et là, à ce moment-là, il faut se tourner vers les contrepouvoirs : les institutions qui sont là pour protéger un système de l’effondrement total. Il est révélateur qu’il n’y a pas, en Grande-Bretagne, de tentative, manipulée de l’extérieur ou spontanée, de s’en prendre en particulier aux journalistes. Il n’y a pas ce que l’on voit ici, je dirais, un débat – même dans les colonnes du blog de Paul Jorion – des commentaires qui vous donnent des exemples ou des liste d’organes de presse appartenant à des gens richissimes, et qui tentent de vous trouver là la preuve que les journalistes ne font pas leur métier. Non. Si les journalistes ne font pas leur métier, il y a deux façons de le constater : d’abord qu’ils disent des choses fausses – et le système de référence « vrai et faux » reste vrai malgré toutes les tentatives, je dirais, de différents efforts de propagande, de nous convaincre que la ligne serait en train de disparaître entre le vrai et le faux, non, il y a des faits qui sont avérés, il y a moyen de dire si quelque chose s’est passé ou non. Il peut rester, après, quelques versions différentes sur les détails, mais sur l’ensemble, il y a moyen de se mettre d’accord si quelque chose s’est passé véritablement ou non. Et donc, de ce côté là, dans mon expérience, les journalistes font leur boulot correctement. Ils ne vous racontent pas des fadaises et, si il y a des erreurs, eh bien voilà, on met au point, on dit qu’on s’était trompé, et on continue de le faire.
L’autre question c’est : est-ce que les journalistes ne parlent pas de certaines choses, parce que, justement, il y aurait une censure, ou bien une autocensure : il y aurait des choses dont on ne parlerait pas. C’est vrai ! C’est vrai d’une certaine manière : c’est vrai qu’il y a des choses dont on parle moins. Mais il n’est pas vrai que dans des systèmes comme les nôtres, il y ait des choses dont personne ne parle, et on sait que c’est typique de la propagande de pays étrangers de dire : « Voilà une chose qu’on vous cache entièrement : voilà une chose dont on ne peut absolument pas discuter dans votre pays ! » Enfin on ne le dit pas comme ça puisqu’on cache que c’est une puissance étrangère, mais on répand dans la population l’idée qu’il y a des choses dont on ne parle absolument pas, parce que c’est caché par le pouvoir.
Et dans les cas récents d’enquête sur les ingérence de la Russie dans d’autres pays, on peut voir que, souvent, les fausses nouvelles qui sont répandues, le sont avec un titre accrocheur du type « « On nous cache que… », « Personne ne nous parle de…» , etc. etc. et vous m’envoyez malheureusement, certains d’entre vous m’envoyez, des courriers de ce type-là (« on nous cache que », « on ne parle absolument pas de » ceci ou cela) et le fait est qu’on en parle, on ne parle que de cela dans Spoutnik ou RT ! Donc, il n’est absolument pas vrai qu’on n’en parle pas. Non, on en parle, mais on en parle à un endroit particulier, et il y a d’autres endroits où l’on n’en parle pas, éventuellement parce que c’est faux.
Mais il est vrai que la structure de la presse fait qu’il y a des cas de censure, mais à ma connaissance, ils sont en général dénoncés assez rapidement. Quand par exemple, Monsieur Machin, qui est à la tête d’une grande chaîne de télévision, met tout son poids pour que tel reportage n’ait pas lieu, le lendemain, sur Médiapart, sur le Blog de Paul Jorion, à différents endroits, parfois même dans la presse de type absolument classique on en parle, on fait des articles là-dessus. Il est vrai qu’il y a une certaine autocensure. Moi, je ne l’exerce jamais. Mais, voilà, il y a un peu plus de dix ans que je fais des chroniques pour le journal Le Monde et que, parfois, j’ai décelé dans des remarques – qui ne sont pas des interdictions véritables, mais dans des remarques qui me sont faites – une sorte de pression que « ce sujet-là, on en parle peut-être un peu trop… » (c’est l’inverse !) ou « vous n’avez peut-être pas pris l’angle de ceci-cela… », et il est arrivé, il y a eu un cas récemment où l’on m’a, de fait, interdit de parler de tel ou tel sujet – pour la bonne cause ! – et il se fait que l’autre journal dans lequel ces mêmes chroniques sont publiées, l’autre journal a publié l’information dont je parlais, et ça n’a posé aucun problème.
Alors, de ce coté-là, l’Angleterre ne va pas mal. Il n’y a pas d’attaques systématiques sur les journalistes, il n’y a pas de tentative de mettre en cause ce contrepouvoir. Ce qui est en train d’être testé, c’est la capacité des contrepouvoirs, des institutions et des contre-institutions, comme par exemple le Shadow Cabinet, le fait qu’il y ait en Angleterre, un cabinet ministériel parallèle créé par l’autre parti, qui répond de manière systématique à ce qui est proposé par l’un ou par l’autre, ces choses-là ont l’air de résister jusqu’ici, mais on voit des craquements, on voit des fêlures, et qui ne sont pas liées simplement au fait que les deux grands partis, travailliste et conservateurs, sont clivés sur cette question du Brexit mais, comme aux États-Unis, avec un Président qui ne respecte aucune des règles implicites, on voit apparaître rapidement qu’il y a aussi des règles implicites et que l’on pourrait être tenté – les uns ou les autres – de jouer sur le fait que ces règles sont seulement implicites et qu’on pourrait jouer contre elles. Un bon exemple – là ce n’est pas en Grande-Bretagne mais c’est aux États-unis – c’est M. Trump disant : « Puisqu’il n’est écrit nulle part que je ne peux pas m’accorder à moi la grâce présidentielle, je n’hésiterai pas à le faire ! »
Ce qu’on voit en ce moment, c’est justement, ce n’est pas simplement sur les questions des contrepouvoirs, des contre-institutions, mais ce sont différents partis, ce sont différentes personnes au pouvoir qui jouent sur le fait qu’il y ait en arrière-plan un système de bonnes manières qui n’a pas nécessairement été écrit entièrement parce qu’on n’imaginait pas que de tels gougnafiers arriveraient jamais au pouvoir, parce que ça paraissait exclu par le bon fonctionnement des institutions. Donc, question que l’on se pose aux États-Unis : est-il possible pour quelqu’un, en tirant parti justement de l’implicite et de l’explicite, de faire sauter le système ?
