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L’irruption protéiforme des manifestations des Gilets Jaunes » ouvre une béance :
A la fois pour les géographes et sociologues (les pistes analysées par Aurélien Delpirou dessinent au mieux une peau de léopard).
Et pour les journalistes et corps intermédiaires (les éditorialistes ou syndicalistes et défenseurs des minorités qui ne cherchent plus à savoir de quel lard ou cochon cela est fait, mais tendent la cuiller ou la fourchette).
Et pour les gouvernants et hommes politiques (qui découvrent qu’ils ne furent institués que par un machin imprévisible appelé « le peuple », qui se tait pendant pas mal de décennies, avale les N lois Travail avec un simple rôt de nourrisson, mais peut se réveiller en tsunami en quelques jours).
Quel philtre magique a pu agir pour déclencher de l’action collective si imprévisible et imprévue ? Ma réponse est que la cristallisation est arrivé par l’objet technique qu’est la voiture. … Quoi, m’objecte-t-on ! Cet objet en risque d’obsolescence à l’heure d’internet et de ses vraies innovation,cet objet dont la seule nouveauté, charitablement, sera d’être électrique pour « verdir » nos déplacements (Lithium suspend ton vol) ?
Oui mais non. C’est que la voiture était le médiateur d’une certaine liberté, et d’autant plus qu’on s’éloigne des centre-villes, pas besoin d’être grand systémicien pour l’affirmer. Cette liberté était précieuse il y a trente ans, quand faute d’internet, on se retrouvait aller à la fête qu’on connaissait dans un réseau d’ami.e.s (au sens d’avant Facebook !), fût-elle à 40 km ou à 400 km de chez soi.
Or, de soupape de liberté, la voiture est devenue en quelques décennies un peu autre chose : l’assurance minimale d’une vie en circuit un tant soit peu ouvert.
La peau de léopard géographique de nos zones, pavillonnaires ici, périurbaines là, malgré ses complexités, n’a pas réussi à dissiper les confinements, assignations à résidence, effets de ghettos. Et « l’assistance » d’internet n’y aide pas, les « like » étant avant tout des amplificateurs de différenciation.
En même temps, le transport routier s’engorge. Les « restos de routiers » avec leur côté « corporation sympa » sont un souvenir du passé, les camions attendent en lot près des entrepôts logistiques ou sur des aires à l’écart, et à l’autre bout de la chaine, les plateformes Uber ou celles de livraisons à vélo ont institués des populations et des activités pour lesquelles le goudron rime plus avec esclavage qu’avec émancipation.
Tout cela a chargé l’objet « voiture » d’ambiguïté : rempart contre l’isolation, et fragile car déjà porteur des crises à venir.
Je dis donc simplement que ce qui arrive, c’est parce qu’on a touché à cet artefact qu’est la voiture, déjà mal en point comme symbole comparé à l’idéal qu’il fut, mais encore vécu comme indispensable du « pouvoir-vivre » sinon du « savoir-vivre » dans les replis des taches du léopard. Et c’est logiquement son seul vêtement symbolique, le gilet jaune passant pour bonnet phrygien, qui permet à la multitude victime des politiques économiques en cours (du gouvernement Macron et de ceux d’avant, aveugles à l’agonie du capitalisme) de s’unir en bandes, de coaguler et faire valoir quelques atomes de solidarité.
Et de le faire pas n’importe où : aux endroits qui sont les interfaces entre humains (ou choses humaines) et voitures (rond-point : on y décide quelque chose ; péages : on y paye quelque chose; que je sache, il n’y a pas eu trop de blocage de centre commerciaux, une sorte d’intelligence objective peut-être). Ce n’est pas un hasard, c’est un signe à lire,
En somme, le peuple de 2018 s’est trouvé ressentir la pression économique à l’endroit où, si souvent, son peu de liberté s’accrochait, sur cet outil de la voiture déjà un peu mal fichu et mal compris (qu’on songe à la surprise de Renault quand les Dacia se vendirent en France comme des petits pains). Il a suffit d’un impact pas plus grand que celui sur nos corps des aiguilles d’acupuncture (vitesse à 80, prix du diesel et de l’essence) pour que tout le corps social devienne un « peuple du gilet », et se rende compte de sa souffrance.
La conclusion logique est qu’il n’y aura pas de porte-parole et que le flottement politico-médiatique, redouté des politiques, va être la règle dans les jours et mois qui viennent (même pas de fake news ! Et aucun exutoire n’existe dans les partis actuels: voit-on M. François Bayrou appelé à la rescousse pour sauver les meubles de Jupiter ?). Faute de pouvoir distribuer des satisfactions dans les replis de la France, dans les taches de la peau du léopard, la pression pourrait bien se concentrer de proche en proche sur autre-chose. Et on peut dire ici plus qu’ailleurs qu’il faudrait en profiter pour mettre des coins dans certaines fissures du capitalisme qu’ouvrira cette pression. La Place Publique est certes au départ une agora de piétons, il faut y faire place aux centaures modernes avec leur quatre roues, que la place devienne un pays, avec un peuple qui vit, un peuple qui a une âme.
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