Jusqu’ici, là aussi, le système résiste pas mal : les contrepouvoirs marchent, des élections libres sont organisées, on ne parle pas de tricherie massive mais simplement à des niveaux extrêmement locaux, et il est possible de renverser une majorité. Même chose, jusqu’ici, en Grande-Bretagne. Le pays semble avoir résisté à la désorganisation qui résulte de cette très très mauvaise initiative, c’est à dire initiative de « dés-intégration », et qui achoppe, justement, sur un endroit où l’intégration était, a été nécessaire, absolument indispensable pour que la paix s’installe. Vous pensez, bien entendu, au nord de l’Irlande, et à la nécessité qu’on ne réintroduise pas une frontière dure à l’intérieur de l’Irlande. Si vous regardez les développements d’hier et d’avant-hier, tout ça, c’est toujours autour de ce qu’on appelle le backstop, c’est-à-dire la solution, à partir de l’Irlande, de l’impossibilité de faire marche-arrière, parce qu’en faisant marche-arrière, on reviendrait dans une situation où seraient reconstituées les conditions pour une guerre civile – qui a été une guerre civile affreuse, qui a duré énormément et qui a conduit à pas mal d’atrocités d’un côté et de l’autre.
On ne peut pas faire marche-arrière par rapport à un certain type d’intégration. Les Britanniques sont en train de le découvrir. Cette question de l’intégration de l’Irlande ne permet pas la marche-arrière et si on parvenait à le faire, je suis certain que là on aurait la preuve d’un effondrement possible – avec le retour possible, par exemple, d’attentats ou de violences en Irlande du Nord – parce qu’on a essayé de sortir de l’Union européenne.
Donc jusqu’ici, c’est un peu cela que je voulais dire l’autre jour, mais je crois que je peux le dire maintenant : on n’est pas encore – ni en France, ni aux États-Unis, ni au Royaume-Uni – dans une situation de véritable effondrement, mais si les prévisions sont exactes qu’un effondrement va avoir lieu si on ne s’attaque pas aux cadres mêmes qui empêcheraient un effondrement, qui empêcheraient que ce que les collapsologues dénoncent ait lieu, il faut faire très attention. Il faut faire très attention aux pouvoirs en place, aux contrepouvoirs, et à ce que je viens de signaler cette fois-ci, la possibilité, pour des démagogues, de jouer sur le fait que toutes les règles ne sont pas écrites de manière explicite, et que dans les interstices – qui avaient été laissé là parce qu’on croyait que la décence ordinaire, que les « bonnes manières » allaient survivre de toute manière – qui permettent à des personnages de jouer là, ou à des démagogues, sur un plan politique, de parler du retour, de retour à la nation, de retour à ceci ou à cela, à telle ou telle valeur, et qui ferait que, en fait, ils apparaitraient comme les agents d’un effondrement plus généralisé, qui risque à ce moment-là de devenir contagieux. Imaginons que, au sein de l’Alliance Atlantique – où les États-Unis jouent un rôle majeur dans un équilibre des forces – imaginons que véritablement les États-Unis se retirent, et une situation se présenterait qui serait une situation neuve mais qui, en même temps, pourrait conduire à un effondrement généralisé.
Alors voilà, je crois qu’il faut avoir l’oeil là-dessus : sur la possibilité d’un effondrement généralisé. De la même manière que … tiens, je vais prendre l’exemple justement de 2008. Qu’est-ce qui m’a permis – cela me vient comme ça – qu’est-ce qui m’a permis de parler de la crise des subprimes ? C’est parce que j’imaginais qu’un effondrement généralisé était possible au sein de la finance. C’est peut-être ça, et nous sommes quelques-uns, nous sommes une demi-douzaine qui avons prévu cette crise des subprimes, ce que nous avions en commun, parce que nous n’avions pas grand chose en commun, M. [Nouriel] Roubini, M. [Steve] Keen, moi-même et quelques autres, nous n’avions pas grand chose en commun sauf peut-être ça : que nous avons imaginé qu’un effondrement généralisé était possible, ce que l’ensemble des autres n’avait pas imaginé. Pensez à Monsieur Greenspan à la tête de la Federal Reserve qui, en 2006, nous dit « nous avons atteint l’altitude de croisière et nous sommes en pilote automatique », ce monsieur-là n’était pas prêt à parler d’un effondrement éventuel. Ça n’apparaissait même pas sur son écran radar.
Voilà, allez, une petite réflexion sur le Brexit et sur des choses qui sont liées aux cadres dans lesquels cet effondrement éventuel est en train de se dérouler.
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